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Cancun : les raisons de la colère
by Agnès Bertrand, Laurence Kalafatide Tuesday October 14, 2003 at 03:05 PM
[posted by han]

Cancun, un échec, un gâchis, une occasion manquée ? de nombreux éditoriaux ont présenté l'issue de cette conférence ministérielle de l'Organisation mondiale de commerce -Mexique 10-14 septembre- comme une défaite pour l'ensemble de la planète. Des interprétations fallacieuses s'entremêlent avec quelques vérités de surface pour véhiculer trois messages.

L’échec de Cancun signifierait :

Une menace pour les petits pays, qui manipulés par les ONG seraient, au bout du compte, les grands perdants de l'issue de Cancun.
Un recul dangereux du système multilatéral
Une perte économique pour toutes les populations du globe.

Quant aux raisons profondes de l'effondrement de cette 5 ° ministérielle de l'OMC, la presse se montre moins prolixe. L'analyse de ses enjeux et son déroulement cèdent la place à des arguments moralisateurs. Le refus des pays du Sud à se plier aux diktats de la Quad (USA,Union Européenne, Canada, Japon) est réinterprété comme un geste irresponsable qui les mènera à leur perte.

Mais qu'est ce qui a réellement échoué à Cancun ? Pourquoi et comment cette conférence s'est elle soldée d'une fin de non recevoir des pays du Sud ? Cela doit être dit. Le round imposé par les négociateurs américains et européens lors de la ministérielle de Doha (Qatar, nov 2001), cyniquement rebaptisé « round du développent », chargeait celle de Cancun, d'un "menu" de négociation extrêmement lourd de conséquences, avec :

1 - la révision d'accords existants, principalement
l'accord agricole, qui dicte le sort de milliards de paysans du Sud, -
l'accord sur la libéralisation du commerce international des services, - à travers la révision de l’AGCS, visant la privatisation des services les plus vitaux (eau, éducation, santé)

2 - les quatre nouveaux accords, dits "matières de Singapour", que les pays puissants n'avaient pu imposer ni à Singapour (1996) ni à Seattle (1999) : l'accord sur l'investissement, ou le retour de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI); l’accord sur les politiques de concurrence, l’accord sur les marchés publics, l’accord sur « la facilitation commerciale ».
Il s’agit de cadres juridiques contraignants qui restreignent davantage la marge de manœuvre des Etats face aux grandes firmes transnationales. Les pays du Sud les estiment dangereux , et les considèrent comme autant d’instruments de "recolonisation".
Or pour préparer Cancun, l'OMC a bafoué ses propres règles. Seuls les intérêts des pays dominants se trouvent transcrits dans le projet de déclaration ministérielle. Des ambassadeurs du Sud sont écartés de réunions préparatoires décisives. L'opposition formelle d'une cinquantaine de pays au lancement de nouveaux secteurs de négociation n’est pas prise en compte
En ce qui concerne l'agriculture, le projet de déclaration ministérielle reprend l’accord euro-américain de la mi-aout. Il engage les pays du sud à s'ouvrir encore davantage aux exportations subventionnées du Nord, tout en reportant aux calendes grecques la baisse promise des subventions agricoles des pays riches, soit plus d'un milliard par jour. Indignation et frustration des pays du Sud, arrogance et volonté de domination de la part de la Quad : c'est dans cet état d'esprit que les ministres et les délégations se retrouvent dans la laideur ultra mondialisée de la zone hôtelière de Cancun. D'entrée de jeu, la plus grosse pomme de discorde porte sur le dossier agricole. Devant le coup de force euro-américain, la fronde du Sud s'organise. Le groupe des 21, qui compte l’Inde, le Brésil, la Chine, l'Afrique du Sud, entre en action. Ses revendications portent principalement sur l'accès aux marchés du Nord pour leurs exportations et sur l'élimination des subventions euro-américaines .

