Moolaadé by Bruno Bové Monday, Feb. 14, 2005 at 1:18 PM |
bruno.bove@riziv.fgov.be 016/20.74.38 (domicile) - 02/739.70.74 (travail) Balsemblomehof 1/19 3.000 Leuven - Belgique |
A'occasion du prochain FESPACO et de sa sortie en Belgique le 9/3/2005: Commentaire et Analyse du film de Sembene Ousmane "Moolaadé"
MOOLAADÉ
(Sembene Ousmane, 2004 - 124')
______________________________
Bruno Bové, membre de l'équipe organisationnelle de
l'AFF (Afrika Filmfestival) à Leuven (Louvain), Belgique
http://www.afrikafilmfestival.be
Si "Moolaadé" a récemment été consacré "le meilleur film étranger de l'année 2004" par The National Society of Film Critics (48 critiques provenant de médias majeurs aux USA), ailleurs dans le monde il y a parfois sous-estimation de ce chef-d'oeuvre. En 2004 à Cannes, "Moolaadé" avait bien reçu une ovation et le premier prix, mais c'était dans la section "Un Certain Regard". Car, pour la septième année consécutive, aucun film africain n'y était repris dans la compétition officielle. Ce qui n'a pas manqué de provoquer une polémique, de nombreux critiques ne comprenant pas cét état de fait pour l'un des films les plus acclamés lors du festival. Qu'en sera-t-il du public et des jurys africains? En attendant le verdict du prochain FESPACO (Festival Panafricain de Cinéma de Ouagadougou, du 26/2 au 5/3/2005) - où jusqu'à présent curieusement aucun film de Sembene n'a jamais obtenu l'Etalon de Yennenga - mais en fin de compte surtout le verdict des femmes africaines, voici quelques réflexions et une analyse du film, principalement au niveau du thème et de la façon dont il est traité, voulant répondre aux sceptiques et placer l'enjeu de "Moolaadé" à sa juste hauteur. De la part d'un européen masculin, simple cinéphile à ses heures, dont le souci quotidien n'est évidemment pas l'excision des femmes en Afrique. Mais qui, malgré tout, a été bouleversé juqu'aux entrailles par "Mool-aadé". L'émotion dans "Moolaadé" n'excluant pas, mais au contraire stimulant la réflexion.
PURIFICATION OU SOUMISSION?
Certes, dans son film Sembene met pas mal de temps avant d'en arriver au noeud du problème ... parce que son sujet, l'excision des femmes en Afrique, est tellement sensible. Pour ma part, je n'y ai trouvé aucun détail superflu, car tout finit par y servir son propos. Des artistes de son âge ont bien souvent tendance à se pencher sur leur vie écou-lée et ... ses occasions manquées. Rien de tout cela chez Sembene: incroyable comment, à 81 ans, cet homme continue à se préoccuper du sort de l'Afrique et s'éclipse devant les problèmes du continent. Mais, voyez, comme la situation africaine est plus pénible que jamais, cette fois-ci Sembene Ousmane semble estimer que tendre un miroir aux spectateurs, leur laissant le soin d'en tirer leurs propres conclusions, ne suffit plus. Il ne nous épargne aucun obstacle, mais il finit par vouloir nous enthousiasmer. Il veut démontrer que des victoires sont possibles. Certains y ont vu une "rupture de style" au sein du film ou encore une "impossibilité psychologique", càd que les exciseuses du village où un homme a déjà été tué, laisseraient finale-ment tomber "sans plus" leur opposition à tous ceux ne voulant plus d'excisions. Il est encore trop tôt pour un DVD ou un éventuel scénario publié afin d'analyser, séquen-ce après séquence, comment s'opère le retournement au villa-ge. Mais à la seule vision de ce film incroyablement riche il est évident que ce n'est qu'après l'intervention de nom-breux facteurs que le rapport de force entre les partisans et les opposants de l'excision se termine au détriment du conseil du village rétrograde et obscurantiste (ainsi que des femmes et hommes qui l'appuient). Sembene a dit que dans son film deux valeurs entrent en collision: la valeur du "moolaadé" contre