arch/ive/ief (2000 - 2005)

«Dominer le monde ou sauver la planète ?» par Noam CHOMSKY
by Patrick Gillard Thursday, Jan. 13, 2005 at 8:20 AM
patrickgillard@skynet.be

La critique de l’impérialisme made in USA : «DOMINER LE MONDE OU SAUVER LA PLANÈTE ? L'AMÉRIQUE EN QUÊTE D'HÉGÉMONIE MONDIALE» par Noam Chomsky. Note de lecture.

Les publications de Noam Chomsky rencontrent toujours un énorme succès auprès des lecteurs francophones. L’ouvrage publié aux éditions Fayard ne devrait pas déroger à la règle. (1) Terminé en 2003 et traduit dans la foulée en français, cet essai, étayé par une solide documentation, s’attaque aux faits marquants - toujours replacés dans leur contexte historique et géopolitique - du premier mandat de George W. Bush ainsi qu’à ceux des derniers locataires de la Maison blanche. Dénonçant les dangers de la quête hégémonique mondiale des États-Unis, l’ouvrage de Chomsky rejoint donc dans les rayons des librairies les livres qui critiquent déjà l’impérialisme de l’administration américaine. (2)

LES DEUX «SUPERPUISSANCES»

«Deux superpuissances» se disputent la direction du monde, selon Chomsky. La première est connue: l’État américain, ou mieux, l’administration gouvernementale américaine qui veut le dominer hégémoniquement de façon permanente. La seconde est... l’opinion publique mondiale qui a massivement investi les rues des villes du monde entier en 2002-2003, pour tenter d’enrayer le projet d’invasion militaire anglo-américaine de l’Irak. Fidèle à sa réputation d’analyste politique clairvoyant, l’auteur ne réduit évidemment pas sa vision du monde contemporain à ce simple bras de fer entre «superpuissances». Il l’inscrit tout d’abord dans le cadre d’un monde tripolaire en devenir (États-Unis, Europe et Asie) où chaque entité est prête à tout pour exercer sa suprématie sur les autres. Puis dans celui d’un univers menacé par des États dits «voyous» et des organisations «terroristes» capables de s’emparer d’armes de destruction massive (ADM) qui risquent, si l’on y recourt, d’anéantir la terre entière. Et enfin, sur une planète en guerre où les intérêts économiques et géostratégiques des grandes puissances, sources des conflits de demain, se télescopent, entre autres, dans la région la plus riche en ressources énergétiques et, partant, la plus dangereuse du monde: le Moyen Orient.

LA GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE

Les dirigeants américains et, en particulier, les «faucons» qui gravitent autour de la Maison blanche semblent disposés à commettre n’importe quel acte pour assurer l’hégémonie mondiale et permanente des États-Unis. On craint même, tant ce risque leur semble dérisoire comparé aux retombées économiques et autres qu’ils attendent de leur domination, qu’ils ne recourent à une force susceptible de mettre la survie de l’humanité et de la planète en danger. Leur volonté hégémonique déclarée se concrétise dans la mise en oeuvre du programme de la «grande stratégie impériale». Pour maintenir un monde unipolaire dominé par les États-Unis, et accessoirement garantir aux entreprises américaines et amies «le libre accès aux marchés clés et aux sources d’énergie et ressources stratégiques cruciales» (p. 26), cette doctrine qui remonte à la Seconde Guerre mondiale «balaie la légalité et les institutions internationales» (p. 21) et «pose le droit des États-Unis à faire» - bien que ce soit «un crime de guerre» - «la “guerre préventive” à volonté» (p. 22). Quand le président Bush a prématurément déclaré la victoire de l’invasion irakienne en mai 2003, «on reconnut publiquement que le seul motif de la guerre avait été d’établir comme nouvelle norme la grande stratégie impériale» (p. 34).

