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LES GUERRES CIVILES RUSSE ET TCHÉTCHÈNE
by Patrick Gillard Monday, Mar. 29, 2004 at 11:41 AM
patrickgillard@skynet.be

Notes de lecture d’un ouvrage d’Anna Politkovskaïa

Aujourd’hui, Vladimir Poutine relie, de manière opportuniste et systématique, le conflit russo-tchétchène à la prétendue guerre au terrorisme international. Bénéfique pour l’État russe tant au niveau intérieur (un nouvel “ennemi du peuple”), que sur le plan des relations internationales (l’entrée de la Russie dans la coalition contre le nouveau fléau mondial), cette liaison fallacieuse remonte au lendemain du 11 septembre 2001. Depuis les attentats de New York et de Washington, le chef du Kremlin ne rate aucune occasion pour rappeler au monde entier sa version favorite de la guerre russo-tchétchène. Poutine a ainsi profité du récent carnage madrilène pour demander aux frileux dirigeants européens encore davantage de compréhension du combat effroyable que mène son armée contre de présumés terroristes en Tchétchénie, c’est-à-dire encore plus de silence complice.

Or, contrairement à l’affirmation intéressée du président russe réélu depuis peu, le conflit russo-tchétchène ne se réduit pas à une simple manifestation caucasienne de terrorisme international. Pour la célèbre journaliste indépendante russe, Anna Politkovskaïa, il s’agit davantage d’une double guerre civile, en constante évolution, qui oppose divers protagonistes séparés par des clivages et des antagonismes irréductibles à la simpliste opposition classique : “soldats russes VS terroristes tchétchènes”. C’est à une analyse plurielle de cette guerre russo-tchétchène qu’elle nous invite dans un récent ouvrage paru en français (1). Quel est son témoignage ?

GUERRE CIVILE EN TCHÉTCHÉNIE

D’abord que les soldats russes agissent dans une impunité quasi totale et permanente en Tchétchénie. Ensuite qu’Alan Maskhadov, l’ancien commandant en chef des forces séparatistes, élu démocratiquement président de la Tchétchénie en 1997, «ne contrôle plus rien ni personne». (2) L’absence de pénalisation pour les membres de l’armée russe d’occupation et la déliquescence des troupes indépendantistes ont favorisé l’apparition d’une «troisième force» tchétchène dont les combattants, qui ne se reconnaissent plus dans les clivages idéologiques traditionnels («occidentalistes» VS «orientalistes» ou «islamistes»), «se battent pour tirer une vengeance personnelle». «Créés pour liquider ceux qui ont tué leurs proches», ces groupes de la troisième force «versent de l’huile sur le feu de la guerre civile intertchétchène» non seulement lorsqu’ils éliminent directement des criminels impunis dans le cadre d’attentats kamikazes, mais aussi quand ils participent à des actions de représailles russes dans lesquelles «leurs intérêts coïncident avec ceux des fédéraux». Ces collaborations ponctuelles sont toutefois sans commune mesure avec l’«hydre monstrueuse» constituée par les brigades criminelles russo-tchétchènes qui terrorisent quotidiennement la population locale dans les tristement célèbres “zatchistka” ou opérations de nettoyage. Et c’est entre autres à cause de tous ces meurtres et massacres impunis suivis de représailles sanglantes qu’Anna Politkovskaïa n’hésite pas à parler d’une guerre civile en Tchétchénie.

GUERRE CIVILE EN RUSSIE

La journaliste de la “Novaïa Gazetta” «n’aime pas Poutine». Parce que le président russe et son équipe ont profité de la fatale servilité de leur peuple pour le manipuler à l’aide de trois «jeux idéologiques dangereux» : le racisme pratiqué surtout à l’égard des Tchétchènes, l’ «antiréconciliation» qui en découle et le «droit à la justice sommaire» dont sont victimes en premier lieu les ressortissants du Caucase. Ce funeste pari gouvernemental favorise la restauration d’une Russie néo-soviétique, voire néo-tsariste, caractérisée, entre autres signes totalitaires, par une presse de plus en plus bridée et une ghettoïsation des Tchétchènes. La réhabilitation d’un régime fort du passé donc, fruit d’une subtile combinaison entre les méfaits d’un collectivisme sclérosé et ceux du capitalisme sauvage des années quatre-vingt-dix. Ou encore le retour d’un certain totalitarisme que Politkovskaïa essaie de traduire dans la terrible métaphore : «Nous continuons à semer Poutine pour récolter Staline» !

Selon la journaliste, la Russie serait en outre divisée «aujourd’hui en deux camps inégaux : ceux qui sont avec les militaires (qui tuent, pillent et violent) et ceux qui s’y opposent. Les premiers sont obligés d’être contre les Tchétchènes (...) [et] ont tous les droits. En revanche, les seconds sont automatiquement considérés comme des partisans des Tchétchènes, et donc des rebuts de la société qu’on peut humilier et piétiner, et pas seulement au sens figuré...» C’est aussi la raison pour laquelle elle «parle à ce propos d’une guerre civile».

Patrick Gillard
Bruxelles, le 29 mars 2004

NOTES

(1) Anna POLITKOVSKAÏA, «Tchétchénie, le déshonneur russe», Paris, Buchet/Chastel, 2003, 189 p. Toutes les citations sont tirées de ce livre.

(2) Cette perte d’autorité a aussi entraîné la disparition de «l’union des anciens chefs de la résistance, renommés pour avoir défendu la liberté de leur terre durant la première guerre [russo-tchétchène] et au début de la seconde».