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Semira Adamu: lettre ouverte à Laurette Onkelinx
by Femmes en noir Friday September 26, 2003 at 01:59 PM

A l’heure où vous lisez ces mots, Semira Adamu devrait avoir 25 ans. Elle ne les aura jamais. Comme vous le savez, elle a été asphyxiée à mort par des gendarmes lors de son expulsion, le 22 septembre 1998.

Originaire du Nigéria, elle avait voulu échapper à un mariage forcé, dans un pays où cette pratique est courante , où , comme le rappelle une actualité brûlante, les femmes adultères risquent la lapidation, et où les droits des femmes sont, de manière générale, peu de choses. L’asile dans notre pays lui avait été impitoyablement refusé, comme à tant d’autres avant et après elle - mais sans doute son cri à elle avait-il moins de chance encore d’être entendu puisque c’était, aussi, un cri de femme.

Cinq ans plus tard, les premières audiences du procès des ex-gendarmes (devenus policiers depuis la réforme des polices) semblent hélas indiquer qu’après avoir refusé protection et liberté à Semira dans la vie, puis l’avoir fait mourir, il peut aller de soi aujourd’hui de lui refuser toute considération dans la mort.
Car ce qui aurait pu – ce qui aurait du – être l’occasion d’un douloureux examen de conscience quant aux violences systématiques attachées à la politique d’expulsions est en passe de devenir un véritable message d’impunité à l’adresse des policiers trop zélés d’hier…et de demain. Sans jamais chercher à combler les lacunes d’une instruction bâclée et partisane, soucieuse avant tout d’alléger le dossier des prévenus, les juges ont ainsi, tout au long des premières audiences, su se montrer remarquablement prévenants à l’égard des accusés et de leurs collègues témoins. S’agissant par exemple du cameraman qui a filmé sans état d’âme l’interminable étouffement, et qu’un témoin aurait vu maintenir Semira par les cheveux, mais qui comparait aujourd’hui comme simple témoin, c’est bizarrement la partie civile qui a du se charger de mettre en pièce, en quelques questions de simple bon sens, ses explications manifestement mensongères quant aux étranges – ou trop compréhensibles- 8 minutes d’interruption sur la bande vidéo. La cour, pleine de bienveillance, n’avait quant à elle pas cru devoir se monter trop incisive à ce sujet, pas plus que sur bien d’autres d’ailleurs. Elle s’est faite beaucoup plus dure et cassante lors de l’audition de Lise Thiry, la marraine de Semira. Alors même qu’il avait laissé sans sourciller les accusés pleurer complaisamment sur leur propre sort, sans jamais laisser entendre le plus infime remord quant au sort de leur victime, le président du tribunal, qui à aucun moment n’a cru bon de s’inquiéter le moins du monde de cette totale indifférence, s’est chargé par contre de rappeler sèchement Mme Thiry à plus de concision après que celle-ci se soit permis d’évoquer la jeune femme intelligente et généreuse qu’a été Semira Adamu, et qu’elle ait tenté de décrire dans quelles conditions elle l’avait une dernière fois revue, morte. La cour saura se faire plus patiente pour écouter longuement, lors des audiences suivantes, divers témoins, tous solidaires de la mise en œuvre des expulsions, et qui peindront Semira sous un jour très sombre. Qu’importe par contre que Semira ait déclaré, selon Mme Thiry, se sentir en danger de mort dès une quatrième tentative d’expulsion, où déjà avait été utilisée la technique du coussin. Qu’importe les dures conditions de détention en centre fermé, pourtant si révélatrices du climat général de violences systématiques dont sont victimes tous ceux et celles qui refusent de se résigner à leur expulsion. Qu’importe qu’une volonté de désinformation organisée ait pu oui ou non être perceptible dès les premiers moments qui ont suivi la mort de Semira.
Qu’importe que lors de l’instruction, un inspecteur de police ait pu clairement laisser entendre son intention d’orienter l’enquête à charge, non à l’encontre des gendarmes qui ont étouffé Semira, mais à l’encontre de ceux qui, de l’extérieur, cherchaient à venir en aide aux détenus des centres fermés…

Certes, le dossier d’instruction sur lequel doit s’appuyer le tribunal s’avère souvent lacunaire. Mais ces lacunes, qui ne peuvent expliquer, ni encore moins justifier l’attitude de la cour, suscitent plutôt différentes questions.

