Pour
une justice à venir
Entretien
avec Jacques Derrida
Lieven
De Cauter
Le
BRussells Tribunal est une commission d’enquête sur le
« Nouvel Ordre Impérial », et plus
particulièrement sur le « Project for a New
American Century » (PNAC), le « think tank »
néoconservateur qui sous-tend la logique de guerre du
gouvernement Bush. Parmi les co-signataires du « mission
statement » du PNAC figurent, entre autres, Dick
Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz. Le programme de ce
groupe de pression est de promouvoir une hégémonie
planétaire au moyen d’une armée
supertechnologique, d’éviter la naissance d’une
superpuissance concurrente et de mener une action préventive
contre tous ceux qui menacent les intérêts
américains. Le BRussells Tribunal se tiendra du 14 au 17
avril à Bruxelles*.
Le grand philosophe Jacques Derrida, qui souffre d'un cancer, a
invité l’ initiateur du projet, Lieven De Cauter, a
sa maison pour un entretien.
Lieven
De Cauter: En vous remerciant de votre générosité
- pourquoi avez-vous decidé de nous accorder cet entretien
sur notre initiative, Le "BRussells Tribunal"?
Jacques
Derrida : Je tenais d’abord à saluer votre
initiative dans son principe : réveiller la tradition
d’un Tribunal Russell est symboliquement une chose
importante et nécessaire aujourd’hui. Je crois que,
dans le principe, c’est une bonne chose pour le monde, ne
serait-ce que pour nourrir la réflexion géopolitique
de tous les citoyens du monde. Je crois d’autant plus à
cette nécessité que depuis quelques années,
on est de plus en plus attentifs à la mise en œuvre,
à la constitution d’institutions internationales, de
droit international qui, par delà la souveraineté
des Etats, jugent des chefs d’Etat, des généraux.
Pas encore des Etats en tant que tels, justement, mais des
personnes responsables ou soupçonnées d’être
responsables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité
- on peut citer les cas de Pinochet malgré son ambiguïté
ou de Milosevic. En tous cas, des chefs d’Etats en tant que
tels ont à comparaître devant une Cour Pénale
Internationale, par exemple, qui a un statut reconnu dans le droit
international malgré toutes les difficultés que vous
savez: les réticences américaines, françaises,
israéliennes. Néanmoins ce tribunal existe, et même
s’il est encore balbutiant, faible et problématique
dans la mise en œuvre de ses sanctions, il existe comme
phénomène de droit international reconnu.
Votre
projet, si je le comprends bien, n’est pas du même
type, même s’il s’inspire du même esprit.
Il n’a pas de statut juridique ou judiciaire reconnu, par
aucun Etat, et par conséquent cela reste une initiative
privée. Des citoyens de différents pays se mettent
d’accord pour conduire le plus honnêtement possible
une enquête sur une politique, sur un projet politique et sa
mise en œuvre. Il ne s’agit pas d’aboutir à
un jugement comportant des sanctions mais d’éveiller
ou d’aiguiser la vigilance des citoyens du monde et en
premier lieu des responsables que vous jugez. Cela peut avoir un
poids symbolique auquel je crois, un poids symbolique exemplaire.
C’est
pourquoi, bien que je ne me sente pas engagé dans
l’expérience effective que vous allez mener, je
tiendrais beaucoup à souligner que le cas que vous allez
examiner – qui est naturellement un cas massif et très
grave – n’est qu’un cas parmi d’autres.
Dans la logique de votre projet, d’autres politiques,
d’autres Etats-majors politiques ou militaires, d’autres
pays, d’autres hommes d’Etats peuvent être
amenés à être jugés de la même
manière ou à être associés à ce
cas. Personnellement, j’ai une attitude critique à
l’égard de l’administration Bush et de son
projet, de son attaque contre l’Irak, et des conditions dans
lesquelles ça s’est développé d’une
façon unilatérale malgré les protestations
officielles de pays européens dont la France, en violation
des règles des Nations Unies et du Conseil de sécurité…..
