C'est peu de dire que ce prix me touche
et mon émotion fut grande lorsque j'en ai été
informé. Comme elle l'est en cet instant.
J'exprime toute ma gratitude aux
membres du jury, à l'Association des Amis du Monde
diplomatique ainsi qu'à celles et ceux qui font, de cette
publication indispensable, le creuset d'une pensée critique
qu'on retrouve malheureusement trop peu ailleurs. Du fond du coeur
merci. Merci pour le Prix. Merci, pour ce que nous appelons avec
affection et complicité, « le diplo ».
Mes premières pensées
vont à Pierre Bourdieu. Il avait suggéré ce
livre ; il l'avait souhaité. Et je suis honoré
et heureux que Jérôme Bourdieu soit présent
parmi nous ce matin.
Je tiens à partager ce prix avec
mes proches, avec celles et ceux qui, dans ma vie privée,
ont eu, hier comme aujourd'hui, à supporter cette manière
d'être, qui consiste à ne pas se contenter du travail
de recherche, à ne pas se satisfaire d'une démarche
militante, mais à vivre sa vie comme un chercheur-militant,
à s'engager, à s'impliquer.
Je suis très honoré que
mon livre ait été distingué parmi des travaux
de qualité et je tiens à saluer ici les autres
auteurs qui avaient été sélectionnés.
Je remercie Henri Trubert, des Editions
Fayard, qui, d'emblée, a fait confiance à un auteur
pourtant d'avantage connu pour ses écrits sur le Cambodge
et sur les opérations de paix de l'ONU que pour ses travaux
sur l'Europe.
* * *
Avant toute chose, je tiens à
préciser que je ne suis ni un eurosceptique, ni un
souverainiste, ni un nationaliste. Je réclame le droit
d'aimer avec la même intensité le village, la région
et le pays où je vis et, en même temps, de considérer
l'Europe comme ma patrie. Et, comme le disait Cicéron, « la
patrie, c'est là où on se sent bien. »
Chacun en conviendra, on peut aimer sa
patrie et en critiquer le système politique, son
gouvernement et ses lois. Qui pourrait contester cela ?
De la même manière, avec
d'autres, très nombreux, comme citoyen d'Europe et très
précisément en cette qualité, je revendique
le droit de critiquer les modalités de la
construction politique d'une Europe fédérale que
j'appelle de mes voeux.
Or, et c'est grande désolation,
c'est en vain que nous affirmons ce droit.
Il nous est nié par la pensée
unique qui sévit en particulier, dans les media. Le
pluralisme des opinions, dès lors qu'il sagit de l'Europe,
n'existe plus en France, tout spécialement, sur les ondes
des stations publiques de radio. De France Inter à France
Culture, on martèle qu'il n'y a point de salut en dehors du
« traité établissant une Constitution
pour l'Europe » et on pratique systématiquement
l'amalgame entre les nostalgiques de l'Etat-Nation et les
Européens critiques, attachés à un modèle
de société qui, pourtant, fonde l'Europe.
Ce lundi matin, sur France Culture, on
pouvait entendre un des grands prêtres de la pensée
unique prédire que la victoire dun « non »
de gauche au référendum signifierait un retour de la
France à la « situation anarchique de 1789 »
et cet éditorialiste, qui avait bien entendu réduit
le débat à une opposition entre pro-européens
et anti-européens, de former le vu que « cela ne
dérive pas vers une nouvelle Terreur » !
Voilà jusqu'où s'abaissent les établissements
publics de radio dans la France de 2004. Affligeant.
J'aime, à ce propos, reprendre
ce que disait Pierre Bourdieu et que j'ai inscrit en exergue du
livre : « La résistance à
l'Europe des banquiers et à la restauration conservatrice
qu'ils nous préparent ne peut-être qu'européenne. »
Ma démarche est celle d'un Européen convaincu qui
rejette les propositions d'un Jean-Pierre Chevènement ou
d'un Philippe de Villiers.
En fait qu'est devenue cette
construction européenne, si on se réfère aux
objectifs annoncés en 1957, au moment de la signature du
Traité de Rome, quand Jean Monet déclarait « Nous
ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes » ?
Si on étudie de près
lévolution depuis 47 ans, on ne peut s'empêcher de
constater que ce qui est à l'oeuvre, pour l'essentiel, cest
la remise en cause de deux cents ans de conquêtes
démocratiques et sociales. Et c'est la faute historique de
la social-démocratie européenne, par naïveté
ou par complicité, de s'associer à ce projet. Car,
il faut bien être naïf pour croire que les privilèges
abandonnés au peuple et les concessions faites au mouvement
ouvrier sont des acquis intangibles ; pour croire que ceux
qui ont dû céder se sont définitivement
inclinés et qu'ils n'attendent pas l'occasion de
reprendre ce qu'ils ont du lâcher.