1. L’évidente partialité de l’instruction ne s’explique-t-elle pas par le seul fait que soient mis en cause dans cette affaire plusieurs membres des forces de l’ordre, et à travers eux, l’Etat ? Le simple fait, par exemple, que les enquêtes et interrogatoires soient confiés, dans de tels cas de figure, à d’autres membres des forces de l’ordre ne devrait-il pas conduire à des procédures particulières de vigilance et de contrôle ?

2. Pourquoi dès lors le tribunal n’exige-t-il pas que soient éclaircis au cours des audiences tous les points manifestement négligés au cours de l’instruction ?
Ainsi, et pour ne citer que quelques exemples : ne serait-il pas élémentaire de visionner, ou de faire visionner, le contenu des autres bandes vidéos, tournées à l’occasion d’autres expulsions ou tentatives d’expulsion (et d’ailleurs pas seulement celles impliquant les accusés) ? Il y a là, à l’évidence, des renseignements essentiels sur les violences systématiques lors des expulsions, qui pourraient venir éclairer sous un jour assez cru le contenu probable des 8 minutes qui manquent aujourd’hui à la bande vidéo. Dans le même ordre d’idées, et vu les nombreux témoignages concordant allant dans ce sens, il serait certainement nécessaire de s’interroger soigneusement sur les comportements racistes des accusés, voire de vérifier la rumeur persistante leur attribuant des sympathies avec l’extrême droite. Il est totalement choquant, en la matière, de se contenter d’écouter sans réagir tel accusé expliquer sa participation volontaire aux opérations d’expulsion par son amour et sa curiosité pour les autres cultures. De manière générale, de nombreuses affirmations des accusés auraient du (et pu facilement) être vérifiées, et ne semblent pas l’avoir été. Comme par exemple la prétendue défectuosité de l’accoudoir sur lequel Semira a été écrasée, et dont l’usage probablement volontaire est d’autant plus significatif qu’il avait déjà conduit par le passé à des incidents graves.
Pourquoi s’être presque exclusivement contenté jusqu’à ce jour de la comparution à l’audience de témoins professionnellement liés aux expulsions (sans demander toutefois à entendre le gendarme qui avait dénoncé les violences d’un des accusés lors d’une précédente expulsion), et pourquoi n’avoir pas demandé la comparution de nombreux autres témoins susceptibles d’éclairer les pratiques habituelles en matière d’expulsion et de politique de refoulement ? Qu’il s’agisse de victimes de violences elles-mêmes, de pilotes ou de passagers, de nombreux témoignages concordants (et pris par exemple au sérieux par une association comme Amnesty International) laissent entendre que la mort de Semira ne peut en aucun cas être considérée comme un simple accident malencontreux. Dans le même ordre d’idées, et au lieu de s’en tenir ici encore aux seuls témoignages unilatéraux des personnes professionnellement impliquées, ne serait-il pas judicieux d’entendre aussi, s’agissant des conditions de détention dans les centres fermés, le témoignage de personnes les ayant subies ? Ou de faire verser au dossier tel rapport des médiateurs fédéraux, qui, pour ne concerner que le centre de Bruges, n’en est pas moins très révélateur ?

3. N’est-il pas préoccupant par ailleurs, et surtout compte tenu des disfonctionnements évoqués ci-dessus, que l’entière publicité des débats ne soit toujours pas assurée à ce jour, et que de nombreuses personnes se soient vu refuser par la police l’accès aux audiences, alors même que des policiers en civil, prétendument en service il est vrai, continuaient eux de pouvoir entrer ?

