Les
chevaliers de la compétitivité La question
qui nous préoccupe ici est celle de savoir : d’où
vient cette orientation ? qui l’a propulsée ? Pour
y répondre, il faut remonter en 1983. A ce moment se crée
une organisation qui aura une importance capitale dans la
construction européenne actuelle : la Table ronde des
industriels européens (ERT, selon le sigle anglais). C’est
la réunion d’une petite cinquantaine de présidents
de grandes multinationales européennes, dont celui de
Renault, de Philips, de Shell, de BP, de Bayer, de Siemens.
L’ERT
aura une influence décisive. C’est elle qui promeut
la création d’un marché unique au niveau
européen, puis celle d’une monnaie commune. Et la
Commission européenne reprendra ces idées presque
telles quelles.
Il
est intéressant de noter que le premier argument avancé
par l’ERT pour ses projets est l’emploi. Mais, lorsque
l’on regarde les propositions, il est clair que ce que
veulent les présidents de multinationales, ce sont des
mesures en faveur des entreprises. La Commission n’adoptera
cette logique de raisonnement qu’en 1993, avec le livre
blanc de Jacques Delors (alors président de la Commission)
sur la croissance, la compétitivité et l’emploi.
Mais
l’ERT poursuit son travail de lobbying. Il souffle dans
l’oreille de Delors l’idée de créer un
groupe sur la compétitivité, dépendant de la
présidence de la Commission. Cela sera accepté au
sommet d’Essen en décembre 1994, mais le groupe
n’aura qu’un statut consultatif. Peu importe, il
commence à produire des rapports, qui paraissent toujours
peu avant la tenue d’un sommet européen.
Dans
celui de 1997, ce groupe consultatif sur la compétitivité
(GCC) présente sa philosophie de base : “ Le
GCC considère qu’il n’est pas, pour les pays de
l’Union européenne, de priorité plus élevée
que la création d’emplois et la réduction du
chômage. Il est convaincu que la seule voie qui permette
d’atteindre effectivement et durablement cet objectif est
celle de la compétitivité. Avoir l’ambition de
jouer à nouveau les premiers rôles dans l’économie
mondiale est pour l’Europe la recette du succès dans
la lutte pour l’emploi ” (1). Autrement dit,
l’emploi est la manière de présenter les
choses. Ce qui importe, c’est la compétitivité
des entreprises. Et pourquoi ? pour que celles-ci deviennent
leaders au niveau mondial.
L’Europe
de Lisbonne C’est le raisonnement qu’on
retrouvera au sommet européen de Lisbonne, en mars 2000.
Là, les chefs d’Etat donnent une nouvelle orientation
à l’Union européenne : celle de faire en
2010 de l’Europe “ l’économie de
la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du
monde ” (2).
Pour
cela, ils définissent des objectifs. Ils se traduisent
essentiellement en :
-
diminution des charges pour les entreprises en matière
fiscale, sociale et administrative ;
-
flexibilisation du marché de l’emploi, avec comme
conséquence précarisation des situations sociales,
développement du temps partiel et des contrats
temporaires ;
-
développement des fonds de pension privés, non pour
régler les problèmes de vieillesse, mais pour
alimenter les marchés financiers sur lesquels ces fonds
sont très actifs ;
-
privatisation de services publics, en particulier dans les
domaines des télécoms, du transport, de la poste et
de l’énergie ;
-
orientation de l’enseignement vers le marché...
Et
pour exécuter ce programme, la Commission innove. Elle
propose la méthode ouverte de coordination. Chaque année,
sont définies des orientations générales pour
atteindre les objectifs de Lisbonne. Mais chaque Etat établit
un plan d’action national (PAN), qui définit les
mesures qui vont être adoptées en fonction des
particularités du pays.
De
cette façon, le processus est contraignant, car ce sont les
Etats eux-mêmes qui fixent ce qu’ils vont faire. En
même temps, les citoyens ont l’impression qu’il
s’agit d’une disposition proprement nationale, alors
qu’elle a été concoctée au niveau
européen.
Reprendre
le modèle US pour vaincre les USA L’ERT est un
fervent défenseur de cette stratégie dite de
Lisbonne. Keith Richardson, secrétaire général
de l’ERT de 1988 à 1998, fait du sommet de Lisbonne
le point d’orgue de l’influence de l’ERT sur les
instances européennes (3).
L’UNICE,
la confédération patronale européenne, qui
regroupe les fédérations patronales des pays
européens (membres de l’Union et au-delà), est
sans doute partie en retard sur ce projet. Aujourd’hui, elle
en est également un partisan acharné. Ses reproches,
comme ceux de l’ERT d’ailleurs, concernent la vitesse
à laquelle les projets sont adoptés. Elle veut une
accélération du processus et une prise en charge
effective par les Etats membres des décisions à
mettre en oeuvre dans ce cadre.
C’est
donc pour cela que le gouvernement belge va prendre les mesures
présentées en introduction. C’est pour cela
que la France arrête de payer les allocations de chômage
après une période. C’est pour cela que
l’Allemagne s’en prend elle aussi à son modèle
social.
Lisbonne,
c’est le modèle américain pour battre les
Américains. Voilà le projet majeur de l’Union
européenne. Une Europe sous influence, un slogan
gauchiste ?
(1)
Groupe consultatif sur la compétitivité, La
compétitivité pour l’emploi, premier rapport
au président de la Commission et aux chefs d’Etat ou
de gouvernement, novembre 1997. (2) Conseil européen de
Lisbonne, “ Conclusions de la présidence ”,
Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, point 5. (3) Keith Richardson,
“ Big Business and the European Agenda ”,
Sussex European Institute, Working Papers, n°35, septembre
2000, p.25. http://www.sussex.ac.uk/Units/SEI/pdfs/wp35.pdf
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