la valeur "traditionnelle" de l'excision. Dans sa perception, également explicitée dans le film, l'excision des femmes date déjà d'avant Jésus Christ ou Mohammed et elle n'a été instaurée que pour maintenir les femmes dans une position de soumission. Dans le film on trouve à un moment donné un montage parallèle rapide, où des images d'une petite fille, toute en pleurs sous son excision, alternent avec celles de Collé Ardo, la mère-héroïne du film, qui chez elle au lit est brutalement "prise" par son mari. A la "tradition" s'oppose le droit d'asile ou le droit de protéger les faibles (le titre anglais pour "Moolaadé" est "protection"), selon Sembene une valeur ausi vieille que l'humanité elle-même. Mais qui dans le film ne tombe pas du ciel: Collé, elle-même excisée, accueille 4 petites filles fuyant leur excision imminente, parce qu'autrefois elle a fait exciser une de ses filles et l'a vu mourir. Un sort qu'elle veut désormais épargner à tout le monde (son autre fille, entre-temps devenue une ravissante jeune fille, est "impure" car non excisée). L'émotion nous étreint lorsque, bravant les exciseuses, Collé permet aux 4 petites filles de dire toute leur peur de l'excision et pourquoi elles se sont réfugiées auprès d'elle (nous apprenons aussi que deux autres petites filles, plutôt que de subir l'excision, se sont jetées dans un puits ...). Au fond, chaque personnage du film sait que l'excision va toujours de pair avec des victimes mortel-les. Mais chacun doit personnellement décider s'il se soumet ou non à la "tradition" et dans le film les femmes ne s'y opposent pas du tout en bloc. L'impulsion à la résistance est donnée par les 4 fillettes et par Collé combattant ses détracteurs, qui invoquent toutes sortes de raisons magiques et sacrées, avec les mêmes armes: elle pro-nonce la formule magique du moolaadé (qui s'incarne sous la forme d'un bout de corde interdisant l'accès à son domaine pour les exciseuses, qui tenteraient de ravir les fillettes)!
GARCE D'AFRIQUE!
L'épreuve entre les partisans et les adversaires du moolaadé trouve son point culminant dans une longue séquence, dans laquelle le conseil du village ordonne le mari de Collé à fouetter publiquement sa femme afin qu'elle mette fin au moolaadé. Le mari de Collé a bien l'habitude de la rudoyer au lit, mais il dit n'avoir jamais fouetté une femme. Il se soumet toutefois aux vieux et "sages". Sous l'oeil scrutateur du conseil le mari de Collé commence à fouetter de toutes ses forces sa femme, lui criant qu'elle doit prononcer le mot qui rompra le moolaadé. Le reste du village assistant à la scène est divisé en deux groupes qui rivalisent en cris, soit pour encourager Collé à tenir bon, soit pour la faire parler. Mais personne ne bouge. Collé serre les lèvres, mais à chaque coup elle se contracte un peu plus. Jusqu'au moment où un homme appelé "Mercenaire" n'y tient plus. C'est un ancien legion-naire devenu commerçant ambulant, ayant donc amplement vu le monde extérieur. "Garce d'Afrique!", s'écrie-t-il et, contre toutes les coutumes il arrache le fouet des mains du mari de Collé. Ce qui encourage les partisans de Collé et leurs cris. Collé a tenu bon et, grâce à l'intervention de Mercenaire, le moolaadé est maintenu. Ce qui signifie donc une brêche dans le camp traditionnaliste, et nous voyons même le mari sourire avec soulagement puisqu'il n'a plus à torturer sa femme ... Toutefois, durant la nuit Merce-naire est chassé du village et assassiné. Et comme les femmes s'opposant à l'excision tirent notamment leurs argu-ments de ce qu'ils entendent à la radio ("parmi les pélerins à la Mecque il y aussi des femmes non excisées!"), les anciens se sont mis à récolter tous les postes de radio du village, à les empiler devant la mosquée, puis à y mette le feu!
