arch/ive/ief (2000 - 2005)

19 mars, contribution théorique
by ned Monday, Mar. 07, 2005 at 11:25 AM

en vue de la marche des jeunes pour l'emploi organisée dans un consensus béat allant de l'extrème-gauche à la droite libérale, un petit texte de réflexion chopé sur internet...

Critique de l’heureux nouveau monde qui s’avance
--> une auto-interview de Los Amigos de Ludd*

Question : Qu’implique pour vous la référence à Ludd et aux luddites ?

Réponse : Les luddites étaient des travailleurs et travailleuses anglais(es) qui durant principalement la période allant de 1811 à 1813 menèrent un mouvement insurrectionnel et détruisirent la machinerie industrielle. Ils se donnaient pour nom collectif celui de Général Ludd ou Roi Ludd (ou noms semblables). Dans le monde anglosaxon il est aujourd’hui courant que quelqu’un qui s’oppose au progrès technologique soit péjorativement taxé de luddite, mais nombreux sont ceux qui depuis les années 1980 et 1990 ont arboré le drapeau du luddisme (avec plus ou moins de rigueur, il est vrai). L’occupation rurale en Espagne, les actions contre les cultures transgéniques en France, en Belgique ou au Royaume-Uni, les sabotages du train à grande vitesse en Italie, les mouvements paysans de résistance au Brésil ou en Inde, tous font eux aussi montre d’une rébellion contre le progrès techno-scientifique qui chaque fois révèle un peu plus ce qu’il est : la stratégie planifiée d’une exploitation sans fin. Plus concrètement disons que pour nous le luddisme est un exemple d’opposition populaire active à une technologie qui cherche à s’imposer par la tyranie industrielle du capitalisme.

Question : Je peux pourtant constater que votre degré d’activité n’est pas très élevé.

Réponse : Nous ne sommes pas précisément un mouvement de masse. Pour le moment nous nous limitons à diffuser un salutaire discrédit de la société industrielle.

Question : Mais dans quelle mesure pensez-vous que le luddisme est transplantable à notre présent ?

Réponse : Les transplants ne sont pas notre passion. La question est autre. Il faut voir que les luddites ont réagi contre un type de technologie qui était la manifestation évidente de la destruction accélérée de leurs communautés et de leurs manières de vivre. Les luddites n’ont pas seulement réagi contre les propriétaires des machines mais aussi contre le système machiniste lui-même et contre le type de production qu’il impliquait. Ce point est important. D’une certaine façon ils se rendirent compte que le mal était autant dans la possession et l’exploitation privée de la machinerie que dans un type d’organisation mécanisée de la production et du travail, qui à leurs yeux supposait l’irruption d’une nouvelle vie aux lois antisociales ; autrement dit, ils eurent l’intuition que la technologie industrielle pouvait seulement correspondre à une certaine forme d’exploiter la nature humaine à l’intérieur de son habitat : la forme capitaliste, qui détruit nécessairement les liens communautaires, isole les individus et les dépouille de tout moyen qui pourrait leur offrir une possibilité d’autonomie matérielle.

Question : Mais n’est-ce pas une façon trop bienveillante et idéaliste de juger le passé pré-industriel et ses communautés ?