Mais malgré toutes ces critiques - que j’ai exprimées
publiquement d’ailleurs - je ne souhaiterais pas que ce soit
les Etats-Unis en général qui aient à
comparaître devant un tel tribunal. Je voudrais distinguer
dans les Etats-Unis un certain nombre de forces qui se sont
opposées aussi fermement qu’en Europe à la
politique en Irak. Celle-ci n’engage pas le peuple américain
en général ni même l’Etat américain,
mais une phase de la politique américaine qui va d’ailleurs
être remise en question à la veille des élections
présidentielles. Il va peut-être y avoir un
changement, au moins partiel, aux Etats-Unis même, donc je
vous appellerai à la prudence quant à la cible de
l’accusation.
LDC :
C’est pourquoi nous nous sommes intéressés
non pas au gouvernement en général mais plus
particulièrement au Project for the New American Century,
le « think tank » d’où émergent
toutes ces idées extrêmes d’unilatéralisme,
d’hégémonie, de militarisation du monde, etc….
JD :
Là où un projet politique explicite déclare
sa visée hégémonique et veut tout mettre en
œuvre pour la réaliser, là on peut en effet
accuser, protester au nom du droit international et des
institutions existantes, dans leur esprit et dans leur lettre. Je
pense aussi bien aux Nations-Unies qu’au Conseil de
Sécurité, qui sont des institutions respectables,
mais dont la structure, la charte, les procédures devront
être réformées, surtout le Conseil de
Sécurité. La crise qui vient de se produire le
confirme: il faudra bien que ces institutions internationales
soient transformées. Là, naturellement, je
plaiderais pour une transformation radicale -dont je ne sais pas
si elle se développera à brève échéance-
qui remettrait en question même la Charte, c’est-à-dire
le respect des souverainetés états-nationales et le
non-partage des souverainetés. Il y a une contradiction
entre le respect des droits de l’homme en général
qui font aussi partie de la Charte et le respect de la
souveraineté état-nationale. Les Etats sont en effet
représentés en tant qu’Etats aux Nations-Unies
et a fortiori au Conseil de Sécurité, qui rassemble
les vainqueurs de la dernière guerre. Tout ça
appelle à une transformation profonde. Je tiendrais à
ce que soit une transformation et non pas une destruction car je
crois à l’esprit des Nations-Unies.
LDC :
Donc vous restez toujours dans la vision de Kant…
JD :
Au moins dans l'esprit de Kant, car j’ai aussi au sujet du
concept kantien de cosmopolitisme quelques questions*.
C’est dans cette perspective que je crois que des
initiatives comme la vôtre (ou des initiatives analogues)
sont symboliquement très importantes pour appeler à
la prise de conscience de ces transformations nécessaires.
Cela aura – en tous cas je le souhaite- une valeur
symbolique d’appel à la réflexion dont nous
avons besoin, dont les Etats ne se chargent pas, dont même
les institutions du type Cour Pénale Internationale ne se
chargent pas…
LDC :
Si je peux me permettre une précision : nous
faisons partie de tout un réseau qui s’intitule
« World Tribunal on Iraq ». Il y aura des
sessions à Hiroshima, Tokyo, Mexico, New-York, Londres,
Mumbai ….A Londres, et là le lien entre la Cour
Pénale Internationale et le tribunal moral est très
fort, les responsables du Tribunal sur l’Irak ont réalisé
un dossier avec des spécialistes pour examiner si Blair
(qui a reconnu la Cour Pénale Internationale) a commis une
transgression de la loi internationale. De toute évidence,
il y a un grand consensus parmi les spécialistes pour dire
que cette guerre est une transgression, c’est une "guerre
agressive" au sens technique du mot dans la charte de l' ONU,
car il n’y avait pas de danger imminent pour le territoire
des pays concernés. Le résultat de cette enquête
est qu’ils ont déposé un dossier au Tribunal
Pénal International, à La Haye. Idem à
Copenhague, puisque le Danemark fait partie de la coalition. Il
y a donc des possibilités que notre initiative morale se
transforme, dans certaines de ses composantes, en une procédure
juridique strictement dite.
JD :
C’est souhaitable, évidemment ! Mais la
probabilité que ça se fasse me paraît faible,
car il y aura trop d’Etats qui s’opposeront au devenir
institutionnel et judiciaire général de votre
initiative, et pas seulement les Etats-Unis. Si cela n’arrive
pas, cela ne veut pas dire que votre projet est voué à
l’inefficacité. Au contraire. Je crois à sa
grande efficacité symbolique dans l’espace public. Le
fait que ce soit dit, publié, même si ce n’est
pas suivi de jugement au sens judiciaire strictement dit et encore
moins de sanctions, peut avoir beaucoup d’effet symbolique
sur la conscience politique des citoyens, un effet relayé,
différé, mais dont on peut espérer beaucoup.