L'AFRIQUE EN LUTTE
Le conseil du village ne s'avoue donc pas vaincu et il convoque une nouvelle assemblée. Mais Collé et quelques femmes entretemps gagnées à sa cause continuent à rejeter la "purification" de l'excision. Mercenaire n'est plus, mais à présent le deuxième étranger au village en a assez. Il est le fils du chef de village et dans une longue séquence, cette fois amusante, nous avons déjà vu comment à son retour de Paris, chargé de cadeaux, tout le village l'a accueilli avec tous les égards et comme si c'était un véritable chef d'état. Mais en même temps on l'a fait comprendre qu'il ne peut pas se marrier avec sa fiancée non excisée (la fille de Collé), tandis que les télévisions qu'il ramène sont des objets tabous! C'est incompré-hensible pour quelqu'un venant d'Europe, mais lorsque son père et les anciens font la sourde oreille à ses arguments pourtant raisonnables, il n'insiste plus et se tait. Or, tout le boucan autour de Collé lors de l'assemblée lui offre une occasion inespérée et, comme Mercenaire avant lui, il brave publiquement le conseil du village, dont son propre père. Pour lui, le fait de pouvoir échapper au mariage arrangé qu'on lui impose a sans doute plus de poids que le sort des fillettes ... mais cette fois-ci c'en est trop pour le conseil. Si même le grand bienfaiteur fortuné se désiste ... Après quoi cet autre et dernier noyau dur des exciseuses invétérées flanche. Sous les reproches des partisanes de Collé: "Quelques unes enfantent, tandis que d'autres tuent!". Celles qui suivent Collé entament alors un chant de joie. Dans le film nous avons vu pas mal de fil-lettes qui pleuraient, mais ce n'est que maintenant que Sembene, tout en finesse, nous montre les couteaux redout-ables servant à couper les clitoris et lèvres de la vulve de toutes ces jeunes filles. Les couteaux sont jetés et entassés sur une étoffe, puis livrés au feu.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU
Après les chants de joie - les femmes jurant collectivement de ne plus jamais accepter des excisions - la caméra, dans la toute dernière séquence, parcourt le tas de postes de radio encore brûlant et finit par monter, lentement, le long de la façade de la mosquée. Jusqu'avant le sommet du minaret. Coupe. L'ultime plan: l'une ou l'autre babiole sacrée attendue, parce que précédemment le film nous l'a montrée et en a parlée, est soudain remplacée par une antenne de télévision. FIN.
Cette antenne de télé ne peut qu'être parvenue là par la voie du fiston de Paris, mais que signifie cette image? Le village ne peut être éternellement isolé du monde extérieur et du progrès technique, mais est-ce une garantie pour le progrès de la condition de la femme, est-ce que Sembene compte sur cela? Ce dernier plan peut signifier que le pouvoir du chef de village traditionnel est relayé par celui de son fils formé à Paris. Pour Sembene il n'y a pas de fatalisme, mais il n'y a pas non plus de victoire définitive. Son film contient très clairement un conflit entre l'ancien et les aspirations du peuple pour un futur meilleur. Mais pour Sembene il n'y a pas de point miracu-leux ou de passage définitif du périmé au nouveau et moderne. Le nouveau ne naît pas en dehors de l'ancien, mais le nouveau ne continue-t-il pas porter de l'ancien en lui? La technique moderne peut servir à actualiser aussi bien le mooladé que la tradition. Ce à quoi elle sera employée dépend des rapports de force et de la mobilisation populaire. Seule, Collé Ardo n'aurait jamais gagné sa cause, mais sans son initiative courageuse et déterminée les autres n'auraient pas bougé. Sembene incite toutes les femmes d'Afrique de suivre l'exemple de Collé et de pren-dre leur sort en propres mains!
