La culture des peuples autochtones comme force de résistance à la mondialisation by François Houtart Saturday, May. 15, 2004 at 12:43 AM |
Pour aborder un tel sujet, il est indispensable d'adopter une perspective globale, intégrant l'ensemble du réel : culture, rapports sociaux, organisation de l'économie. Aujourd'hui, l'importance des mouvements indigènes ou autochtones ou des minorités ethniques comme on les appelle en Asie, de même que les affirmations identitaires qui les caractérisent, deviennent un phénomène incontournable
[Alternatives Sud, Vol. VII, n° 2, 2000, L'avenir des peuples autochtones].
Il est donc clair que l'anthropologie revêt une importance centrale, à la fois comme outil d'analyse et comme base de formulation d'alternatives. De plus en plus, d'ailleurs, les frontières entre l'anthropologie et la sociologie deviennent difficiles à établir, les différences se situant principalement dans le domaine de la méthodologie.
I. Le panorama des résistances
Aujourd'hui, de nombreuses résistances de type socio-culturel se manifestent. On les rencontre dans les cinq continents et elles revêtent des caractères divers. Le travail principal pour l'anthropologue ou le sociologue est d'essayer d'analyser les causes qui se trouvent à la racine des résistances contemporaines. A cet effet, il est bon de distinguer deux registres concomitants [Alternatives Sud, Vol. VII, n° 3, 2000, Cultures et Mondialisation, résistances et alternatives].
Le premier est une exploitation sociale et économique. Elle peut être ancienne ou récente ou même s'être transformée. Ainsi par exemple en Equateur, le double processus d'exclusion de la production des richesses (le secteur moderne) et de réduction de la base économique de survie a été à l'origine d'une vulnéralibilisation grandissante des populations indigènes. Comme ailleurs, en Amérique latine, ces dernières ont fait l'objet d'oppression depuis de longs siècles, mais l'orientation néolibérale des économies a brusquement accéléré les contradictions et provoqué un nouveau réveil de ces peuples pour la défense de leur propre existence.
Au Mexique, où le phénomène du zapatisme est bien connu, on note l'importance du rôle joué par la destruction de la forêt et surtout la liaison qui a été faite par le mouvement entre le sort des peuples autochtones du Chiapas et l'entrée en vigueur du Traité de Libre-Echange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. La révolte zapatiste a été déclenchée le 1er janvier 1994, indiquant par ce geste symbolique, le lien entre la politique néolibérale et le sort des peuples autochtones de la région.
Au Vietnam, c'est l'installation progressive sur les terres tribales de populations des pleines alluviales qui provoqua les récentes résistances. En effet, la pression démographique des basses terres et le développement de la culture du café dans les collines eut pour résultat l'installation de populations nouvelles sur les terres traditionnelles des minorités ethniques, ce qui se traduisit par de nombreux conflits.
En Inde, l'entrée progressive du pays dans l'économie néolibérale a eu notamment comme effet le renforcement de la déforestation et des spoliations des terres traditionnelles des peuples autochtones. Tout comme les dalits furent les victimes évidentes de la progression de ce type de politique économique, les adivasi ou populations tribales, connurent le même sort. D'où la multiplication des révoltes locales aussi des uns et des autres.
On pourrait ainsi multiplier les exemples et partout se retrouve un processus semblable, loin d'être nouveau, mais accentué et accéléré par les politiques néolibérales appuyées par les programmes d'ajustement structurel et imposé par les organes financiers internationaux. Les résultats sont les mêmes : libéralisations renforçant le pouvoir du capital, diminution des dépenses de l'Etat, suppression des avantages sociaux des groupes défavorisés, etc.