Fait historique, 62 petits pays forment de leur côté une nouvelle Alliance, regroupant l’Union Africaine, les ACP (Afrique-Caraîbes—Pacifique) et les Pays les Moins Avancés. Cette alliance s’accorde sur une tout autre base. Elle réclame le droit à protéger l'agriculture de subsistance , une question de survie pour les petits paysans. Leurs confidences, recueillies dans les couloirs, témoignent d’une remise en cause des fondements même de l'OMC.

Dans l’impasse totale, les pourparlers sur l’agriculture cessent avant même que les négociations à proprement parler ne commencent ! C'est alors qu'armée d'une brillante stratégie, la Quad qui n'a pas lâché d'un pouce sur l'agriculture, impose la reprise des discussions par les matières de Singapour.
Une nouvelle déclaration ministérielle, distribuée le13 septembre, qui conditionne les négociations sur l’agriculture à l’acceptation des quatre nouveaux accords, fait l'effet d'une bombe. De plus personne ne peut dire comment et par qui elle a été rédigée. Une chose est claire,toutes les positions des pays du Sud ont été traitées par le mépris le plus absolu. Il est beau le multilatéralisme!
Le président de la conférence, le ministre mexicain des affaires étrangères, Ernesto Derbez, tente en vain de débloquer la situation. Alors qu’après Seattle, promesse avait été faite qu’il n’y aurait plus jamais de réunion de chambre verte, Derbez convoque à huit clos neufs ministres. La tension monte. A huit heures du matin, une nouvelle « chambre verte » se met en place, à trente cette fois.

Face à l’arrogance de la Quad, les pays du Sud qui n’ont plus rien à perdre opposent un refus catégorique. La séance de négociation doit être suspendue. En hâte, le Commissaire Européen Pascal Lamy consulte son comité d’experts-le Comité 133- et revient en annonçant, magnanime, qu’il veut bien « lâcher » sur l’investissement et les politiques de concurrence. Trop tard. Successivement, les ministres du Kenya, du Zimbabwe et de l’Ouganda suivis de l’Inde, et du Brésil ont déjà quitté la salle. Craignant l’implosion de l’OMC, le président Derbez a annoncé la clôture de la réunion ministérielle .
Les grands négociateurs qui se lamentent de l’échec de Cancun, dans leur excès d’orgueil et de mépris ont de facto coulé la ministérielle. Qu’ils n’accusent pas le Tiers Monde de mettre en danger le système multilatéral. En s’acharnant à manipuler le processus de décisions, ils sont les artisans de cette déconfiture. S’agit-il d’ailleurs, d’un recul du multilatéralisme ?

Depuis l’entrée en vigueur de l'OMC, les Etats-unis refusent à répétition de se soumettre aux verdicts de son tribunal . Quand l'Europe gagne dans un litige contre les USA, de peur de fâcher son grand partenaire, elle se garde d'appliquer les représailles commerciales qu'elle est en droit d’exercer. Ni l’Union européenne, ni les USA n'ont honoré leurs promesses de baisser, à l’entrée en vigueur de l’OMC, leurs subventions agricoles en échange de l’ouverture des marchés des pays du Sud. En fait de multilatérale, la règle maîtresse de l'OMC, est " Je protège, tu démantèles". Autrement dit, c’est l’institutionalisation de la loi du plus fort. Dès que les voix des pays faibles s’élèvent pour défendre leurs droits, les puissants crient au loup, parlent de « positions maximalistes ’ et déclarent que l’OMC est une « organisation médiévale ».
Il faut au contraire saluer le courage, en particulier des pays « économiquement faibles », qui les premiers ont osé quitter la table des négociations. Ils nous donnent une leçon de démocratie internationale, que nous ferions bien d’écouter.
L’expansionnisme de l’OMC a été bloqué. C’est une victoire. Mais attention, rien n’est pour autant réglé. Parmi les dossiers en cours à l’OMC , l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) laisse planer une redoutable menace sur les services publics et les droits sociaux. Au nord comme au sud cette prochaine bataille sera décisive.


Agnès Bertrand, Laurence Kalafatides,
Auteures de « l’OMC, le pouvoir invisible » fayard 2002