Ce que je souhaiterais, c’est que vous restiez juste à
l’égard de vos accusés, que votre démarche
soit vraiment intègre, sans prise de parti préliminaire,
sans préalable, que cela se fasse dans la sérénité
et la justice, qu’on identifie bien les responsables, qu’on
ne déborde pas, et qu’on n’exclue pas, dans
l’avenir, d’autres procès du même type.
Je ne souhaiterais pas que ce procès serve d’alibi
pour ne pas mener d’autres procès aussi nécessaires
concernant d’autres pays, d’autres politiques,
qu’elles soient européennes ou non. Je souhaiterais
même que le caractère exemplaire de votre initiative
mène à une instance durable, sinon permanente.
Je
crois que ce sera ressenti comme plus juste si vous ne vous
acharnez pas sur cette cible comme seule cible possible, notamment
parce que, comme vous le savez, dans cette agression contre
l’Irak, la responsabilité américaine a été
naturellement déterminante mais elle ne s’est pas
faite sans complicités complexes de beaucoup de côtés.
Il s’agit d’un nœud presque inextricable de
co-responsabilités. Je souhaiterais que ce soit pris en
compte clairement et que ce ne soit pas l’accusation d’un
seul homme. Même s’il est un idéologue,
une personne qui a donné au projet d’hégémonie
une forme particulièrement lisible, il ne l’a pas
fait tout seul, il n’a pas pu l’imposer à des
gens non consentants. Donc le contour de l’accusé, du
ou des prévenus, est très difficile à
déterminer.
LDC :
Oui, c’est une des raisons pour lesquelles nous avons quitté
la forme strictement juridique. Un des désavantages de la
forme juridique est qu’on ne peut que cibler des personnes.
Or nous voulons viser un système, une logique systémique.
Nous nommons les accusés (Cheney, Wolfowitz, Rumsfeld) pour
montrer aux gens que nous ne parlons pas de fantômes, mais
nous visons le PNAC en tant qu’ensemble de discours
performatifs, c’est-à-dire des plans pour aboutir à
quelque chose, des visées vers une action qui se réalise.
Notre difficulté est aussi une difficulté de
communication : communiquer aux gens que le PNAC existe et
que c’est important de le faire connaître, c’est
déjà tout un travail.
JD :
Bien sûr. Et pour ça, il est important que ce
soit pour une part personnalisé et pour une autre part
développé à la hauteur du système, des
principes, du concept, là où ce système, ces
principes, ces concepts, violent des lois internationales qu’il
faut à la fois respecter et peut-être aussi changer.
C’est là que vous n’éviterez pas d’avoir
à parler de la souveraineté, de la crise de la
souveraineté , du nécessaire partage ou de la
délimitation de la souveraineté. Personnellement,
quand j’ai à prendre position sur ce vaste sujet de
la souveraineté, de ce que j’appelle sa nécessaire
déconstruction, je suis très prudent. Je crois qu’il
faut, par une analyse philosophique, historique, déconstruire
la théologie politique de la souveraineté. C’est
une énorme tâche philosophique, et là il faut
tout relire, de Kant à Bodin, de Hobbes à Schmitt.
Mais en même temps il ne faut pas croire qu’on doit
militer pour la dissolution pure et simple de toute souveraineté :
ce n’est ni réaliste ni même souhaitable. Il y
a des effets de souveraineté qui sont encore à mes
yeux politiquement utiles pour lutter contre certaines forces ou
concentrations de forces internationales qui se moquent bien de la
souveraineté.
Dans
le cas présent, nous avons justement la conjonction de
l’affirmation arrogante et hégémonique d’un
Etat-Nation souverain et d’un ensemble de forces économiques
mondiales, avec toute sorte de transactions et de complications,
qui engagent aussi bien la Chine, que la Russie, que beaucoup de
pays du Moyen-Orient. C’est là que ça devient
très difficile à dénouer. Je crois que
quelquefois, la revendication de la souveraineté n’est
pas nécessairement à dénoncer ou à
critiquer, ça dépend des situations.