La construction européenne leur
offre une formidable opportunité de reprendre par le haut,
au nom de l'Europe, tout ce qu'ils avaient été
contraints d'accepter au niveau de chaque Etat. Pour y parvenir,
ils se servent de l'aspiration des peuples à une Europe
politique forte à la fois de son unité et de sa
diversité et ils le font en pratiquant un double langage,
en faisant croire que ce projet est à l'oeuvre alors que
dans la réalité, cest exactement le contraire qui se
produit. Comme le disait Pierre Bourdieu lors d'un séminaire
préparatoire à ce livre : « L'Europe
ne dit pas ce qu'elle fait ; elle ne fait pas ce qu'elle dit.
Elle dit ce qu'elle ne fait pas ; elle fait ce qu'elle ne dit
pas. Cette Europe qu'on nous construit, cest une Europe en trompe
l'oeil. »
C'est ce que j'ai essayé de
démontrer dans le livre, en faisant un quadruple constat, à
la fois sur le fonctionnement de la démocratie européenne,
sur les conséquences sociales de la construction
européenne, sur le rôle de l'Union européenne
face à la mondialisation néolibérale, en
interne comme dans des enceintes multilatérales telles que
l'OMC, et sur les dispositions du traité constitutionnel
qui est proposé à ratification.
Quelques exemples précis à
l'appui de ces constats. Premièrement, plus on avance dans
la construction européenne qui nous est imposée,
moins l'exigence démocratique y trouve son compte.
Les traités existants disposent
que « la Commission propose et le Conseil décide.»
Or, le 13 juin dernier, à l'occasion des élections
pour le Parlement européen, il nous était impossible
de sanctionner, positivement ou négativement, l'un et
l'autre. Les deux institutions qui sont les plus importantes dans
l'architecture institutionnelle européenne, la Commission
et le Conseil, ne sont comptables de leurs décisions ni
devant les citoyens, ni devant leurs représentants.
Les spécialistes du droit
européen, toutes sensibilités politiques confondues,
se sont accordés pour identifier l'absence de démocratie
des institutions de l'Union en parlant de « déficit
démocratique ». Ce n'est pas le moindre des
paradoxes que le berceau de la démocratie construise son
unité politique en se dispensant de la respecter.
Le Parlement ne dispose pas du droit de
proposer et d'adopter ses propres textes. Il doit limiter son rôle
législatif à l'élaboration de textes qui,
dans 32 matières définies, doivent obtenir
l'agrément de la Commission et du Conseil. Il ne peut voter
ni les recettes de l'Union, ni le plus important de ses budgets,
celui de l'agriculture. Quant à son pouvoir de contrôle
sur la Commission, il est limité, en début de
législature à la ratification du choix, par les Chef
d'Etat et de gouvernement du Président de la Commission et
à la ratification de la composition de celle-ci. Pour les
cinq ans de la législature, le contrôle est limité
au respect de la conformité des choix politiques avec les
traités, non au contenu de ces choix.
L'essentiel des décisions
européennes résulte de choix opérés
par une Commission extraordinairement perméable à
l'influence des groupes de pression du monde des affaires, choix
confortés par l'appui des Etats membres exprimés
dans le cadre de structures totalement opaques, tel le Comité
133.
La construction européenne,
telle qu'elle nous est imposée, consacre la victoire de la
technocratie sur la démocratie. Inutile de s'interroger
plus longtemps sur les raisons pour lesquelles, en juin dernier,
200 millions d'électeurs sur 350 millions d'inscrits ont
choisi de ne pas cautionner cette parodie de démocratie.
Deuxième constat, plus on avance
dans la construction européenne qui nous est imposée,
plus s'accomplissent diverses formes de destruction sociale.
Je retiendrai deux secteurs importants
de la vie de nos sociétés à l'appui de cette
affirmation : le monde rural et les services publics. Cest par
centaine de milliers qu'ont été détruits les
emplois dans le monde rural à la suite d'une politique
agricole commune qui a fait le choix de bâtir une
agro-industrie au détriment de l'emploi dans l'agriculture,
au détriment de la santé publique, au détriment
de l'environnement et de la qualité de la vie de tous ceux
qui se sont retrouvés dans les villes. C'est par la
destruction de dizaines de milliers d'emploi que s'est traduite la
décision de libéraliser les services publics du
secteur marchand, consécutive au traité de
Maastricht avec pour conséquence, sur le plan économique,
qu'on est le plus souvent passé d'un monopole public à
un monopole privé, et donc, que les consommateurs n'y ont
rien gagné car, le plus souvent, les prix n'ont pas baissé
et parfois même, je pense à la distribution de l'eau,
ils ont augmenté pour une eau dont la qualité a
diminué.
