arch/ive/ief (2000 - 2005)

Tous pouvoirs confondus
by Patrick Gillard Tuesday, Jan. 20, 2004 at 11:03 AM
patrickgillard@skynet.be

Notes de lecture de l’ouvrage éponyme de Geoffrey Geuens

Dans quelle mesure peut-on aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation libérale tous azimuts, représenter, analyser et critiquer le système capitaliste, en révélant publiquement l’existence de multiples liens organiques qui associent les différents pouvoirs, à travers leurs élites respectives, dans leur soutien continu au système dominant ? Tout lecteur-citoyen qui constate le peu d’écho recueilli par le dernier ouvrage de Geoffrey Geuens, assistant à la section Information et Communication de l’Université de Liège (ULg), est en droit de s’interroger sérieusement à ce sujet. (1) Pourtant - et c’est ce que nous allons essayer de montrer ici - la thèse développée par Geoffrey Geuens est tellement pertinente que la question de la recension ou non de son livre ne se pose même pas. Non seulement d’abord par respect pour le travail colossal abattu par le chercheur liégeois, mais aussi et surtout ensuite par la volonté de mettre à la disposition du plus grand nombre de citoyens - la première mission des médias n’est-elle pas d’informer le public ? -, un outil informationnel inédit leur permettant de saisir plus facilement les rouages complexes et cachés du fonctionnement de nos sociétés dites “démocratiques”.

“État, Capital et Médias à l’ère de la mondialisation”

La thèse centrale et originale de l’essai de Geoffrey Geuens consiste à renvoyer dos à dos les tenants de l’ultralibéralisme et la plupart de ceux que l’on range commodément sous le vocable d’«altermondialistes». Les premiers regardent l’État comme «un acteur dont on pourrait légitimement condamner l’interventionnisme dans le libre-jeu de l’économie de marché» (2), tandis que les seconds le considèrent, au contraire, comme «la victime toute désignée des multinationales». Selon Geuens, malgré leur apparente contradiction au sujet de la place et du rôle de l’État, ces positions «reposent cependant toutes deux sur une même dissociation artificielle de l’économique et du politique». Le livre du chercheur liégeois foisonne d’une telle quantité d’exemples de connexions entre les élites des mondes économique et politique que non seulement «en ce sens, le discours “néolibéral” [- opposé à toute intervention de l’État -] n’est rien d’autre qu’une illusion» mais encore que la croyance d’une grande partie de la mouvance «altermondialiste» dans une régulation étatique de la mondialisation est vaine. (3)

Pour étayer son propos, Geoffrey Geuens dresse alors, de manière systématique, un vaste inventaire des principales instances de pouvoir (capital, politique et médias) à travers lesquelles se tisse, le plus souvent à notre insu, un réseau inextricable de relations associant de manière régulière les principaux dirigeants mondiaux des milieux économique, politique et médiatique dans un projet capitaliste commun, que rejoignent plus ponctuellement certains responsables syndicaux, des personnalités scientifiques et culturelles de renom ainsi que des intellectuels et même quelques représentants de la société civile.

L’ouvrage comporte tellement de renseignements (2000 personnes et 3000 sociétés y sont citées !) qu’il est impossible d’en rendre compte d’une manière quelque peu complète dans l’espace qui nous est imparti ici. Un rapide relevé du contenu de la table des matières devrait néanmoins suffire à prouver toutes les richesses informationnelles que contient le travail du chercheur de l’ULg.

Organisé en cinq parties d’inégale importance, «Tous pouvoirs confondus» - le manuel de l’opposant au Nouvel Ordre Mondial ! - présente, entre autres, sous forme de listes détaillées, les relais politiques des sociétés américaines et européennes appartenant ou non au Top 100 des compagnies industrielles mondiales ou au Top 20 des oligopoles financiers mondiaux, les liens économiques et politiques des grandes sociétés de média et des agences internationales de presse (4), ainsi que les connexions attestant de «la fusion des industries de la défense, de l’énergie, de l’électronique et des télécoms avec l’appareil d’État». Dernier atout, transformant le livre de Geuens en véritable outil de travail, «Tous pouvoir confondus» se clôt sur un double index fort de quelque 64 pages : le premier recense les noms de personnes, le second ceux des sociétés.