LDC :
Comme vous l’avez bien prouvé dans "Voyous",
en déconstruisant le terme, pas de démocratie sans
« cratie » : il faut une sorte de
pouvoir, et même de force.
JD :
Absolument. On peut aussi parler de la souveraineté du
citoyen, qui vote souverainement, donc il faut être très
prudent. A mes yeux, l’intérêt de votre projet
est d’engager ou de poursuivre cette réflexion en
partant d’un cas effectif qui prend une forme militaire,
stratégique, économique, etc…C’est très
important de développer cette réflexion sur un cas,
mais c’est une réflexion de longue haleine qui
accompagnera tout le devenir géopolitique des décennies
à venir. Ce n’est pas seulement en tant que français,
européen ou citoyen du monde mais aussi en tant que
philosophe soucieux de voir ces questions s’élaborer,
que je trouve votre tentative intéressante et nécessaire.
Elle donnera l’occasion à d’autres, à
beaucoup d’autres j’espère, de prendre position
par rapport à ce que vous faîtes, de réfléchir,
éventuellement de s’opposer à vous, ou de vous
rejoindre, mais ça ne pourra que faire du bien à la
réflexion politique dont nous avons besoin.
LDC :
J’étais tout à fait étonné
de la définition que vous donnez dans Le concept du 11
septembre : vous appellez philosophe celui qui s’occupe
de cette transition des institutions politiques et internationales
à venir . C’est une définition très
politique du philosophe.
JD :
Ce que je souhaitais laisser entendre, c’est que ce ne
sont pas nécessairement les philosophes professionnels qui
vont s'en occuper. Le juriste ou l'homme politique qui prend
en charge ces questions sera le philosophe de demain. Parfois, les
hommes politiques ou les juristes sont plus capables de penser
philosophiquement ces questions que des philosophes universitaires
professionnels, même s’il y en a quelques uns dans
l’Université qui s’en occupent. En tous cas, la
philosophie aujourd’hui, ou le devoir philosophique, c’est
de penser cela dans l’action, en faisant quelque chose.
LDC :
J'aimerais qu'on revienne à cette notion de
souveraineté. Le Nouvel Ordre Impérial qui dénomme
des « rogue States » n’est-il pas un
Etat d’exception ? Vous parlez dans Voyous du
concept d’auto-immunité de la démocratie :
la démocratie, à certains moments critiques, croit
devoir se suspendre pour défendre la démocratie.
C’est ce qui se passe maintenant aux Etats-Unis, à la
fois dans la politique intérieure du pays et dans la
politique étrangère. L’idéologie du
PNAC, et donc de l’administration Bush, c’est
exactement ça.
JD :
L’exception est la traduction, le critère de la
souveraineté, comme l’a noté Carl Schmitt (que
j’ai critiqué d’autre part, il faut être
très prudent quand on parle de Carl Schmitt, j’ai
écrit quelques chapitres sur Carl Schmitt où je le
prends au sérieux et où je le critique dans
Politique de l’amitié et je ne voudrais pas
que ma réflexion sur Carl Schmitt soit considérée
comme une adhésion ni à ses thèses ni à
son histoire). Est souverain celui qui décide de
l’exception. Exception et souveraineté vont ici de
pair. De la même façon que la démocratie,
parfois, se menace elle-même ou se suspend elle-même,
la souveraineté consiste à se donner le droit de
suspendre le droit . C’est la définition du
souverain il fait la loi, il est au dessus de la loi, il peut
suspendre la loi. C'est ce qu’ont fait les Etats Unis d’une
part, quand ils ont transgressé leurs propres engagements à
l’égard de l’ONU et du Conseil de Sécurité
et d’autre part, à l’intérieur même
du pays, en menaçant dans une certaine mesure la démocratie
américaine, c’est-à-dire en y introduisant des
procédures policières et judiciaires d’exception.
Je ne parle pas seulement des prisonniers de Guantanamo mais
aussi du Patriot Act : depuis son adoption, le FBI s’est
livré à des procédures inquisitoriales
d’intimidation qui ont été dénoncées
par les américains eux-mêmes, notamment des juristes,
comme contraires à la Constitution et à la
démocratie.
