arch/ive/ief (2000 - 2005)

Cuba, pays menace ou régime aux abois?
by François Houtart Monday October 06, 2003 at 03:15 PM

Ayant été mis en cause dans l’article d’Hélène Passtoors à propos de Cuba, sur base d’allusions ne correspondent pas à ma position, voici le texte que j’avais préparé en mai dernier sur le sujet et qui sera la base de mon exposé à la réunion du 4 octobre.

A Cuba, la guerre de l'Irak a ranimé les craintes d’une intervention américaine. Par ailleurs, dans le monde entier, les réactions se sont multipliées contre la condamnation à de lourdes peines de prison de quelques 75 personnes et l'exécution de 3 jeunes noirs ayant détourné un ferry. Elles ne sont pas seulement le fait de ceux qui veulent la chute du régime, mais de personnes telles que Saramago, prix Nobel de littérature. Réactions politiques, morales, émotionnelles, d'ennemis ou d'amis déçus. Cependant, peu d'analyses ou d'interrogations sur le contexte.

Le traumatisme provoqué par l'agression contre l'Irak fut considérable à Cuba, même si Colin Powel avait déclaré que les Etats-Unis n'envisageaient pas, pour le moment, le recours à la force contre l'île. Il existait une conviction profonde - objective ou non - que Cuba serait une des prochaines cibles. Le pays fut placé, par les Etats-Unis, sur la liste des 7 pays qui abritent des terroristes, avec l'Irak, l'Iran, la Syrie, la Libye, la Corée du Nord. L'ambassadeur américain à St Domingue a déclaré : «Les événements de l'Irak sont un signal fort pour Fidel Castro» et Jeb Bush, le frère du Président et gouverneur de Floride affirma : «Après le succès de l'Irak, nous devons nous tourner vers notre voisin». John Bolton, sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères accusa Cuba de fabriquer des armes de destruction massive. A West Point, George W. Bush déclara : «Nous sommes prêts à attaquer dans n'importe quel point du monde».

En même temps, l'accord migratoire de 1994, prévoyant l'octroi de 20 000 visas d'entrée aux Etats Unis par an fut pratiquement gelé depuis mi-2002, ce qui explique, en partie, la multiplication des détournements d'avions et de bateaux. La migration illégale, sévèrement réprimées pour les autres latino-américains, est encouragée pour les Cubains, qui reçoivent automatiquement une carte de séjour et la nationalité américaine après deux ans. Xavier Witaker, chef du bureau de Cuba au Département d'Etat, déclara en avril, que les détournements d'avions et de navires constituaient une menace contre la sécurité des Etats-Unis. Or, entre 1968 et 1984, 71 avions américains avaient été détournés sur Cuba; 69 pirates de l'air y avaient été condamnés et les 2 derniers renvoyés aux Etats-Unis afin de mettre fin aux séquestres, tous les appareils ayant été retournés. Par contre, entre 1953 et 2001, 51 avions cubains furent détournés vers les Etats Unis, les auteurs des faits très bien accueillis et presque aucun appareil restitué.

Cette année, la radio cubaine de Miami (Radio Marti) a pratiquement doublé ses heures d'émission (2.200 heures semaine sur 24 fréquences) et Colin Powel a annoncé le 24 avril, qu'une somme de 26 million 900 mille dollars lui serait allouée par le Gouvernement américain, pour lui permettre d'intensifier ses attaques contre le régime.

Depuis 2002, un nouveau chargé des intérèts américains à Cuba (il n'y a pas de relations diplomatiques), Mr James Cason se trouve àà La Havane. Il fut l'appui des Etats Unis à l'opposition politique interne au Nicaragua, durant les années 80 et envoyé par Otto Reich, lui-même d'origine cubaine et sous-secrétaire d'Etat pour l'Amérique latine au Département d'Etat. Il doit remplir une mission semblable à Cuba. Selon ses propres déclarations, il a parcouru en moins d’un an, plus de 7 000 km dans l'île pour organiser l'opposition et a dépensé des centaines de milliers de dollars. Il a présidé à la création de la Jeunesse libérale et il organisa à l'ancienne ambassade et dans sa résidence privée de nombreuses rencontres de dissidents. Pendant ce temps, en mai 2003, 14 diplomates cubains (7 de Washington et 7 des Nations Unies) furent expulsés des Etats-Unis sans raisons officielles. Il faut rappeler que depuis le début de la révolution, les opérations américaines contre le pays ont coûté près de 3 500 vies humaines et que le président Fidel Castro a fait l'objet de nombreuses tentatives d'assassinat de la part des services secrets américains. Durant sa campagne électorale, le président Bush n'avait d'ailleurs pas hésité à menacer de le faire disparaître physiquement.