LA POLITIQUE INTÉRIEURE

Quel que soit l’hôte de la Maison blanche, l’application de cette stratégie hégémonique influe sur la politique intérieure des États-Unis. Fruit d’un régime politique plus proche de la polyarchie que de la démocratie et d’un système répressif dans lequel la soumission volontaire et le contrôle de l’opinion publique sont obtenus sans lésiner sur la propagande, la politique intérieure des administrations américaines au pouvoir depuis 1980 a surtout profité aux très riches. Pour conserver, malgré le mécontentement des masses, leur pouvoir politique, les dirigeants américains «démocratiquement» élus ont utilisé, longtemps avant le 11 Septembre, le stratagème de la peur. Brandissant des menaces qu’ils avaient bien souvent contribué eux-mêmes à faire naître (la Libye, les Russes dans l’île de la Grenade, le Nicaragua, ... mais aussi, plus près de nous, les talibans et Saddam Hussein), les stratèges du Pentagone ont progressivement appliqué leur tactique de la guerre préventive. Détournant «le mécontentement des masses vers le nationalisme» (p. 168) (comme le prouvent, exemples récents, le soutien populaire suffisant dont a malgré tout bénéficié le projet d’invasion anglo-américaine de l’Irak et la réélection de George W. Bush pour un second mandat à la présidence des États-Unis), ces supposés dangers ont chaque fois permis de justifier l’augmentation massive des dépenses militaires. Hier comme aujourd’hui, ces hausses des budgets de la Défense étaient systématiquement accompagnées par des «réductions d’impôts qui bénéficient dans leur écrasante majorité aux très riches» (p. 166) et des «coupes sombres dans les services rendus à la population» (p. 166) menaçant même à terme la viabilité des quelques caisses sociales qui garantissent encore aux États-Unis des revenus aux retraités et aux pauvres.

LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE

Pour imposer la suprématie des États-Unis au monde entier, une action plus directe - versant militaire de la «grande stratégie impériale» - est coutumière. Dès le début des années 1980, l’administration Reagan lançait en Amérique centrale «une guerre contre le terrorisme (...) qui s’est vite étendue à d’autres régions du monde» (p. 17). La double riposte militaire au 11 Septembre s’inscrit donc parfaitement dans cette stratégie américaine inaugurée vingt ans plus tôt. Les guerres illégales et injustes d’Afghanistan et d’Irak, ainsi que par exemple leurs abus inhumains à Guantanamo et à la prison d’Abou Ghraib, contredisent la vision idyllique américaine selon laquelle le troisième millénaire s’ouvrirait sur un «”nouveau monde idéaliste décidé à en finir avec l’inhumanité”, totalement voué “aux principes et aux valeurs” pour la première fois dans l’histoire» (p. 73) : on lira avec intérêt le florilège des faits récalcitrants rapportés à ce sujet par Chomsky. Derrière les nobles prétextes invoqués par les stratèges politiques, toujours prompts à intervenir dans la guerre, là où la «démocratie» est soi-disant en danger, «ce qu’ils ont toujours voulu, ce sont “des politiques économiques permettant aux entreprises américaines d’opérer de façon aussi libre et souvent aussi monopoliste que possible”, afin de créer “une économie mondiale capitaliste intégrée, dominée par les États-Unis”.» (p. 97) Pour assurer la suprématie de l’«impérialisme capitaliste» (2) et combattre le communisme, considéré jusqu’à aujourd’hui encore comme l’obstacle principal sur la voie hégémonique des États-Unis, les dirigeants américains ont apporté leur soutien aux fascistes européens. L’histoire récente montre qu’ils ne sont pas plus scrupuleux dans l’octroi de leurs aides aux nouvelles dictatures d’Asie centrale et aux régimes islamistes et autres les plus rétrogrades de la planète. De même, ils n’hésitent pas à intervenir dans le processus électoral de certains pays qui présentent un intérêt stratégique à leurs yeux, comme on vient de le voir en Ukraine par exemple. (3)