Le deuxième aspect est le caractère culturel de l'organisation des résistances et des luttes sociales au sein des peuples autochtones. Il s'agit d'une caractéristique particulière, car la résistance contre quelque agression que ce soit, politique, économique ou sociale, se traduit par un renforcement de l'identité, construite sur la solidarité du groupe. Les motivations subjectives qui animent le groupe se réfèrent au caractère essentiel de sa cohésion et par conséquent à l'ensemble de ses valeurs et de son histoire. Par ailleurs, l'organisation même des luttes prend souvent comme modèle les rapports sociaux traditionnels, les seuls qui offrent une référence concrète à l'imaginaire collectif. Même si la cause de la vulnérabilisation se situe dans le champ économique et souvent dans un conflit objectif de classes, les réactions se traduisent, soit en termes de castes, comme dans le cas des dalits en Inde, soit en termes d'identité culturelle groupale, comme dans le cas des peuples autochtones.
Autrement dit, la dimension symbolique des résistances est mise en valeur, au point, souvent, d'occulter le caractère réel des contradictions. Cela se manifeste notamment lors des succès politiques. Ainsi, en Equateur, tout comme en Bolivie, les partis issus des luttes indigènes ont été tellement impressionnés par les avancées spectaculaires de la reconnaissance politique de leur identité au sein des organes de l'Etat (le fait d'avoir des députés, des ambassadeurs, des maires, des ministres indigènes) que le contenu lui-même du système politique ou de l'ordre économique international restait dans le vague. D'où un coût politique très lourd, notamment en Equateur. Par contre, en Bolivie, le MAS (Movimiento de Accion Socialista) essaye de faire le pont entre les deux dimensions, indigène et économico-politique.
II. La culture des peuples autochtones comme source de résistance
Ce qui est frappant, lorsqu'on analyse des situations contemporaines de résistance, c'est que les traits culturels de chacun des groupes sont progressivement retirés de la clandestinité. Ils s'affirment dans les écrits, dans la musique, dans la religion. On a tendance, de l'extérieur, à folkloriser de tels phénomènes, mais ils sont fort importants, à la fois comme expression d'une culture qui était restée sous-jacente pendant des siècles et comme source de motivations pour l'action. De telles caractéristiques sont, en effet, susceptibles de jouer un rôle non négligeable dans la critique grandissante et de plus en plus universelle de la modernité, notamment dans la conception du rapport à la nature et celle des rapports sociaux.
Mais avant d'entrer dans ces deux sujets, rappelons rapidement en quoi consiste la « modernité », dont on parle aujourd'hui. Il s'agit, comme on le sait, d'une vision du monde fruit de la Renaissance (Siècle des Lumières), qui coïncide avec le développement d'une accumulation mercantile. Ce phénomène débouche sur une rationalité instrumentale, liée à une conception d'un progrès linéaire.
Le capitalisme industriel, qui s'inscrivit dans cette perspective, construisit à partir de la fin du XVIIIe siècle les bases matérielles de sa propre reproduction (division du travail, industrialisation) avec des conséquences culturelles d'une portée considérable. En effet, il fut porteur d'une rationalité destructrice de la nature, conçue comme lieu d'exploitation des ressources et d'une destruction des rapports humains, fruit de la mercantilisation du travail et de l'institutionnalisation des distances sociales (la création des classes).
La critique de la « modernité » ne peut donc faire l'économie de la critique du capitalisme. Si, ce qu'on appelle aujourd'hui le postmodernisme, est sans conteste une prise de distance vis-à-vis de cette « modernité », il tend cependant à réduire la perspective à sa dimension culturelle et finalement à rétrécir la pensée elle-même. Le fait d'affirmer qu'il n'existe pas de système ou de structure, de restreindre le réel à l'histoire immédiate et de mettre l'accent quasi exclusivement sur l'acteur individuel, ne peut être que très fonctionnel pour un capitalisme devenu, plus que jamais, un acteur global, organisé en un système-monde, capable de s'imposer militairement et culturellement. Dans ce sens, on peut dire que le postmodernisme est l'idéologie du capitalisme mondialisé.