L'HÉROISME AU QUOTIDIEN
J'ai peut-être rudoyé un peu la chronologie des événeme-nts ou oublié quelques faits importants - j'écris d'après mémoire - mais il me paraît essentiel de voir que c'est grâce à l'accummulation de plusieurs forces et facteurs que Collé finit par gagner la partie. En d'autres mots, il n'y pas ici l'un ou l'autre Zorro ou, comme dans un Western, un duel à revolvers ou autre ultime épreuve salutaire entre le bon et le mauvais, qui vient faire basculer les choses dans la bonne direction. Sembene ne prêche pas non plus de vic-toires faciles et on réalise qu'il s'en fallait de peu où ce seraient les traditionnalistes qui auraient pu faire valoir leur volonté. Malgré la violence physique à laquelle les adversaires de l'excision doivent faire face, il ne s'agit pas non plus d'une Collé qui devrait faire face contre une armée, comme dans "Camp de Thiaroye" (1988, cet autre chef-d'oeuvre de Sembene) sur les tirailleurs sénégal-ais aux prises avec l'armée française)! "Moolaadé" ne traite pas de contradictions de ce calibre, mais de contra-dictions présentes parmi les gens du peuple et entre les valeurs africaines, à laquelles ils adhèrent. Qui n'en sont pas pour autant moins importantes. Sembene ne caresse pas l'illusion de l'une ou l'autre culture africaine mythique et pure. En effet, comme toutes les cultures en ce monde, celle d'Afrique également est un mélange de valeurs asservissantes, en fin de compte au profit des intérêts dominants de cette planète, et d'autres libératrices. Une tension ne pouvant qu' être définitivement résolue une fois les peuples libres de leur destinée. Entretemps, selon ce que les gens en font le résultat est soit une "garce d'Afri-que" soit une Afrique solidaire dans la lutte. Sur l'excision des femmes, d'autres films ont été faits en Afri-que, mais je n'ai aucun souvenir d'un film d'une telle richesse et d'une telle force. Selon ses dires, Sembene a avec "Moolaadé" fait son "film le plus africain" (on pourrait dire aussi son "film village") et malgré cela c'est le film le plus accessible qu'il ait jamais fait! On sort avec un tas de questions, mais pour la bonne raison que tout un chacun peut s'y reconnaître. Même des enfants peuvent le voir!
LE CINÉMA AFRICAIN: PAR QUI ET POUR QUI?
Le sénégalais Sembene Ousmane a situé son film au Burkina Faso. Où une loi interdit depuis quelques années l'ex-ci-sion des femmes. Les africains progressistes appuient l'interdiction légale, mais certains font valoir que si elle n'est pas accompagnée d'un travail intense de conscientisation, l'excision risque de se passer en cachette, donc d'empirer la situation. Dans "Moolaadé" il est clair que Sembene compte avant tout sur une véritable mobilisation populaire pour faire disparaître cet héritage d'une époque révolue. Quelques heures après avoir terminé à Rabat au Maroc le sous-titrage du film, Sembene a déjà été interviewé par son biographe Samba Gadjigo. Question: "Plus de 38 pays africains pratiquent l'excision des femmes. Pourqoi donc avoir choisi le Burkina Faso et Djérisso?" Réponse: "J'aurais pu le tourner ailleurs, mais je cherchais un village répondant à mes désirs créatifs. J'ai parcouru des milliers de kilomètres. Je suis allé au Burkina Faso, au Mali et en Guinée-Bissau. Mais en voyant ce village je savais que c'était le village qu'il me fallait! En plus, il y avait au milieu de ce village cette mosquée unique, sans aucune influence extérieure. Voilà pourquoi Djérisso". Sembene dit aussi que pour lui un des plaisirs lors de la confection de "Moolaadé" a été d'avoir "travaillé avec une équipe venue du Maroc, de Côte d'Ivoire, du Bénin, du Mali, du Burkina, de France et du Sénégal. Maintenant que nous venons de le terminer, j'at-tends voir la réaction de mon peuple à ce film. Il ne m'appartiendra plus après". Question: "Si vous aviez voulu faire le travail de postproduction en Europe, en France, vous auriez pu le faire. Mais Rabat, pourquoi le Maroc?" Sembene: "Ce n'est pas ma première expérience marocai-ne. J'ai déjà fait tout le travail de "Faat Kiné" au Maroc. Montage, sonorisation, etc. Ma fierté c'est de pouvoir dire que "Moolaadé" est né sur le continent et du continent. Peut-être que je pourrais faire comprendre aux cinéastes africains, aux plus jeunes, que sans sortir du continent nous pouvons créer tout ce dont nous avons besoin".
11/2/2005