Europe : feu la démocratie by Frank Sunday, Oct. 17, 2004 at 11:37 PM |
Une rencontre avec Raoul Marc Jennar, auteur de Europe, la trahison des élites aux éd. Fayard.
« Comment des pays démocratiques peuvent-ils se rendre coupables de tels massacres ? » interroge ingénument un présentateur de radio en ce 20 mai 2004, au moment où les armées israélienne et américaine font respectivement un carnage à Rafah et à Makr al-Dib (Irak). Faut-il qu'on ait régressé, depuis quelque temps, pour que l'on puisse s'étonner de faits aussi simples : non, les Etats occidentaux ne sont pas ces pays pacifiques et vertueux pour lesquels ils veulent se faire passer, et auxquels le reste du monde ne saurait en vouloir que par méchanceté naturelle ; et non, ils n'ont jamais fait grand cas de la vie des sous-hommes qui grouillent en dehors de leurs frontières.
Utilisé à tort et à travers, le terme de « pays démocratique » semble bien être le dernier avatar des substituts acceptables de « race supérieure ». La « démocratie » dont on nous bassine n'est pas cette conquête fragile dont il faudrait sans cesse chercher à garantir le fonctionnement optimal, mais une sorte de privilège de droit divin qui aurait été accordé une fois pour toutes aux peuples blancs, chrétiens et civilisés. Fait remarquable, ceux qui s'en gargarisent le plus sont aussi les moins soucieux de son contenu effectif. Bien souvent, ils manifestent même à l'égard de la volonté populaire un mépris et une méfiance stupéfiants. Qu'on se rappelle seulement, en France, le député UMP de l'Hérault Jacques Domergue déclarant, au lendemain du premier tour des élections régionales de mars 2004 : « Quand on a vu la mobilisation, et que des gens qui ne se lèvent pas pour aller bosser se sont levés pour aller voter, on a vite compris que ça allait être dur pour nous » ( L'Humanité , 24 mars 2004), ou le ministre de l'Economie Francis Mer confiant, à la même époque, à l'occasion d'un colloque organisé par le Centre des jeunes dirigeants d'entreprise : « Vous l'avez bien compris à travers la réaction de dimanche, le Français est un être particulier, avec qui il n'est pas facile de traiter. Il est constamment en train d'avoir peur, c'est-à-dire de ne pas avoir confiance . » ( Politis, 1 er avril 2004)
Ceux qui gobent les discours ronflants et autosatisfaits sur la grandeur de la démocratie dans laquelle ils vivent seraient bien inspirés de lire le livre de Raoul Marc Jennar, Europe, la trahison des élites. Ils s'apercevront alors que, même si on néglige de les en informer, préférant les distraire en agitant le spectre d'une entrée dans l'Union européenne, le cimeterre entre les dents, des mahométans de Turquie, on est tout simplement en train de les dépouiller de ce bien dont on leur répète tant qu'ils peuvent s'enorgueillir. Alors qu'en général, on consent tout juste à admettre du bout des lèvres, s'agissant des institutions européennes, un certain « déficit démocratique », Jennar, lui, nous balance un salutaire seau froide dans la figure : en réalité, ce qui est en train de se jouer, écrit-il, c'est « l'abandon du principe de la souveraineté populaire si chèrement conquis en 1789 ». Ce qui est en train d'aboutir, c'est « le projet inavouable, entamé en 1957, de revenir sur plus de deux cents ans de conquêtes politiques et sociales, par le haut, en construisant au-dessus des Etats une autorité qui s'impose à eux, qui réduit les acquis démocratiques et détruit les progrès sociaux de manière irréversible ». Le tout, avec l'alibi de la « modernité ». Il cite ces propos accablants de Romano Prodi, l'actuel président de la Commission européenne : « L'action menée au niveau européen permet souvent d'éviter les pressions directes des cycles électoraux nationaux. » Vive la démocratie, donc. Mais, autant que possible, sans les peuples… Oui, la Commission européenne incarne bien, « jusqu'à la caricature, le triomphe de la technocratie sur la démocratie ». Technocratie n'étant qu'un synonyme soft de ploutocratie .
