Nos voisins, les grévistes de la faim afghans… by Griet Van Meulder et Daniel Liebmann Wednesday September 10, 2003 at 12:01 PM |
À Anvers, un Afghan de 29 ans, père de trois enfants, a tenté de se suicider en s’enfonçant un couteau de cuisine dans le ventre. Il avait reçu un Ordre de Quitter le Territoire.
À la mi-juillet 2003, un millier de demandeurs d’asile afghans (1100 selon la plupart des sources) recevaient simultanément une réponse négative à leur demande d’asile. Selon la lettre qu’ils ont reçue, les déboutés qui étaient arrivés en Belgique avant juillet 2001 pouvaient encore rester trois mois, et les familles avec enfants jusqu’en mars 2004. Ils avaient 15 jours pour introduire un appel à la Commission Permanente des Recours, mais la plupart des avocats étaient en vacances. La communauté afghane a fait résonner la sonnette d’alarme.
Les Afghans se sont sentis trahis dans la procédure d’asile. Désespérés et fermement convaincus de leur bon droit, 300 Afghans issus de différents groupes ethniques, politiques et religieux ont entamé une grève de la faim le 24 juillet 2003 à l’église Sainte-Croix à Ixelles. Après 22 jours de jeûne (du 24 juillet au 14 août), ils ont obtenu un accord avec le médiateur fédéral Pierre-Yves Monette.
Cette lutte de trois semaines mérite une analyse un peu détaillée. La question centrale qui se pose est la suivante : comment les grévistes de la faim afghans sont-ils parvenus à obtenir une avancée, limitée mais structurelle, sur un terrain qui ne connaît que des reculs depuis les années ’90 (à l’exception de la régularisation « one shot » de 2000, qui avait pour contrepartie un renforcement de la politique d’expulsion), et cela sans que les partis politiques et les ONG ne jouent un rôle déterminant ?
Une grande partie de la réponse réside dans la détermination des grévistes de la faim eux-mêmes, combinée avec la solidarité quotidienne et concrète de l’Assemblée des Voisins. Le rôle de l’Assemblée a largement dépassé l’aide humanitaire. Les voisins ont certes organisé une aide humanitaire directe, suppléant à certains manquements de la Croix-Rouge et du CPAS d’Ixelles (qui se sont vite trouvés dépassés), mais leur implication a été bien au-delà de l’aide de première nécessité.
L’Assemblée des Voisins
À travers l’Assemblée des Voisins qui se réunissait sur les marches de l’église Sainte-Croix, des centaines de personnes ont soutenu le combat des réfugiés afghans. Dans ce moment tragique où des hommes et des femmes mettent leurs vies en péril pour la défense de leur droit à l’existence, les Voisins ont avec beaucoup de justesse, modestement mais fermement, brisé l’isolement où sont confinés les demandeurs d’asile. L’isolement des réfugiés est un pilier de la politique des étrangers : les réfugiés sont forcés d’avoir le moins de contacts possible avec les citoyens belges. C’est à cela aussi que servent les centres fermés et « ouverts ». Ainsi, six Kurdes ont mené une grève de la faim, oubliés de tous, dans le centre ouvert pour candidats réfugiés à Aywaille (près de Spa). Ils ont cessé après 37 ( !) jours, dans une situation de santé très critique, et ont dû être hospitalisés. Il n’y avait pas de voisins pour organiser la solidarité et le soutien, et la direction du centre prétendait vouloir rester neutre (sic).
L’Assemblée des Voisins d’Ixelles a commencé de façon spontanée le 30 juin 2003, par une rencontre avec les réfugiés afghans autour d’une tasse de thé, à l’initiative de quelques habitants du quartier et sympathisants. Contrairement à toute attente, 50 personnes se sont déjà rassemblées ce jour-là… L’Assemblée pouvait grandir. Dans tout le quartier, des affiches et des tracts ont été diffusés, appelant tous les voisins « d’ici et d’ailleurs » à la solidarité concrète avec les réfugiés afghans et (c’est important) avec les autres sans-papiers du quartier.
La première assemblée s’est tenue le 1er août, avec 300 à 400 personnes, dont beaucoup de voisins qui s’engageaient pour la première fois. Une femme belge a raconté le calvaire qu’elle endure depuis deux ans pour que son compagnon sans-papiers, le père de ses enfants, obtienne le droit de séjour. Plusieurs sans-papiers d’Ixelles, réduits à une existence sans droit et à des boulots sous-payés et illégaux, ont témoigné publiquement sur leur vie dans la clandestinité, leur combat incessant pour des papiers, leur crainte de l’expulsion.