Cela
dit, pour être juste, il faut rappeler que les Etats-Unis
sont quand même une démocratie. Bush, qui a été
élu de justesse, risque de perdre les prochaines élections
: il n'est souverain que pour quatre ans. C’est un pays très
légaliste où ont lieu beaucoup de manifestations de
libertés politiques qui ne seraient pas tolérées
dans bien d’autres pays. Je ne parle pas seulement des pays
connus comme non démocratiques mais aussi de nos
démocraties européennes occidentales. Aux
Etats-Unis, quand j’ai vu des manifestations massives contre
la guerre imminente en Irak, devant la Maison Blanche, tout près
des bureaux de Bush, je me suis dit que si en France des
manifestants se regroupaient par milliers pour aller protester
devant l’Elysée dans une situation analogue, ça
ne serait pas toléré. Pour être juste, il faut
tenir compte de cette contradiction interne à la démocratie
américaine : d'un côté, auto-immunité
: la démocratie se détruit en se protégeant,
mais de l'autre côté il faut tenir compte aussi du
fait que cette tendance hégémonique est aussi une
crise de l’hégémonie. Les Etats-Unis, à
mon avis, se crispent sur leur hégémonie à un
moment où elle est menacée, précaire. Il n’y
a pas de contradiction entre la pulsion hégémonique
et la crise. Les Etats-Unis sentent bien que dans quelques années,
et la Chine, et la Russie auront commencé à peser.
Les histoires de pétrole, qui ont naturellement déterminé
l’épisode irakien, sont liées à des
prévisions à long terme concernant notamment la
Chine : l’approvisionnement en pétrole de la
Chine, le contrôle du pétrole moyen-oriental…tout
cela signifie que l’hégémonie est aussi
menacée que manifeste et arrogante.
C’est
une situation extrêmement complexe, c’est pourquoi je
suis poussé à dire qu’il ne s’agit pas
d’accuser ou de dénoncer les Etats-Unis en bloc, mais
tenir compte de tout ce qu’il y a de critique dans la vie
politique américaine. Il y a aux Etats Unies des forces qui
luttent contre l’administration Bush, il faut s’allier
à ces forces-là, en reconnaître l’existence.
Quelques fois elles manifestent leurs critiques de façon
plus radicale qu’en Europe. Mais il y a évidemment –
et je suppose que vous allez en parler dans votre commission
d’enquête – l’énorme problème
des médias, du contrôle des médias, de la
puissance médiatique qui a accompagné de façon
déterminante toute cette histoire, du 11 septembre à
l’invasion de l’Irak, l’invasion de l’Irak
étant d’ailleurs à mon avis programmée
bien avant le 11 septembre.
LDC :
Oui, c’est d’ailleurs une des choses à
prouver. Le PNAC, en 2000, écrit « Pendant des
décennies, les Etats-Unis ont cherché à
jouer un rôle plus permanent dans la sécurité
de la région du Golfe. Si le conflit non résolu avec
l’Irak fournit une justification immédiate, la
nécessité d’une présence américaine
forte dans le Golfe passe avant le problème du régime
de Saddam Hussein. » Ils l’écrivent en
septembre 2000 : c’était déjà
décidé, tout le reste n’est qu’alibi.
JD :
C’est un débat que j’ai eu publiquement
avec Baudrillard, qui disait que l’agression contre l’Irak
– qui se préparait à ce moment-là –
était issue directement du 11 septembre. Je me suis opposé
à cette thèse, j’ai dit que je pensais qu’elle
aurait eu lieu de toutes façons, qu’on en avait les
prémisses depuis longtemps, et que les deux séquences
sont dissociables, dans une certaine mesure. Le jour où on
en fera l’histoire, que les documents seront rendus publics,
on s’apercevra que le 11 septembre a été
précédé par des tractations très
compliquées, secrètes, souvent en Europe, au sujet
du passage de pipe-lines de pétrole, à un moment où
le clan pétrolier était au pouvoir. Il y a eu des
tractations et des menaces, et il n’est pas impossible de
penser qu’un jour on découvrira que c’est
vraiment le clan Bush qui a été visé plutôt
que le pays, l'Amérique de Clinton. Mais il ne faut pas
s’arrêter au pétrole : il y a beaucoup
d’autres enjeux de stratégie géopolitique,
parmi lesquels les tensions avec la Chine, l’Europe, la
Russie. Des alliances très mobiles comme toujours avec les
Etats-Unis, puisqu’ils ont attaqué les gens qu'ils
ont soutenu pendant très longtemps. L’Irak a été
l’allié des Etats-Unis comme de la France :
c’est pris dans une mobilité diplomatique et
hypocrite d’un bout à l’autre, et non seulement
de la part des Etats-Unis. Il y a beaucoup d’autres enjeux
que celui du pétrole, d’autant plus que le pétrole,
c’est l’histoire de quelques décennies :
il n’y aura plus de pétrole dans 50 ans! Il faut
prendre en compte la question pétrolière, mais ne
pas lui réserver toute l’attention et l’analyse.