Alain Juppé classerait sans doute Raoul Marc Jennar parmi ces personnages peu recommandables qui « font peur aux Français en leur faisant croire que l'Europe les menace » (France-Inter, 5 mai 2004) – car, bien entendu, les Français ne sauraient refuser la construction européenne, telle qu'elle se fait pour le moment, en tant que citoyens lucides, mais seulement en tant que troupeau de moutons saisi par une « peur » irrationnelle. Il sera difficile, pourtant, de faire passer ce grand globe-trotter, citoyen belge installé au pied des Pyrénées, pour un tenant du repli nationaliste frileux. Son livre n'est pas seulement celui d'un excellent connaisseur des arcanes et des rouages des institutions européennes : c'est aussi celui d'un homme persuadé de la nécessité d'une Europe politique, et qui se fait d'elle une très haute idée. « Je me sens profondément citoyen européen, explique-t-il. J'ai grandi dans le souvenir, inlassablement évoqué autour de moi, de décennies de guerres civiles européennes. Mon arrière-grand-père, que j'ai eu la chance de connaître, était un jeune homme pendant la guerre franco-prussienne de 1870 : ce conflit n'a pas touché directement la Belgique , mais la dernière famine que le pays ait connue en a été la conséquence indirecte. Il me racontait que, quand il se postait debout sur la lunette des toilettes, il entendait les bruits d'artillerie lors de la bataille de Sedan. Puis il y a eu les deux guerres mondiales, dont ma famille a beaucoup souffert. Mon grand-père était l'un des chefs de la Résistance en Belgique. Je suis né en 1946, je n'ai donc pas connu cette période, mais j'ai entendu parler de ces traumatismes pendant toute mon enfance. L'idée que l'Europe était indispensable s'est ancrée en moi très tôt ; j'y suis totalement acquis. » Mais ce dont il rêve, c'est d'une Europe qui perpétuerait et amplifierait le modèle dont elle est le lieu de naissance historique : un modèle qui fut, écrit-il, « l'expression la plus forte d'une conception de l'Etat en tant que garant d'une démocratie qui tend vers une égalité effective des chances pour tous ».
En 1999, alors qu'il rentre d'un long séjour en Asie, Raoul Marc Jennar accepte de surveiller, pour le compte de l'organisation non-gouvernementale belge Oxfam, les négociations de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui vont s'ouvrir à Seattle : « Une des premières choses qui me frappent, raconte-t-il, c'est le rôle que joue l'Union européenne dans cette affaire. Jusqu'alors, je l'avoue très honnêtement, je gobais assez volontiers le discours d'une Europe modèle alternatif aux Etats-Unis et rempart contre la déferlante néolibérale. Je me mets au travail au moment même où le Conseil des ministres de l'Union confère son mandat pour Seattle à Pascal Lamy, le commissaire européen chargé des négociations à l'OMC. Ayant à peine commencé à mettre le nez dans les documents préparatoires, je me rends compte, à ma grande surprise, que ce mandat ne va pas dans le sens d'une Europe qui régulerait la mondialisation libérale, qui l'encadrerait ou la limiterait, mais que, au contraire, il pousse à son extension, à la propagation de l'idéologie du marché. Je me penche sur le cas d'une directive en particulier, celle sur le brevetage du vivant, et je rencontre des fonctionnaires de la Commission qui sont des enragés des droits de propriété intellectuelle, qui veulent que tout devienne brevetable, qui entendent imposer cet accord à tous les pays avec lesquels l'Union européenne négocie… Bref, je me rends compte que cette Europe n'est en rien ce qu'elle promet, ce qu'elle annonce. Jean Monnet proclamait que l'Europe « ne coaliserait pas des Etats, mais unirait des hommes » : or, ce n'est pas ce qui s'est passé, ce n'est pas ce qui se passe et ce n'est pas du tout dans ce sens que l'on va pour l'avenir. L'idéologie du marché prévaut. Mon livre, c'est le coup de colère de quelqu'un qui estime avoir été trompé sur toute la ligne. Je rêvais et je rêve encore d'une Europe des peuples, citoyenne et démocratique. Face à ce gâchis, on ne peut être qu'immensément déçu. »
Il dresse le tableau impitoyable d'une Commission européenne toute-puissante, entièrement au service non pas des citoyens, mais des lobbies d'affaires omniprésents à Bruxelles : « Il y a eu des progrès substantiels dans les nombreux domaines sur lesquels vous avez attiré notre attention , se félicite ainsi Pascal Lamy devant l'assemblée générale de l'un d'eux, le Trans Atlantic Business Dialogue (TABD), le 23 mai 2000. En conclusion, nous allons faire notre travail sur la base de vos Recommandations. » Jennar souligne qu'« à la différence des membres du Parlement européen, qui ne disposent même pas des documents en discussion, les groupes de pression du monde des affaires ont un accès direct aux services de la Commission et au Comité 133 [chargé de faire le lien entre les Etats membres et la Commission ] ». La Commission invite sans cesse les milieux d'affaires à lui désigner les législations et les mécanismes de protection étatiques qui mettent un frein quelconque à leurs fantasmes de prédation, et qu'ils voudraient voir lever. Elle est incontestablement, dit Jennar, « l'outil politique des groupes de pression patronaux » ; l'instrument par lequel ils peuvent imposer leur loi d'une manière dont ils n'oseraient même pas rêver s'ils avaient affaire aux seuls Etats ; un pur instrument de contournement de la démocratie, en somme. « Ce qui est bon pour les dividendes d'une entreprise privée est, du point de vue de la Commission , nécessairement bon pour la santé des consommateurs européens », résume Jennar. Dernière illustration en date : le 19 mai 2004, la Commission a autorisé la commercialisation au sein de l'Union du maïs transgénique Bt-11 fabriqué par le géant de l'agroalimentaire suisse Syngenta, levant de facto le moratoire européen sur les importations d'OGM en vigueur depuis 1999. « Il n'existe sur le continent européen aucune autre institution qui se consacre, aussi servilement que la Commission , à satisfaire les exigences d'intérêts particuliers au mépris de l'intérêt général », assène Jennar. Romano Prodi n'affiche-t-il pas ouvertement l'ambition de « faire de l'Europe la zone du monde où il est le plus aisé de faire des affaires » ?