4. N’est-il pas extrêmement choquant enfin, eu égard en particulier aux faiblesses du dossier d’instruction, que le procureur, témoignant ainsi d’une belle indifférence quant aux questions évoquées ci-dessus, se permette de prononcer son réquisitoire dès l’ouverture des débats, comme si rien ne pouvait en être attendu ? Sans même parler des peines demandées, parfaitement dérisoires en regard de celles régulièrement prononcées contre des voleurs de pommes, et qui participeront dès lors inévitablement, si elles sont entendues par les juges, à une véritable banalisation de la violence policière.

Durant les interminables minutes de son agonie, Semira avait, on le sait, le visage maintenu enfoncé dans un coussin. Elle avait aussi les pieds liés. Elle était pliée sous le poids des gendarmes, l’abdomen écrasé contre un accoudoir abaissé, tandis que ses mains, liées dans son dos, étaient maintenues tordues selon la prise dite ‘de la patte du canard’.


Madame la Ministre,
Alors que tout être humain doté d’un minimum d’empathie imagine avec effroi ce qu’on été les derniers moments de cette jeune femme, vécus dans une douleur et une angoisse intolérables, le tribunal semble vouloir se contenter de départager, parmi les tortures qui lui ont été infligées, celles qui n’étaient pas admises par circulaire de celles qui l’étaient. On a pu ainsi assister au cours d’une audience à une complaisante démonstration par les accusés de la douloureuse technique de la patte du canard, sans qu’aucun magistrat ne songe apparemment à s’indigner de l’usage de telles pratiques. Un accusé a pu dans la même indifférence expliquer qu’il pensait la technique du coussin inoffensive, pour l’avoir appliquée sans conséquence pendant plusieurs heures d’affilé. Comme s’il était désormais banalement admis, pour renvoyer vers leur terrible destin les hommes et les femmes que l’on expulse, que la fin justifie les tortures pour autant qu’une circulaire les approuve.
Au-delà des violences dont les gendarmes ont pu se rendre coupables de leur propre et unique initiative, le MRAX souligne dès lors, au cours d’une conférence de presse récente, que ce procès repose, ‘toutes proportions gardées, la question lancinante déjà posée à l’occasion des procès de criminels de guerre tels que Eichman, Barbie ou Papon : un fonctionnaire peut-il se dédouaner de sa responsabilité individuelle, d’avoir traité, de façon atroce, des êtres humains comme des choses, en avançant qu’il n’a fait qu’appliquer les ordres, qu’il n’a été en définitive qu’un fonctionnaire consciencieux ?’
Question d’autant plus lancinante que si l’usage du coussin est aujourd’hui officiellement banni, plusieurs témoignages indiquent que d’autres techniques d’étouffement continuent par contre d’être utilisées, et qu’en tout état de cause, la violence reste terrible lors des expulsions.
Question, pourtant, dont le tribunal semble refuser de se saisir, indifférent à ce qui s’apparente à une véritable réhabilitation administrative de la torture. Une réhabilitation que nous n’imaginons pas un instant que vous puissiez cautionner d’aucune manière.

Madame la Ministre,
Nous somme persuadé(e)s qu’en tant qu’être humain comme en tant que Ministre de la Justice, ni les problèmes liés à l’instruction, ni ceux liés au déroulement même du procès, ni surtout le terrible risque d’une banalisation de la violence, serait-ce celle de l’Etat, ne vous laisseront indifférente.
Nous vous demandons donc quelles mesures vous envisagez de prendre pour réduire à l’avenir les risques de partialité de la justice, en particulier quand celle-ci se voit saisie d’affaires concernant les forces de l’ordre. Ou quand, ce qui est peut-être pire encore, elle ne s’en saisit pas alors qu’elle le devrait.

Dans l’immédiat, nous vous demandons également avec insistance d’utiliser auprès du procureur votre pouvoir d’injonction, en espérant que pourra être ainsi évité dans ce procès un verdict d’impunité.

Car un tel verdict, tout en envoyant un très inquiétant message à la société civile, ne resterait certainement pas sans de lourdes conséquences sur la manière dont seront traitées les Semira d’aujourd’hui et de demain.