Le premier domaine dans lequel l'univers de référence des peuples autochtones peut contribuer à la critique de la « modernité », est celui du rapport à la nature. En effet, dans la conception qui est la leur, il ne s'agit pas d'exploiter la nature, mais de vivre en convivialité avec elle. L'être humain fait partie de la nature, même si celle-ci peut être cruelle dans le struggle for life entre espèces vivantes. Les philosophies orientales ont particulièrement développé une telle perspective où la continuité de la vie forme la trame fondamentale de l'existence du cosmos et où le rapport à la nature est fait à la fois de respect et de crainte, avec une énorme richesse d'expressions.
Certes, la lecture qui est faite dans ce type de sociétés, du rapport à la nature se situe à l'intérieur d'une pensée symbolique, c'est-à-dire qui ne remet pas dans leurs champs spécifiques (naturel, social) l'explication de l'origine et des mécanismes. Il se construit alors un univers de représentation où des êtres semblables aux humains, mais dotés d'un pouvoir plus et doués d'intentionnalité deviennent les acteurs. Ils sont ambivalents, bons ou mauvais selon les cas et il faut se concilier leurs faveurs, par des rites, des cultes, des gestes symboliques. Ce qui ne peut être maîtrisé sur le plan du réel, l'est alors dans le champ symbolique. C'est pourquoi nous avons parlé d'une pensée symbolique. Cependant, même cette dernière offre une force de résistance réelle à la destruction écologique.
Sur le plan des rapports sociaux, la solidarité, comme valeur fondamentale du groupe, où l'individu n'existe qu'en fonction de son appartenance, forme le pivot de l'existence collective. La sanction majeure est d'isoler l'individu du groupe, ce qui signifie la fin de son existence. Une telle lecture de l'existence humaine est évidemment liée à la survie matérielle. Il en est de même d'ailleurs de tout ce qui symbolise la fertilité, cette dernière étant nécessaire au maximum pour des groupes physiquement très vulnérables.
La solidarité groupale se retrouve également dans le rapport à la terre, qui est collective et elle se noue alors avec les représentations de la terre-mère et nourricière. Elle s'exprime aussi dans le culte des ancêtres, garants de la continuité du groupe. Si l'individu est en quelque sorte noyé dans le groupe, la solidarité est la garantie de sa survie. On peut donc dire que cette vision du monde ne peut-être que critique de l'exaltation de l'individualisme exacerbé par l'accumulation privée, où le plus fort gagne, à condition d'écraser les autres.
III. Les conditions d'efficacité
Les conceptions dont sont porteuses les sociétés des peuples autochtones, autant sur le plan du rapport à la nature, que sur celui des rapports sociaux, ne sont pas automatiquement efficaces dans le monde contemporain. Il y a trois conditions fondamentales à cet effet.
Tout d'abord, l'adoption interne d'une pensée analytique, sans perdre pour autant la richesse du symbole, est une exigence indispensable pour que ces peuples deviennent des acteurs collectifs. Il est donc nécessaire de déboucher sur une analyse des causalités et des mécanismes du fonctionnement de la nature et de la société. Sinon, l'entreprise est condamnée à l'inefficacité.
Mais, en même temps, il s'agit de dissocier la pensée analytique de la culture du capitalisme. Les acteurs de ce système se sont appropriés ce type de pensée pour le mettre au service de leurs intérêts spécifiques et d'une rationalité qui a permis, certes, un développement scientifique et technologique spectaculaire, mais au prix de destructions énormes de l'environnement et d'un mépris profond des êtres humains. Pour que la pensée précapitaliste puisse déboucher sur une transformation culturelle et sociale, en remettant en valeur la philosophie de la convivialité avec la nature et celle de la solidarité humaine, il est indispensable de franchir cette étape. Cela ne signifie pas l'abandon du symbole, mais un retour à sa véritable fonction, c'est-à-dire une expression d'ordre poétique, qui ne permet pas une matérialisation. Les religions elles-mêmes ont tendu à aplatir le symbole, en leur attribuant une consistance matérielle, en les interprétant de manière littérale et historique et en détruisant leur efficacité en tant que réalité idéelle. Par contre, rendre au symbole sa fonction essentielle est une manière de « réenchanter le monde », sans tomber dans la mystification. Que les Mayas représentent l'origine du monde sous la forme d'un couple créateur est une véritable contribution à la culture de l'humanité.