Estimant qu'il fallait réagir fermement, mais sans tomber dans la provocation (en expulsant le représentant américain, par ex.), le gouvernement cubain décida d'arrêter quelques 75 personnes, ayant participé aux réunions de l'ex-ambassade américaine et ayant reçu un appui matériel. Les peines encourues (6 à 28 ans de prison) n'ont guère soulevé de réactions dans la population, qui n'apprécie pas la collusion avec les Etats-Unis, s'agissant, par ailleurs, d'une opposition qui n'a que peu de soutien populaire. Les mesures se voulaient un signal à James Cason.

Trois des auteurs d'un détournement d'un ferry local, amené en pleine mer avec 34 passagers, tombé en panne de fuel dans une mer agitée, ramené sur la côte par la marine cubaine, furent finalement arrêtés après avoir menacé de mort les otages. Ils furent condamnés à mort et exécutés. La peine de mort existe encore à Cuba, mais un moratoire avait été respecté depuis plusieurs années. En l'appliquant à nouveau, le gouvernement désirait donner la preuve qu'il ne voulait pas qu'éclate une crise migratoire, capable de devenir un prétexte d'intervention pour les Etats Unis. Une bonne partie de l'opinion cubaine réagit négativement à l'exécution de ces trois hommes, malgré le fait qu'ils étaient des délinquants notoires (l'un d'eux condamné précédemment pour meurtre), car ils n'avaient tué personne.

Avec raison, à l'extérieur et à l'intérieur de Cuba, on condamne aujourd'hui la peine de mort. Beaucoup reprochent à Cuba de ne pas se distinguer sur ce point des Etats-Unis, où 2000 condamnés se trouvent dans le couloir de la mort et où le président Bush signa 159 arrêts d'exécution capitale durant son mandat de gouverneur du Texas. Le 1 mai, devant plus d'un million de personnes, Fidel Castro déclara : «Nous respectons les opinions de ceux qui pour des raisons religieuses, philosophiques ou humanitaires s'opposent à la peine capitale, que les révolutionnaires cubains abhorrent également pour des raisons plus profondes que celles apportées par les sciences sociales sur les délits et qui sont à l'étude dans notre pays. Un jour viendra où nous pourrons accéder à cet espoir si noblement exprimé ici, par le pasteur, Lucius Walker [président des Pasteurs pour la Paix aux Etats-Unis] d'abolir cette peine. La révolution cubaine a été placée face au dilemme de protéger la vie de millions de compatriotes en sanctionnant de la peine de mort trois des principaux auteurs du détournement d'une embarcation de passagers...mettant gravement en péril la vie des passagers et créant les conditions propices d'une agression contre Cuba».

Nombreux sont ceux, à l'extérieur et à l'intérieur, qui estiment que le gouvernement cubain a mal réagi, en décrétant des peines de prison trop lourdes et en appliquant la peine de mort, tombant ainsi partiellement dans le piège tendu par les Etats-Unis, réagissant de manière insulaire, obligé ainsi de payer un prix politique considérable en Europe et déviant d'une position éthique dont la révolution cubaine s'était toujours revendiquée (1). La désapprobation ne peut cependant signifier le rejet d'une des «plus importantes expériences sociales de notre temps» comme l'expriment plus de 3000 personnalités à travers le monde, dont Rigoberta Menchu et Adolfo Perez Esquivel, prix Nobel de la paix, Eduardo Galenao ou Ernesto Cardenal.

Peut-on, en effet, ignorer la priorité mise sur la santé (le plus bas taux de mortalité infantile et le plus haut taux de médecins par habitants du continent, y compris les Etats-Unis), sur l'éducation (30 fois plus d'universitaires qu'avant la révolution et 99 % d'enfants scolarisés jusqu'à la 9eme année) et sur la culture (20 000 étudiants dans les écoles d'art) ? Peut-on ignorer le fait que la répartition des revenus soit la moins inégalitaire de la planète ou que 85 % des gens soient propriétaires de leur habitat ou encore la solidarité internationale (3000 médecins dans les pays du Tiers Monde et des milliers d'étudiants de ces régions boursiers en médecine, sport et art) ?