Il y a des questions militaires, qui passent par des questions
territoriales d’occupation et de contrôle. Mais la
puissance militaire n’est pas seulement une puissance
territoriale, on le sait maintenant, elle passe aussi par des
contrôles non territorialisés,
techno-télécommunicationnels, etc. Tout ça
doit être pris en compte.
LDC:
Et Israël?
JD:
Beaucoup ont dit que l’alliance américano-israélienne
ou le soutien que les Etats-Unis apportent à Israël
n’est pas étranger à cette intervention en
Irak. Je crois que c’est vrai dans une certaine mesure. Mais
là aussi c’est très compliqué, parce
que si en effet le gouvernement actuel d’Israël –et
là je prendrais la même précaution que pour
les Etats-Unis : il y a en Israël des israéliens
qui luttent contre Sharon- s’est officiellement et
publiquement félicité de l’agression contre
l’Irak, la liberté que cela a pu lui donner en
apparence dans ses initiatives offensives de colonisation et de
répression est très ambiguë. Là aussi on
peut parler d’auto-immunité : c’est très
contradictoire, car en même temps cela a aggravé le
terrorisme palestinien, intensifié ou réveillé
des symptômes d’antisémitisme dans toute
l’Europe…
C’est
très compliqué, car s’il est vrai que les
américains soutiennent Israël –comme la plupart
des pays européens, avec des modulations politiques
différentes-, les meilleurs alliés américains
de la politique Sharon, c’est-à-dire la politique la
plus offensive des gouvernements israéliens, ne sont pas
seulement la communauté juive américaine mais aussi
les fondamentalistes chrétiens. Ils sont souvent les plus
pro-israéliens des américains, quelque fois plus que
certains juifs américains. Je ne suis pas sûr qu’il
aura été de l’intérêt d’Israël
que se produise dans cette forme là cette agression contre
l’Irak. L’avenir nous le dira. Même Sharon
rencontre aujourd’hui une opposition dans son propre
gouvernement, dans sa propre majorité, car il prétend
retirer des colonies de Gaza. La difficulté d’un
projet comme le vôtre, si nécessaire, si juste et si
magnifique soit-il dans son principe, c’est de tenir compte
prudemment de toute cette complexité, d’essayer de ne
pas être injuste avec les uns et les autres. C’est une
des raisons pour lesquelles je tiens à vous dire ma
solidarité de principe. Incapable de participer
effectivement à l’enquête et au déroulement
du jugement à cause de ma maladie, je préfère
me limiter pour l’instant à cet accord de principe
mais n’hésiterai pas à vous applaudir après
coup, si je trouve que vous avez bien mené la chose!
LDC :
Vos propos sont limpides et donneront à boire à
beaucoup de gens qui ont soif (de justice par exemple). Merci
beaucoup. En post-scriptum: parlons une minute de messianisme.
C’est-à-dire de "la force faible" qui
réfère à Benjamin et que vous évoquez
dans le « Prière d’insérer »,
l'avant-propos de Voyous. Permettez moi de le citer: "Cette
force vulnérable, cette force sans pouvoir expose à
(ce) qui vient, et qui vient l'affecter (...) Ce qui s'affirme
ici, ce serait un acte de foi messianique - irréligieux et
sans messianisme. (...) Ce lieu n'est ni un sol ni un fondement.