Lors d'une recherche que nous avons réalisée en Haïti, il est apparu clairement que la majorité du monde des petits paysans cultivaient une pensée de type symbolique, mais que dans des milieux urbains les plus défavorisés, un nouveau type de pensée symbolique se développait. Il était formé par plus d'éléments que la pensée symbolique rurale et intégrait certaines connaissances nouvelles, mais sans changer le mode d'approche et l'interprétation. Quant au développement d'une pensée analytique, il était lié avec des pratiques sociales et économiques précises, surtout dans le monde rural et avec une éducation ayant au moins atteint la fin du cycle secondaire. D'importants groupes sociaux se trouvaient dans une situation de transition, alliant des éléments d'une pensée symbolique et d'autres d'une pensée analytique. Il était intéressant également de constater que des groupes culturels de jeunes créaient des expression théâtrales et musicales nouvelles, à la fois enracinées dans la culture historique en la combinant avec des questions politiques et économiques contemporaines [F. Houtart, Haïti et la mondialisation de la culture, Paris, L'Harmattan, 1999].
La deuxième condition est l'intégration de la dimension économique et politique. En effet, une simple affirmation identitaire risque de réduire la perspective au groupe sur lui-même. Déboucher sur une analyse macro-économique est une véritable exigence pour la survie contemporaine. C'est ce qui a été bien compris par les Zapatistes au Mexique, qui ont ajouté à la dimension culturelle identitaire, un projet politique pour le pays et une critique altermondialiste. Tout cela doit pouvoir déboucher sur des expressions politiques articulées. C'est le manque de cette dimension qui a fait, au moins dans un premier temps, la faiblesse des mouvements indigènes de l'Equateur et de la Bolivie.
La troisième exigence est la convergence avec d'autres forces de résistances et de luttes sociales. Cela est nécessaire aux peuples autochtones, à la fois pour assurer le succès de leur propre lutte et donc se faire reconnaître comme légitime par les autres groupes sociaux vulnérabilisés par le même phénomène du néolibéralisme et pour constituer un nouveau rapport de force à l'échelle nationale et mondiale.
En guise de conclusions, nous pouvons avancer l'idée qu'il s'agit nullement ni de folkloriser, ni d'idéaliser la lutte des peuples indigènes. Cette dernière doit être replacée dans une analyse de l'ensemble de ses origines, y compris récentes et du contexte global. La lutte des peuples autochtones peut signifier cependant une réelle contribution à la richesse culturelle de l'humanité. Il ne s'agit pas de confondre force identitaire comme motivation d'une lutte sociale et « communalisme ». La renaissance de certains symboles religieux ne peut être purement et simplement interprétée comme une expression du fondamentalisme. Les deux phénomènes coexistent en tant que réactions vis-à-vis de l'écrasement économique et social et des bouleversements culturels. Cependant, la remise en valeur des religions traditionnelles, avec l'expression symbolique du respect de la nature et de la solidarité humaine, peut être une véritable contribution à la construction de nouveaux paramètres dans l'organisation économique et politique du monde. Ce fut le cas de la théologie de la libération, qui aujourd'hui s'ouvre sur de nouvelles perspectives, avec notamment une ouverture envers la symbolique religieuse des peuples autochtones [Alternatives Sud, Vol. VII, n° 1, 2000, Théologies de la libération].
Considérer la vitalité culturelle des peuples indigènes et des minorités ethniques comme une part des luttes sociales, qui s'inscrivent dans le grand mouvement d'émancipation de l'humanité et dans la construction d'un monde postcapitaliste, n'est pas une utopie, mais au contraire cela signifie un enrichissement des résistances et de la construction des alternatives.
Texte d'une conférence à l'Université de Dijon, 2002.
Source : Centre Tricontinental, 15-04-2004.