LE DILEMME EUROPÉEN

Depuis plusieurs années, les relations politiques États-Unis/Europe oscillent entre deux positions extrêmes: partenariat ou rivalité. Ainsi, loin d’être humanitaires, les bombardements de l’OTAN en ex-Yougoslavie dans le courant des années 1990 avaient «”pour objectif de raffermir la suprématie américaine” en Europe et de “prévenir la perspective intolérable d’une glissade du continent”, probablement hors du contrôle des États-Unis» (p. 82). Dans le même ordre d’idées, le soutien actuel de l’administration Bush à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne peut être considéré, au-delà de l’ingérence flagrante dans les relations turco-européennes, comme un pari américain misant sur l’affaiblissement économique consécutif de l’Europe. Même si sur le dossier irakien, Chomsky réduit à sa juste valeur «la Nouvelle Europe [composée] d’une poignée de dirigeants qui s’étaient alignés (non sans ambiguïté) sur Washington au mépris de l’opinion de l’écrasante majorité de leur peuple» (p. 185), de réelles différences socio-économiques, dont Washington voudrait tirer profit, n’en séparent pas moins la Vieille Europe de la Nouvelle Europe. Parce qu’«”ils peuvent faire sauter le verrou bureaucratique et la culture d’État providence qui entrave encore une si grande partie du continent”» et parce «qu’ils peuvent entraîner l’ensemble de l’Europe vers les “réalités du capitalisme moderne” - le modèle américain» (p. 201), l’administration Bush mise effectivement beaucoup sur le personnel politique de la Nouvelle Europe. Mais le modèle sociétal américain, malgré ses criantes inégalités, compte aussi de fervents partisans au sein même de la Vieille Europe, entre autres, parmi les élites européennes qui ont la confiance des dirigeants, comme Alain Minc par exemple. (4)

L'ENJEU CRUCIAL DU MOYEN ORIENT

Les enjeux économiques et géostratégiques que représente pour Washington le contrôle des ressources énergétiques du Moyen Orient expliquent en grande partie la solidité des liens qui unissent, surtout depuis la Guerre des Six Jours en 1967, les dirigeants des États-Unis et ceux d’Israël, ainsi qu’une partie de leur peuple respectif. Après avoir décrit le gigantesque et dangereux arsenal militaire de l’État juif (armes nucléaires, chimiques, biologiques et armée disproportionnée), Chomsky souligne les moments forts de l’histoire contemporaine du Moyen Orient. Basée notamment sur des sources israéliennes, cette évocation prouve entre autres que les dirigeants d’Israël, à la fois forts du soutien de Washington et soumis à celui-ci, et espérant toujours obtenir davantage par la force que par la négociation, ont systématiquement privilégié depuis 1948, malgré quelques fragiles accords de paix, la stratégie de la confrontation avec les pays arabes et l’autorité palestinienne. La riposte militaire israélienne à la deuxième Intifada, la construction illégale du mur de séparation, «qui intègre des zones de la Cisjordanie à Israël» (p. 241) et la promesse du démantèlement unilatéral des colonies de Gaza par le gouvernement Sharon prouvent que l’histoire récente et l’actualité quotidienne du conflit israélo-palestinien correspondent encore toujours à cette logique de la confrontation à outrance.

LES VRAIES MENACES

S’inscrivant en faux contre ceux qui réduisent l’histoire actuelle à un après 11 Septembre ou qui interprètent ces attentats comme «un tournant radical dans le cours de l’histoire» (p. 285), Chomsky démontre, nombre d’exemples à l’appui, que ni le terrorisme, ni la guerre au terrorisme ne constituent des nouveautés. Parallèlement à sa discussion fort intéressante - et fort actuelle ! - sur «la distinction entre terrorisme et résistance» (p. 261), le célèbre linguiste livre aussi, faisant tomber au passage des clichés sur le terrorisme, quelques vérités premières lui permettant d’aborder la notion fort controversée de terrorisme d’État: «les définitions officielles du terrorisme sont pratiquement impossibles à distinguer de celles du contre-terrorisme» (p. 259) et «le terrorisme est d’abord une arme de forts» (p. 260). Qu’elle soit islamique ou internationale, «la menace terroriste n’est pas le seul abîme que nous [scrutons]. Il est un autre danger bien plus redoutable (...): les armes de destruction massive». (p. 300) Pas celles supposées de Saddam Hussein bien sûr, mais les armes fabriquées et détenues par les grandes puissances parce qu’«il est assez facile d’introduire en contrebande dans n’importe quel pays de petites armes nucléaires, et d’autres types d’ADM potentiellement très destructrices.» (p. 301) Le risque d’utilisation des ADM par les grandes puissances elles-mêmes s’est également accru depuis que les stratèges américains, prenant prétexte du terrorisme, se sont lancés, parallèlement à leurs désengagements de toute une série d’instances ou d’accords internationaux de désarmement et autres, dans une militarisation à outrance qui se vérifie non seulement dans la «Stratégie de sécurité nationale de 2002» (p. 305) mais aussi dans les «projets de défense antimissile» (p. 302) et «la militarisation de l’espace» (p. 307).