Si l’on s’en tient à la première partie de l’essai, où l’auteur nous emmène dans «les coulisses du Nouvel Ordre Mondial» - c’est-à-dire dans les «clubs privés de l’élite» (5), les «chambres internationales du commerce» et les institutions internationales officielles -, on peut par exemple retenir, à l’échelle de la Belgique, que l’ «actuel président [du Groupe Bildeberg, personnage cité plus de trente fois dans le livre] n’est autre que le vicomte Étienne Davignon, symbole de l’imbrication étroite entre le grand capital et l’État, et assurément l’un des premiers [Belges] à avoir réussi avec autant de facilité sa reconversion d’homme politique». On est par ailleurs étonné - mais peut-être s’agit-il de naïveté de notre part ? - d’apprendre que la Fondation Roi Baudouin (FRB) a financé au moins ponctuellement l’Institut Aspen de Berlin, «un des “think thanks” les plus puissants d’Outre-Rhin», filiale d’Aspen États-Unis qui a joué et joue un rôle important dans «la configuration actuelle du Nouvel Ordre Mondial». A en croire Jean-Paul Collette, responsable de la communication à la FRB, «cette contribution» - le soutien financier de la FRB à une conférence de 1999, matérialisée par une publication -, «correspond parfaitement à l’engagement de la FRB dans des projets dits de “société civile” dans les Balkans» (6). Quoi qu’il en soit, la FRB qui est citée à plusieurs reprises dans «Tous pouvoirs confondus» aurait pu faire l’objet d’une notice à part entière. Outre le Groupe Bildeberg et l’Institut Aspen, les «coulisses du Nouvel Ordre Mondial» comptent notamment aussi la Société Mont-Pèlerin, un autre «club privé», composé des héritiers de «l’économiste néoclassique Friedrich Hayek» dont certains adeptes prêchent régulièrement en Belgique, en répandant leur discours néolibéral dans la presse écrite. (Lire par exemple : Corentin de Salle, e.a. codirecteur de l’Institut Hayek, La politique agricole tribale, dans La Libre Belgique, vendredi 16/1/2004, p. 23).

Même s’il soulève notre admiration, un travail d’une telle ampleur et contenant autant de renseignements, n’est forcément pas exempt d’erreurs. En repérer quelques unes et les signaler ne signifie pas diminuer le mérite bien réel de l’auteur. Que du contraire! Cette démarche critique vise seulement à rencontrer deux objectifs : à court terme, faciliter la compréhension des futurs lecteurs ; à moyen terme, améliorer encore la qualité de «Tous pouvoirs confondus» et ce, pour une réédition à venir.

L’on regrettera par conséquent, au niveau de la forme - même si c’est sans gravité -, les quelques coquilles qui ont échappé à la sagacité du correcteur (cf. par exemple à la page 115), les petites erreurs dans la restitution exacte des citations (cf. par exemple à la page 75, où il est question du “Kurménistan” au lieu du Turkménistan) et, enfin, l’absence du propre ouvrage de l’auteur («L’information sous contrôle») mais aussi celle de celui de Peter Franssen («Le 11 septembre», Anvers, EPO, 2002) dans la bibliographie générale.

Plus important puisqu’il s’agit du contenu, précisons d’abord que si Camille Gutt possédait effectivement déjà une expérience bancaire (Société Générale et groupe Empain) lorsqu’il devint ministre belge des Finances dans le gouvernement Theunis en 1934, il n’avait pas encore fait son entrée dans le groupe Lambert (contrairement à ce qui est écrit à la page 226) - dans lequel il n’entrera qu’en 1951, au terme de son mandat de président du Fonds Monétaire Internationale -, ni accédé à la présidence de Ford Motor Cy Belgium, poste qu’il n’occupera aussi qu’après la Seconde Guerre mondiale (7). Dans la même catégorie de remarques, ramenons ensuite le chiffre d’affaires astronomique (4 billions de dollars annoncés à la page 311) du Groupe de Compagnies Cisneros à 4 milliards de dollars. S’agissant enfin, d’une part, de «La [fameuse] Lettre d’Amérique», publiée, entre autres, dans Le Monde et dans Le Soir en février 2002 et où une soixantaine d’intellectuels, avec lesquels Geoffrey Geuens nous permet de faire plus ample connaissance, «justifient et expliquent leur soutien à la “guerre contre le terrorisme” menée par les États-Unis en Afghanistan» et, d’autre part, de la «Lettre de citoyens américains à leurs amis d’Europe» rédigée, deux mois plus tard, en réponse à la première, le chercheur de l’ULg signale (à la page 379) «que cette seconde lettre ne connut pas dans la presse occidentale l’écho de la précédente». Admettons. Mais il nous faut quand même préciser que non seulement Le Soir publia cette seconde lettre (8) mais encore que La Libre Belgique attendit le mois d’avril de la même année pour faire connaître simultanément le contenu de ces deux lettres à ses lecteurs (9).

Ces minuscules erreurs et petites omissions n’enlèvent vraiment rien à l’intérêt du travail de Geoffrey Geuens qui repose sur une thèse dont la solidité peut se vérifier à loisir, entre autres, dans la presse quotidienne belge francophone.

Ainsi, exagère-t-on si l’on dit que Baudouin Velge, le directeur du département économique de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), donnait les directives du monde patronal au gouvernement belge à la veille de sa retraite en conclave, lorsqu’il a écrit, par exemple, dans un texte aux accents ultralibéraux : «Le gouvernement doit (10) soutenir l’évolution technologique de notre industrie» (11) ?