Troisième constat, plus on
avance dans la construction européenne qui nous est
imposée, plus nous sommes exposés aux méfaits
de la mondialisation néolibérale. Contrairement à
ce qu'affirme Pascal Lamy, face à cette mondialisation
néolibérale, l'Europe n'est pas une partie de la
solution, cest une partie du problème.
L'Union européenne, dans
l'enceinte de l'OMC comme dans les négociations
bilatérales, s'efforce d'imposer des avancées
substantielles en faveur de la dérégulation des
Etats au profit des firmes privées, ce qui affecte
directement le modèle social européen. La
proposition de directive proposée le 13 janvier dernier par
M. Frits Bolkestein en est l'illustration spectaculaire, car elle
tend à imposer un AGCS aggravé.
C'est l'Union européenne,
beaucoup plus que les Etats-Unis, qui a tenté d'imposer à
l'OMC des négociations visant à réaliser dans
le cadre de lOMC ce qui a échoué avec l'Accord
Multilatéral sur l'Investissement. Comme elle na pu
l'obtenir à Cancun, elle essaie, aujourdhui, de l'imposer
dans le cadre des négociations avec les pays d'Afrique, des
Caraïbes et du Pacifique ainsi qu'avec les pays du Mercosur.
Mais elle parle de « partenariat » avec les
pays du Sud et « d'agenda pour le développement. »
C'est l'Union européenne avec
les Etats-Unis qui, à l'OMC, est la plus agressive en ce
qui concerne la privatisation et la marchandisation des services
dans le cadre de l'AGCS. Mais elle se défend d'avoir
l'intention de toucher aux services publics.
C'est l'Union européenne avec
les Etats-Unis, qui, dans le cadre de l'accord sur les droits de
propriété intellectuelle, protège d'abord les
intérêts des firmes pharmaceutiques plutôt que
de donner la priorité à la santé sur le
profit. Mais elle affirme le contraire.
Quand l'Union européenne
participe aux négociations d'adhésion d'un pays à
l'OMC, je l'ai vécu personnellement dans le cas du
Cambodge, elle n'hésite pas à demander à ce
pays des concessions qui vont au-delà de ce qu'il est
obligé d'accorder en vertu même des accords de lOMC.
Enfin, quatrième constat, le
« traité établissant une Constitution
pour l'Europe » va renforcer, légaliser et
pérenniser ces évolutions qui nous éloignent
toujours plus du modèle de société qui est
consubstantiel de l'idée d'Europe.
De quel modèle de société
lEurope est-elle porteuse ? Une société où,
dans la liberté, se construisent des mécanismes de
solidarité. C'est en Europe, et nulle part ailleurs, que
dès le XVIIIe siècle, dans plusieurs pays, s'est
exprimée la double revendication de libertés
individuelles et de droits collectifs parfois dénommés
droits sociaux. C'est la volonté des Européens, à
la différence des Américains, comme à la
différence de ce qui fut tenté dans le projet
soviétique, de construire les rapports humains dans la
double exigence de liberté et de solidarité. C'est
ce qui fonde le projet européen. S'en écarter, c'est
renoncer à notre spécificité.
Or, le traité constitutionnel
européen s'en écarte résolument en donnant la
priorité à des valeurs qui confèrent à
l'économique la primauté sur le politique.
Soumettre les droits sociaux à
la concurrence qui doit être « libre et non
faussée », annoncer une « économie
sociale de marché hautement compétitive »
en inscrivant à satiété les critères
de compétitivité sans jamais inscrire les minima
sociaux requis, adhérer à la Convention européenne
des droits de l'Homme sans adhérer à la Déclaration
universelle des droits de l'Homme alors que la première
ignore les droits collectifs que la seconde consacre, imposer
l'unanimité pour réformer ce traité
constitutionnel, ce n'est pas proposer aux peuples d'Europe une
Constitution qui fait consensus, c'est imposer un projet politique
idéologiquement orienté aux générations
présentes et à celles qui viennent.
La question qui se pose à nous,
aujourd'hui, avec ce projet de traité constitutionnel, est
simple : voulons-nous que le XXIe siècle qui commence
soit à l'image du XIXe siècle du laisser faire -
laisser passer ou bien voulons-nous qu'il consacre la réalisation
d'une Europe unie, démocratique, solidaire et humaniste. ?
Dire « oui » à
ce traité constitutionnel, c'est bloquer l'avenir
durablement dans une direction qui signifie en fait une terrible
régression. Face au blocage qu'impose ce traité
constitutionnel, je veux citer une autre Constitution, celle de
1793, dont la déclaration des droits fondamentaux en son
article 28 stipulait : « Un peuple a toujours le
droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution.
Une génération ne peut assujettir à ses lois
les générations futures. » C'est
à cette sagesse des révolutionnaires que je voudrais
inviter les décideurs d'aujourd'hui.
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