LES DÉFIS RÉUSSIS

Tout système économique, pays ou mouvement populaire constituant une entrave sur la voie menant à «une économie mondiale capitaliste intégrée, dominée par les États-Unis». (p. 97) lance un défi inacceptable à l’hégémonie mondiale américaine. Développant le «défi réussi» par le système castriste, Chomsky montre que «les crimes de Cuba sont devenus encore plus colossaux en 1975, lorsque l’île a étendu son champ d’action à l’[Angola] - pour servir d’instrument à l’entreprise russe de conquête du monde, proclama Washington.» (p. 131) Parce qu’ils provoquent toujours l’indignation des dirigeants américains, les défis peuvent justifier des ripostes violentes. «Dans le cas de Cuba», écrit Chomsky en évoquant le débarquement de la baie des Cochons et la crise des missiles russes de 1962, «le “défi réussi” a suscité des réactions qui ont amené le monde tout près de l’anéantissement.» (p. 129) En investissant, beaucoup plus rapidement et massivement que lors de la guerre du Vietnam, la rue afin d’essayer d’arrêter le projet d’invasion militaire anglo-américaine de l’Irak et en manifestant avec force son désaccord aux décisions des dirigeants économiques et politiques du monde lors des grandes réunions internationales, l’opinion publique mondiale s’oppose également aux desseins hégémoniques de l’administration américaine et de leurs alliés. En l’absence, depuis le renversement de l’Union soviétique, d’un contrepoids digne de ce nom, Chomsky s’en remet donc à la sagesse et à la créativité de la seconde superpuissance, la société civile mondiale sur les épaules de laquelle repose, conclut-il, la survie de notre planète. Jamais, n’en déplaise à certains, les opposants à la mondialisation néo-libérale n’avaient été investis d’aussi lourdes responsabilités.

Patrick Gillard
Bruxelles, le 10 janvier 2005

Notes
(1) Noam Chomsky, Dominer le monde ou sauver la planète ? L’Amérique en quête d’hégémonie mondiale, Fayard, Paris, 2004, 393 p. (traduit de l’américain par Paul Chemla), 20 €.

(2) Cf. l’ouvrage de cet autre penseur progressiste américain, pour la première fois traduit en français: Michael Parenti, L’horreur impériale. Les États-Unis et l’hégémonie mondiale, Éditions Aden, Bruxelles, 2004, 256 p. (Pour un compte-rendu détaillé de cet ouvrage, voir Le Journal du Mardi, n° 197 du 4 au 10 janvier 2005, pp. 26-28).

(3) Cf. Régis Genté et Laurent Rouy, «Dans l’ombre des “révolutions spontanées”», dans Le Monde diplomatique, janvier 2005, p. 6.

(4) Cf. «L’Europe est moderne», entretien d’Alain Minc publié dans La Libre Belgique, du 27 décembre 2004, pp. 14-15, où l’interviewé constate qu’«on peut avoir des inégalités à l’américaine avec une fiscalité à l’américaine; on peut avoir des inégalités suédoises avec une fiscalité suédoise, mais il est bizarre d’avoir des inégalités à l’américaine avec une fiscalité à la suédoise.» Conclusion : que l’Europe adopte le système fiscal américain si favorable aux entreprises !