Réponse : Notre époque nécessite des critiques plus sévères. Aujourd’hui la plus grosse idéalisation concerne le présent. Nous ne proposons pas un improbable retour au passé. Ce que nous tentons de rendre manifeste est que la société industrielle - avec son idéal de progrès - a falsifié toute notre vision du passé. Aujourd’hui nous savons que la création à échelle mondiale d’un Marché et d’un État - auparavant plus ou moins restreints aux cadres nationaux, à présent planétaires - a occulté l’histoire à petite échelle des formes d’organisation sociale et commnunale plus justes et rationnelles, et moins dévastatrices pour le milieu naturel, qui cohabitaient avec des formes de pouvoir ou avec des systèmes religieux qui, bien que nous les rejetions totalement, ne noyaient pas complètement, ou pas toujours, ou pas partout l’autonomie sociale de la communauté comme c’est le cas aujourd’hui. Ceci paraîtra une vérité suspecte pour les esprits progressistes actuels, qui tendent à considérer le passé comme une époque obscure et dépassée. Quand, de par le passé, les peuples se rebellaient contre l’iniquité et la justice arbitraire des puissants (noblesse, riche bourgeoisie, clergé ou Couronne) ils savaient au moins que c’étaient leurs moyens de subsistance - la terre, le bois, le blé ou les pâturages - qui étaient en jeu. Jamais ils ne séparaient leurs idéaux sociaux - aussi pauvres fussent-ils - de leurs moyens directs de subsistance (qui étaient encore en leurs mains) ni de leurs moyens directs d’auto-gouvernement (l’assemblée ou le "concejo" [1]). Aujourd’hui, n’importe quelle revendication sociale doit passer par la domination abstraite du marché, par la bureaucratie d’État ou le réformisme syndical. Tout conflit se plie aux médiocres exigences qui obéissent à la logique économique des puissants (que ce soit le pouvoir d’achat ou les droits civiques). L’identification de la richesse avec "l’argent" est aujourd’hui déjà une chose toute triviale, et ça l’est depuis les temps de Balzac, que presque personne ne se demande s’il existe une forme de vie qui ne soit pas marchandise achetable. On travaille sans repos pendant onze mois pour pouvoir regarder ou manger une truite d’eau douce, se baigner dans la mer ou fuir le terrible bruit des villes. Les congés payés sont la sinistre farce du pouvoir à ses esclaves. Dans la société du capitalisme industriel la plupart des luttes se concentrent sur le marchandage des conditions de vie déjà complètement détériorées : on demande une meilleure distribution des salaires, mais on ne se demande pas ce que l’on peut réellement obtenir par ces salaires (une sous-existence dans une banlieue urbaine ? De meilleures autoroutes sur lesquelles mourir plus vite ? Plus de clubs omnisports ? Consommer plus d’erzats ?) : le salaire est discuté, mais pas la nature même du travail salarié ; on exige une meilleure protection sociale pour faire face au Marché, mais l’on ne remet pas en cause l’existence antisociale du Marché elle-même ; on se réfugie dans l’État, et on oublie que c’est lui qui a rendu possible la transformation du terrain social en champ de bataille de la guerre économique du capitalisme. Pendant ce temps, la biosphère se désagrège face à une dilapidation croissante. L’exploitation capitaliste n’aurait jamais été possible sans l’industrialisation des nations et des peuples. L’opposition ville/campagne ne peut être une option de fin de semaine : c’est dans la destruction de toute la vie rurale et communautaire que réside l’origine de la domination totale dont nous pâtissons.

Question : Si j’ai bien compris, vous critiquez la société industrielle qui est aux mains du pouvoir capitaliste, mais vous accepteriez un type de société industrielle dirigée par le pouvoir auto-organisé du peuple...

Réponse : Vous avez plutôt mal compris. D’après nous, la société industrielle, son organisation du temps et du travail, sa nocivité et l’utilisation abusive de ses technologies est consubstantielle au modèle économique du capitalisme. Ces deux choses sont inséparables.

Question : Mais si vous êtes si intéressés par la critique de la société capitaliste, ne devriez-vous pas retourner à l’analyse marxiste de l’économie politique et abandonner les critiques tape-à-l’œil de la technologie et du progrès scientifique ?