Jennar montre aussi le rôle actif que joue l'Union européenne pour imposer au monde entier, dans le cadre de l'OMC, l'Accord général sur le commerce des services (AGCS), parfaitement dévastateur, qui oblige chaque pays à livrer au marché mondial, de manière progressive et irréversible, tous les secteurs de services de son économie, y compris l'eau, l'énergie, les transports, l'éducation ou la culture. Quand il préparait les propositions qu'il comptait présenter au nom de l'Union lors des négociations sur l'AGCS, Pascal Lamy n'a consenti à communiquer les documents de travail aux parlementaires européens que sur l'insistance des élus de gauche : un exemplaire en a été déposé dans un local surveillé, « où un membre par groupe politique a été autorisé à le regarder, sans avoir le droit de prendre des notes et encore moins de faire des copies » ! De toute façon, la nouvelle proposition de directive sur la libéralisation des services élaborée par Frits Bolkestein, le commissaire européen en charge du marché intérieur, réussit l'exploit d'aller encore plus loin que l'AGCS : « En l'état, explique Jennar, cette proposition de directive stipule qu'il faut « mettre fin au pouvoir discrétionnaire des autorités locales ». Or, les spécialistes du droit public ou de l'histoire des institutions le savent bien, avant que se constituent les Etats-nations, l'Europe était en quelque sorte une fédération de villes. La démocratie en Europe s'est construite, depuis Athènes, à partir du pouvoir communal. Et aujourd'hui, la Commission annonce froidement, noir sur blanc, qu'il faut mettre fin à ce pouvoir des autorités locales… »
Il met aussi en lumière l'arrogance que manifeste l'Union dans ses relations avec les pays du Sud à l'OMC, preuve que le continent « n'a rien renié de sa rapacité coloniale ». Au passage, il attire l'attention sur ce fait sidérant, rarement relevé : « Il n'y a pas une seule règle de l'OMC qui régule les entreprises commerciales. Toutes les règles de chacun des accords de l'OMC concernent les législations et les réglementations des Etats et de leurs collectivités territoriales. Pas les firmes privées. Pas les sociétés transnationales. Pas les paradis fiscaux. Pas les transactions financières internationales que nourrit l'argent du crime organisé et de la fraude… » Dans leurs travaux préparatoires à la réunion de Doha, Pascal Lamy et son équipe affirmaient la prééminence des règles de l'OMC sur les accords internationaux en matière d'environnement, sans que, sur des enjeux aussi colossaux, les élus aient jamais été consultés…
Généralement présenté comme un progrès en matière de démocratisation des institutions européennes, le projet de Constitution élaboré sous l'égide de Valéry Giscard d'Estaing va au contraire verrouiller ces partis pris effarants. Jennar prend la ministre Noëlle Lenoir en flagrant délit de mensonge lorsqu'elle affirme que le droit d'initiative permettra à un million de citoyens européens « d'obliger la Commission à entamer une procédure législative » : les textes prévoient que la Commission pourra entamer une telle procédure, ce qui est très différent… Le Parlement, lui non plus, n'aura toujours aucun droit d'initiative en matière législative, ni aucune influence sur la composition de la Commission , ce qui, souligne Jennar, est « contraire aux règles de base du parlementarisme ». Autre statu quo , fait-il remarquer : le Parlement n'aura toujours pas cette compétence « pour laquelle on a créé des parlements dans l'histoire de l'humanité : le droit de se prononcer sur les recettes. Les premières assemblées créées devaient permettre aux seigneurs ou aux souverains de lever des impôts. C'est la fonction première, historique, des parlements ! Mais ce n'est toujours pas dans les pouvoirs du parlement européen. En matière de dépenses, ses compétences continuent d'être limitées à quelques matières : aujourd'hui encore, il n'a aucun moyen de se prononcer sur les dépenses en matière agricole, par exemple ».