Là pourtant viendrait prendre l' appel à une pensée
de l'événement à venir: de la
démocratie à venir, de la raison à venir. A
cet appel se confient tous les espoirs, certes, mais l'appel
reste, en lui-même, sans espoir. Non pas désespéré
mais étranger à la téléologie, à
l'espérance et au salut de salvation. Non pas
étranger au salut à l'autre, non pas étranger
à l'adieu ou à la justice, mais encore rebelle à
l'économie de la rédemption." .... j'ai trouvé
ça très beau. Presque une prière à
insérer - dans le quotidien, dans notre projet. C'est quoi,
ce messianisme sans religion?
JD :
La force faible réfère en effet à
l'interprétation benjaminienne, mais ce n'est pas
exactement la mienne. C'est ce que j’appelle la
« messianicité sans messianisme » :
je dirais qu’aujourd’hui, une des incarnations, une
des mises en acte de cette messianicité, de ce messianisme
sans religion, je la trouverais dans les mouvements
alter-mondialistes. Des mouvements encore hétérogènes,
encore un peu informes, pleins de contradictions, mais qui
rassemblent les faibles de la terre, tous ceux qui se sentent
écrasés par les hégémonies
économiques, par le marché libéral, par le
souverainisme, etc… Je crois que ce sont ces faibles qui
seront à terme les plus forts et qui représentent
l’avenir. Bien que je ne sois pas un militant engagé
dans ces mouvements-là, je mise sur la force faible de ces
mouvements alter-mondialistes qui auront à s’expliquer,
à dénouer leurs contradictions, mais qui sont en
marche contre toutes les organisations hégémoniques
du monde. Pas seulement les Etats-Unis, c’est aussi le Fonds
Monétaire International, le G8, toutes ces hégémonies
organisées des pays riches, des pays forts et puissants,
dont l’Europe fait partie. Ce sont ces mouvements
alter-mondialistes qui sont une des meilleures figures de ce que
j’appellerai la messianicité sans messianisme,
c'est-à-dire sans appartenance à une religion
déterminée. Dans le conflit avec l’Irak il y a
eu beaucoup d’éléments religieux en jeu, et de
tous les côtés – du côté chrétien
comme du côté musulman. Ce que j’appelle
messianicité sans messianisme, c’est un appel, une
promesse d’avenir indépendante pour ce qui vient, et
qui vient comme tout messie dans la forme de la paix et de la
justice, une promesse indépendante de la religion,
c'est-à-dire universelle. Une promesse indépendante
des trois religions quand elles s’opposent entre elles,
puisqu’en fait c’est une guerre entre trois religions
abrahamiques. Une promesse au-delà des religions
abrahamiques, universelle, sans rapport à des révélations
ou à l'histoire des religions. Mon propos ici n’est
pas anti-religieux, il ne s’agit pas de partir en guerre
contre les messianismes religieux proprement dit, c'est-à-dire
judaïques, chrétiens ou islamiques. Mais il s'agit de
marquer un lieu où ces messianismes sont excédés
par la messianicité, c'est-à-dire par cette attente
sans attente, sans horizon de l’événement à
venir, de la démocratie à venir avec toutes ses
contradictions. Et je crois qu’il faut chercher aujourd’hui,
très prudemment, à donner à cette
messianicité force et forme, sans céder aux vieux
concepts de la politique (souverainisme, Etat-national
territorialisé), sans céder aux Eglises ou aux
pouvoirs religieux, théologico-politiques ou théocratiques
de tous ordres, que ce soit les théocraties du Moyen-Orient
islamique, ou que ce soit, déguisées, les
théocraties occidentales. (Malgré tout l’Europe,
la France en particulier mais aussi les Etats-Unis sont des pays
laïques en principe dans leurs Constitutions. J’entendais
récemment un journaliste dire à un américain :
« comment expliquez-vous que Bush dise toujours « God
bless America », que le Président jure sur la
Bible, etc » et l’autre lui a répondu :
« ne nous donnez pas de leçons de laïcité
car bien avant vous, nous avons inscrit dans la Constitution la
séparation de l’Eglise et de l’Etat »,
que l’Etat n’était pas sous le contrôle
d’une religion quelle qu’elle soit, ce qui n’empêche
pas la domination chrétienne de s’exercer, mais là
aussi il faut être très prudent). La messianicité
sans messianisme, c’est ça : l’indépendance
à l’égard du religieux en général.
Une foi sans religion en quelque sorte.
Recueilli
par Maïwenn Furic
(Ris
Orangis, Jeudi 19 février 2004)
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