Ne faut-il pas également donner raison à Geoffrey Geuens dans sa dénonciation de la collusion organique des mondes économique et politique quand Baudouin Velge, encore, réclamant dans le même plaidoyer néolibéral «une réflexion approfondie sur les conditions à remplir pour obtenir et garder le droit au chômage et à la retraite» (11) reçoit une réponse positive et immédiate à travers les «nouvelles règles pour le contrôle des chômeurs» préconisées (et retenues pour une grande part par les membres du gouvernement belge) par le ministre socialiste flamand de l’Emploi et des Pensions, Frank Vandenbroucke, qui envisage ni plus ni moins que la suppression totale des allocations de chômage dans certains cas de figure (12) ?

Patrick Gillard, historien
Bruxelles, le 19 janvier 2004

Notes

(1) Geoffrey GEUENS, Tous pouvoirs confondus. Etat, Capital et Médias à l’ère de la mondialisation, Anvers, EPO, 2003, 471 p. 29 €. A ma connaissance, la couverture de presse dont a bénéficié cet important ouvrage se résume en gros à : un avis d’un lecteur averti anonyme déposé sur le site Web de La Libre Belgique le 12/4/2003, une chronique de Jean SLOOVER parue dans Le Vif/L’Express avant d’être publiée sur le site Web d’Alternatives Économiques, un bref commentaire signé Serge HALIMI dans Le Monde diplomatique de juin 2003 et à deux papiers proches de l’interview parus, l’un, dans lmagine et, l’autre, dans Le Journal du Mardi.
Remarquons au passage que les «Principes élémentaires de la propagande arc-en-ciel» de Vincent DECROLY et Erik RYDBERG, sortis de presse à la même époque, avaient buté, à l’approche des élections législatives belges de mai 2003, sur le même genre de mur médiatique, même si, reconnaissons-le, La Libre Belgique avait accepté d’en parler dans son édition du mercredi 7/5/2003.

(2) Sauf indication contraire, toutes les citations sont extraites de «Tous pouvoirs confondus».

(3) A cette thèse principale, s’ajoute la démonstration de la militarisation progressive de l’économie mondiale.

(4) Il n’est pas question de la Belgique dans cette partie puisque l’auteur a déjà étudié cette problématique dans un ouvrage spécifique. (Lire : Geoffrey GEUENS, L’information sous contrôle. Médias et pouvoir économique en Belgique, Bruxelles, Labor/Espace de Liberté, 2002, 95 p.).

(5) Exemples : le Groupe Bildeberg, la Commission Trilatérale, le Forum International Mondial de Davos, etc. Véritables gouvernements de l’ombre fixant l’agenda politique, les deux premiers «clubs» susmentionnés fonctionnent, toute proportion gardée, de la même manière que les célèbres «Petits Déjeuners Financiers» belges, qui existent depuis quinze ans. «Sur invitation personnelle et non transmissible», avec un «nombre de participants strictement limité», «la Direction et les Consultants de Robert Half Finance & Accounting, en collaboration avec Pierre Loppe, Rédacteur en chef de La Libre Entreprise, (...) invitent à leur “Petit Déjeuner Financier” exceptionnel qui aura lieu de 8h30 à 9h30 chez Euronext (...) le 20 janvier 2004». Les invités de cette rencontre, soutenue aussi par le journal De TIJD, sont Fientje MOERMAN, ministre des Affaires Économiques, Didier REYNDERS, ministre des Finances, Antoon DIEUSART, de la société BASF et Luc WILLAME de la société AGC Flat Glass ; le thème du débat est éloquent : «Verhofstadt II et l’esprit d’entreprise» ! (Cf. La Libre Belgique, mardi 6 janvier 2004, p. 21)

(6) Communication de Jean-Paul COLLETTE, 8/1/2004.

(7) Guy VANTHEMSCHE, Gutt Camille, Adolphe, dans Ginette KURGAN-van HENTENRIJK, Serge JAUMAIN et Valérie MONTENS, Dictionnaire des patrons en Belgique. Les hommes, les entreprises, les réseaux, Bruxelles, De Boeck Université, 1996, p. 337-338.

(8) Lettre à nos amis en Europe, dans Le Soir, Édition Bruxelles, samedi 13 et dimanche 14 avril 2002, p. 11.

(9) Les Américains face à eux-mêmes, dans La Libre Belgique, 8 avril 2002, p. 9.

(10) C’est nous qui soulignons.

(11) Baudouin VELGE, Plus d’opportunités pour plus d’emplois, dans La Libre Belgique, jeudi 15/1/2004, p. 20.

(12) V[incent] R[OCOUR], Nouvelles règles pour le contrôle des chômeurs, dans La Libre Belgique, jeudi 15/1/2004, p. 7.