arch/ive/ief (2000 - 2005)

Nuit blanche, magie noire
by Jamal Es samri Monday, Oct. 04, 2004 at 9:21 PM

Pour un vrai voyage au bout de la nuit...

Toute nuit est sacrée. La nuit renvoie au mystère immémorial de la condition humaine. Ce n’est pas par hasard qu’elle est le refuge naturel des poètes et des prophètes. Ce peuple baroque mi-fiction mi-réel qui hante nos nuits, ce « peuple de la nuit », fait partie intégrante de notre inconscient collectif. La nuit est peuplée de Jack l’éventreur, de Comte Dracula, du Horla et de héros de Polar. Si la fascination équivoque de la nuit remonte à la nuit des temps, l’archaïque et le primitif, la nuit venue, s’invite et refait surface, et Thanatos et Dionysos sont de la partie…Il y a peu, la nuit était encore le temps de l'obscurité, du sommeil et de la « reproduction des moyens de production ». Elle inspirait les poètes en quête de vérité, servait de « part maudite » et de « ça » de la ville, elle inquiétait le pouvoir qui cherchait vainement à la contrôler. Aujourd’hui la conquête de la nuit a commencé. Une rationalité diurne a progressivement pris possession de l'espace urbain, effaçant petit à petit l'obscurité menaçante de nos nuits. Nous basculons tout doucement dans une société en continu, une ville à flux tendu, une ville ouverte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. La colonisation de la nuit est en route et elle est avant tout économique. La mondialisation éteint la nuit, la « ville globale » c’est la journée non-stop. Dans l'ombre, les maîtres du monde, en métropolisant nos villes, s'activent à supprimer la nuit. Le temps en continu de l'économie et des réseaux s'oppose au rythme naturel de nos corps et de nos villes. Le temps mondial se heurte au temps local. Nos joyeux noceurs branchés savent-ils qu’ils sont les pionniers, les éclaireurs de la conquête de ces nouveaux territoires, que sont leur corps et qu’est la nuit ? Et ce si beau travail profitera bientôt au tenants du « régime d’accumulation flexible ». Un son et lumière perpétuel recouvre nos villes. Des technologies permettent à celles-ci de se libérer des contraintes naturelles, nos métropoles s'animent sous l'influence de style de vie de plus en plus désynchronisés, de la réduction du temps de travail et des d'éclairage et de communication. Ce mouvement avait commencé avec l’éclairage au gaz et le réverbère et il se continue avec la téléphonie mobile et l’informatique. Prothèses technologiques qui font de l’homme un être ubique et de plus en plus immatériel. Un rêve de transparence totale va tuer la nuit. Tout comme la ville le jour, elle tend à devenir urbanité ronde, sans angle mort, où rien ne se dérobe à la vue, où tout peut être montré, doit être montré. Trop de lumière aveugle. Sous cette surenchère de Lux, quelle flânerie, quelle dérive? Pourtant la nuit dans la ville n’est jamais vraiment noire. Elle se ponctue de lumière et d’ombre. Elle est entre-deux. Cet entre-deux aujourd’hui tend à devenir unité simple. Aussi les conflits se multiplient entre individus, groupes et quartiers. Les tensions sont perceptibles entre "la ville qui dort, la ville qui travaille et la vie qui s'amuse". Dans les centres-villes, des conflits apparaissent entre des habitants soucieux de leur tranquillité et des consommateurs des lieux de nuit. On assiste à l'émergence bruyante d'un espace public nocturne. On y revendique le droit to be party. Ailleurs, les résidents s'opposent à la prostitution qui prospère. Cela n’est pas qu’anecdote, des émeutes urbaines sont nées de telles sources (Forest, Saint-Josses…). L’ « affaire DHL » qu’est-ce sinon l'opposition des riverains de Zaventem à l'implantation d'un transporteur international fonctionnant 24 heures sur 24?Nous voyons que déréguler la nuit n’est pas sans conséquence. Et que ces conséquences se déploient du biologique au métaphysique. Car changer le rapport entre le jour et la nuit, c’est créer un nouvel espace-temps. La nuit est à l’intersection entre nature et culture, économie et société, fantasme et rationalité. C’est mettre au pas l’imprévu au profit du temps programmé. C’est abandonner le plaisir de la ligne de fuite et de la frasque, pour celui du rendement et de la rationalité instrumentale. C’est interdire une pratique vivante et mythique de la ville C’est tuer la magie de nos nuits, c’est tuer ce qui fait de nous des hommes. Par delà l’aspect festif, cela ne mérite-il pas débat? Aussi « ne m’attend pas ce soir car la nuit sera noire et blanche » (Nerval).



Jamal Es samri

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