Mais surtout, cette Constitution, au lieu de fixer un cadre institutionnel et de définir les valeurs fondant la vie en commun, grave dans le marbre les principes du libéralisme et « consacre la prééminence de la compétition sur la solidarité » : on y lit en effet que l'Union européenne « se fonde sur le respect du principe d'une économie de marché où la concurrence est libre et non faussée ». La définition des droits de chaque citoyen reste à ce point absente ou vague que Jennar en vient à écrire que ce projet nous fait retourner « aux temps obscurs où les puissants, source de la légitimité et de l'autorité, octroyaient ici ou là quelques libertés selon leur bon plaisir… et leurs intérêts ». Et cela, pour l'éternité : « Ce texte va faire de l'Europe le seul espace politique au monde – j'insiste – dont la Constitution ne pourra être modifiée qu'à l'unanimité , martèle-t-il. Il va être plus facile de modifier la Constitution des Etats-Unis que celle de l'Union européenne ! » Il conclut : « Il n'y a pas de progrès pour la démocratie avec des parlementaires qui n'auront pas grand chose à dire, et des citoyens au nom desquels on écrit une Constitution, mais qui ne sont même pas assurés d'être consultés à son sujet. « Ça dépendra des circonstances », explique Chirac. Or, le texte est là, il ne va pas changer ; alors, si les « circonstances » ce sont les sondages, c'est un peu gros ! »
Pour tenter de faire dévier le cours des choses, Jennar croit beaucoup en ce mouvement altermondialiste dont il est une figure (il est l'un des animateurs de l'Urfig, l'Unité de recherche, de formation et d'information sur la globalisation), et qu'il préfère pour sa part appeler « Internationale citoyenne ». Il a été très intéressé par la démarche d'ouverture du Parti communiste français visant à intégrer des membres de cette Internationale dans ses listes aux prochaines élections européennes, poursuivant ainsi l'expérience entamée avec succès aux dernières régionales : lui-même a failli se présenter dans ce cadre. Au sein du PCF, les tenants du repli sur les seuls candidats étiquetés « communistes » ont finalement gagné, ce qui lui laisse le sentiment d'un énorme gâchis – sans toutefois lui faire baisser les bras. Quoi qu'il en soit, en publiant cet essai, il a fait œuvre utile : le grand atout des technocrates européens, c'est que leur univers est effroyablement chiant, fait de sigles barbares et de jargon incompréhensible. Sur ce sujet ennuyeux et compliqué, Jennar a produit un livre de vulgarisation clair, précis et bien écrit, porté par le souffle d'une colère communicative. Ça ne se lit pas comme le dernier John Le Carré, certes : à l'impossible nul n'est tenu. Mais tout citoyen qui désire savoir à quelle sauce on compte le manger trouvera là de quoi se documenter efficacement. Ce qui est quand même la moindre des choses…
Europe : feu la démocratie / Mona Chollet
Raoul Marc Jennar, Europe, la trahison des élites, Fayard, 250 pages.
consulter le site http://www.urfig.org
Raoul Marc JENNAR, docteur en science politique diplômé des universités belge et française.
Entre 1968 et 1999, successivement, professeur de français, journaliste, conseiller du gouvernement belge, conseiller du Parlement belge, conseiller diplomatique du Forum international des ONG au Cambodge, consultant auprès de l'Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge, responsable du programme de l'UNESCO « culture de la paix au Cambodge », consultant auprès de l'Union européenne pour les questions politiques cambodgiennes.
Depuis 1999, chercheur auprès d'Oxfam Belgique sur les dossiers relatifs à l'OMC et conseiller d'Oxfam international pour les matières liées à l'investissement ; animateur de l'Unité de Recherche, de Formation et d'Information sur la Globalisation (URFIG), créée en 2000, à l'initiative de Pierre Bourdieu.
Auteur d'une dizaine d'ouvrages consacrés à des questions de science politique, au Cambodge et à l'ONU. Collaborateur occasionnel du Monde diplomatique, de Politique Internationale et de L'Ecologiste .
Au sujet du parti communiste by Lise Monday, Oct. 18, 2004 at 12:01 AM |
Le parti communiste irakien est un(e) des partis/organisations irékien(ne)s collaborant avec le pouvoir occupant US.