Réponse : Nous pensons que la majeure partie de l’école marxiste a été fascinée par la révolution capitaliste de la production, comme par le machinisme ou la classe travailleuse urbaine. C’est là que commence le problème. Marx a salué la naissance de la classe prolétaire comme quelque chose de positif : il pensait que du négatif - la misère totale de la classe travailleuse industrielle - sortirait le positif - le communisme. Il considérait donc la révolution capitaliste et l’économie bourgeoise comme un moment critique mais nécessaire, le moment durant lequel se formerait la classe révolutionnaire qui prendrait le pouvoir. L’économie bourgeoise aurait imposé les conditions objectives pour ce changement fondamental : la destruction de tous les vieux liens communautaires et le dépouillement total des individus. Il s’agissait alors pour la classe travailleuse de prendre les rênes du mouvement progressif de l’Histoire laissant derrière elle le vieux monde. Nous pensons que cette vision de l’antagonisme social est pauvre et historiquement trompeuse. Nous ne considérons pas qu’il y ait en soi de progrès dans l’Histoire, ni que de l’extrême négatif doive sortir l’extrême positif. Le processus de dégradation sociale impulsé par la révolution industrielle capitaliste a détruit, de façon certaine, les liens avec un passé plein de lumières et d’ombres, mais n’a pas beaucoup aidé à ce que se forge une classe ayant une conscience claire de l’émancipation. Principalement parce que les générations nées de la rupture avaient perdu le trait d’union avec les pratiques de sociabilité directe, savoirs non fragmentés, biens communautaires, techniques de production simples, soutien mutuel, etc. Le marxisme le plus orthodoxe a accepté la vision progressiste de l’histoire héritée de la pensée libérale capitaliste. Il a béni la Science et son application industrielle.

Question : Vous considérez aussi la Science comme un allié objectif du pouvoir capitaliste ?

Réponse : La simple formulation de cette question est déjà une réponse. À l’ère moderne, la Science nécessite de grandes quantités de moyens et un gigantesque champ d’expérimentation pour développer ses recherches, les entreprises et l’état les lui fournissent : l’argent, et le corps social tout entier sur lequel expérimenter ses dernières trouvailles. En échange, la Science doit accepter des critères de productivité élevés, spécialisation, division du travail et discipline industrielle... ah !, et un rigoureux silence complice quand une expérience dérape et engendre une catastrophe, ce qui n’est pas peu fréquent.

Question : Il me semble que vous vous amusez à terroriser les gens en présentant une image de la technologie et de la science comme produits d’un cauchemar totalitaire. Vos jugements serviraient peut-être à une époque - la plus obscure - de la civilisation industrielle. Mais aujourd’hui, vous ne pouvez pas nier que la technologie moderne se met au service des gens, elle ne les dépouille pas de leurs modes de vie mais crée les conditions d’un bien-être toujours renouvelé...

Réponse : Peut-être allez-vous toucher un bon salaire toute votre vie à publier de telles bêtises. Pour notre part, nous pensons qu’il est naturel que la technologie de consommation apparaisse aujourd’hui comme une compensation miraculeuse dans un monde où toutes les vraies valeurs utiles à l’humain sont interdites. Dans la société divisée, n’importe quelle offrande technologique est prise comme une bénédiction ; aux esclaves modernes ayant perdu jusqu’à la capacité de se réunir, il ne leur reste plus qu’à renforcer leur isolement à l’aide d’équipements techniques toujours plus perfectionnés. De telle façon que leur enfermement soit malgré tout supportable.

Question : Vraiment vous exagérez...

Réponse : La nouvelle société que l’on veut imposer se prépare à endurer allégrement sa croissante déshumanisation. Dans le cadre de la conscience il faudra se rendre insensible à la dégradation des relations humaines - dégradation déjà très avancée, perdre toute perspective d’autonomie personnelle et collective. Dans le cadre des conquêtes matérielles, il faudra accepter la possibilité de reconstruire techniquement la biosphère - et la substance humaine - pour préparer les deux à une exploitation économique aux dimensions jamais vues. À partir de là, beaucoup choisiront leur mode de vie ou d’adaptation. Nous, dans la mesure de nos possibilités, nous chercherons des alliés qui n’acceptent pas les conditions de cette reddition de la conscience.

*Ce texte a servi de présentation au débat tenu par Los Amigos de Ludd qui a eu lieu en Navarre en juillet 2002 lors des journées contre le TGV organisées par l’Assemblée contre le TGV.

LOS AMIGOS DE LUDD - Apdo 103 - 05400 Arenas de San - Pedro (Avila) - Espagne - Abonnement : 10 euros

[1] Le "concejo" est une forme d’assemblée villageoise née au moyen-age, répandue dans différentes zones de la péninsule ibérique et dont on trouve encore aujourd’hui quelques rares traces.