Certes, la situation s’est détériorée économiquement, touchée par l'état du marché mondial (le prix du sucre) et handicapée par un embargo américain de plus de 40 ans. Les mesures de survie économique (investissements étrangers, tourisme de masse, dollarisation) minent l'esprit du socialisme et recréent de nouvelles distances sociales. Le peuple cubain est fatigué de tant d'années de rationnement, même si l'essentiel est assuré pour tous. Les jeunes, scolarisés à des niveaux très élevés, et qui n'ont pas connu le passé, aspirent à mieux consommer et à voyager. La grande majorité de la population ne désire pas le retour au capitalisme, mais souhaite un niveau de vie plus élevé et plus de démocratie politique.

Le parti unique, avec pluralité interne et des mécanismes réels de décisions consensuelles, apparaît, à beaucoup, comme un moindre mal dans une situation tendue, en tout cas mieux qu'une démocratie, dotée de dizaines de partis politiques, mais dont la moitié de la population souffre de la faim et vit dans la misère, comme dans bien de pays du Tiers Monde.

Il existe une opposition politique à Cuba, qui a ses revues, ses sites web et ses rencontres, même si ce n'est pas sans tracasseries. Le groupe d'origine catholique est dirigé par Oswaldo Paya Sardinas, qui non seulement n'a pas été arrèté, mais qui a pu se rendre à Strasbourg pour recevoir le prix Sakharov du Parlement européen et aux Etats-Unis, où il a rencontré Colin Powel et les Cubains de Miami. Le «Courant socialiste démocrate cubain» publie la revue Nueva Frontera et a formé le Mouvement de la Jeunesse social-démocrate. Contrairement aux premiers, il se démarque totalement des Etats-Unis. Il faut cependant reconnaître que ces mouvements d'opposition restent minoritaires.

Irak aujourd'hui, Cuba demain, écrivait Angel Guerra Cabrera, dans La Jordana de Mexico le 4 avril dernier. Cela décrit bien l'atmosphère qui régnait à Cuba en mars dernier. Une telle situation ne peut en rien contribuer à faire évoluer la situation interne. La crainte est que l'imposition de l'extérieur d'une libéralisation politique ne débouche, en fait, sur le rétablissement du droit du plus fort, comme les expériences récentes en Russie ou en Irak le démontrent.

Le cas de Cuba peut être comparé avec d’autres, afin de mieux le comprendre, même si aucune situation dans le monde n’est absolument semblable à une autre. Ce n’est pas parce que l’on condamne les attentats suicides tuant aveuglément, que l’on se désolidarise de la cause palestinienne. Ce n’est pas parce que l’on désapprouve les méthodes utilisées pendant un temps par les Tamouls à Sri Lanka, que la cause tamoule perd sa légitimité. De même, ce n’est pas parce que l’on exprime son désaccord avec les exécutions ou avec la lourdeur des peines imposées dernièrement, que l’on doit jeter par dessus bord tout l’apport de la révolution cubaine. L’abandon d’une analyse politique est une victoire sur les esprits pour le système dominant (2).

C’est ce que le pasteur Raul Suarez, ancien président du Conseil des Eglises de Cuba et directeur du Centre Martin Luther King, opposant depuis toujours à la peine de mort à Cuba, exprimait en disant : «Cuba a besoin de changement : oui, mais à l’intérieur de l’esprit de la révolution. La réponse n’est ni le consumérisme du Nord, ni la misère du Sud. Sans sacraliser, ni idéaliser la révolution cubaine, je continue à croire en Cuba comme alternative au capitalisme. La révolution n’est pas parfaite. Il s’agit de construire un nouveau projet socialiste comme alternative au vieux monde socialiste».

Notes:
(1) Cuba les cubains répondent aujourd’hui que leur réaction a été payante, car les accords migratoires ont été rétablis, le dernier détournement d’avion sanctionné et l’appareil restitué. Mr. Carson a restreint ses déplacements et pour la première fois depuis 40 ans un navire américain est venu débarquer de la marchandise dans l’île.

(2) C’est le cas de la position d’Amnesty International, par exemple, quant l’organisation parle de contacts avec des représentants diplomatiques, sans dire qu’il s’agit des Etats-Unis, ce qui dans le cas de Cuba, prend un tout autre sens et permet de se poser des questions sur le concept de «prisonniers de conscience».