Les réfugiés afghans ont expliqué pourquoi ils ont entamé la grève de la faim, comment ils ont reçu tous en même temps l’Ordre de Quitter le Territoire, pourquoi ils ne peuvent pas retourner dans leur pays. Les contradictions étaient évidentes. Le Ministre belge des Affaires étrangères déconseille aux Belges de se rendre en Afghanistan, décrivant sur internet ce pays comme « instable et dangereux », mais les Afghans reçoivent l’ordre d’y retourner ! Un habitant : « La grève de la faim de nos amis afghans est légitime. Ce n’est pas du chantage, mais un acte de désespoir. La décision qui les vise témoigne d’une profonde injustice. Elle condamne les Afghans à un danger mortel s’ils retournent chez eux, ou à la clandestinité s’ils restent en Belgique. Le Ministre de l’Intérieur doit comprendre qu’il ne s’agit pas de dossiers abstraits mais de gens comme vous et moi ». À travers les témoignages et les messages de soutien de toutes sortes, se développait une prise de conscience collective à propos d’une administration qui crée aveuglément l’injustice et l’arbitraire.
Le fonctionnement démocratique de l’assemblée stimula de nouvelles formes créatives d’engagement, beaucoup de gens se sont dits prêts à agir, une dizaine de groupe de travail se sont mis sur pied avec chaque fois un coordinateur. Un groupe de 30 voisins ont préparé pendant plus de deux semaines de la soupe le midi et des repas chauds le soir pour les femmes enceintes, les enfants et les femmes qui allaitent (au total, environ 80 enfants et une dizaine de femmes). De l’argent a été récolté pour la nourriture (plus de 1250 euro en bons d’achats offerts par des grandes surfaces). Cette action a beaucoup compté pour créer des liens de confiance et d’amitié. Par exemple, c’est une femme du quartier, elle-même enceinte, qui a convaincu les Afghanes enceinte de se réalimenter. Dans le groupe de travail « animation pour enfants », plus de 60 personnes (surtout de Bruxelles, mais aussi, d’Alost, Courtrai, Gand, Halle, …) ont organisé des activités théâtrales, du cirque (« Clowns et Magiciens Sans Frontières »), des projections de films, des animations musicales et du chant, des dessins, des jeux d’eau, … et ont ainsi contribué à diminuer le stress dans l’église en permettant aux enfants de jouer un rôle actif dans le mouvement. Des dizaines de personnes ont apporté des jouets dans l’église. La commune mit une cour d’école à la disposition des enfants et a répondu aux besoins sanitaires. D’autres groupes de travail ont joué un rôle essentiel : le groupe « besoins matériels et hygiéniques », la permanence médicale, le groupe qui a organisé la manifestation et les contacts de presse, la mise sur pied d’une chaîne téléphonique (pour les mobilisations d’urgence), une liste de diffusion électronique, un responsable financier, et même un poète de quartier qui rédigeait chaque jour des Lettres Afghanes sur la vie dans et autour de l’église, un système de parrainage pour faire la lessive des enfants (les parents n’étant plus en état de le faire) et, last but not least, un groupe de travail juridique. Ce dernier était surtout composé de jeunes qui ont apporté un soutien juridique aux grévistes de la faim d’une manière intelligente et créative. Plusieurs avaient acquis une expérience à travers leur engagement dans l’Ambassade Universelle, une maison habitée par des sans-papiers, où ils se sont familiarisés avec l’opacité du droit des étrangers, fait de procédures d’exception et de circulaires secrètes. C’est ce groupe qui a eu l’excellente idée d’interpeller le médiateur fédéral, ce qui a mené à la victoire.
Un sympathisant a entamé lui-même une grève de la faim le 12 août, ce qui a immédiatement été répercuté de façon positive dans les médias, et fort apprécié des Afghans qui l’ont dès lors considéré comme un « frère pour la vie ».
Les décisions politiques et stratégiques importantes se prenaient par vote démocratique en assemblée plénière : écriture de lettres ouvertes à Dewael, envoi de lettres et de courriers électroniques de protestation, organisation d’une manifestation de solidarité .
Les voisins affrontaient les difficultés qui se présentaient. Comment réagir aux groupuscules d’extrême-droite qui sont venus à deux reprises créer des troubles ? L’assemblée a décidé de les ignorer, une contre-manifestation leur aurait donné trop d’importance. La meilleure réponse à cette provocation était de construire une assemblée forte. Mais comment organiser un mouvement de protestation alors que le bourgmestre, effrayé par la perspective d’une manifestation d’extrême-droite, a interdit tout rassemblement, y compris pour l’assemblée ? Les voisins ont discuté avec le bourgmestre faisant fonction (Pierre Lardot, PS) sur les marches de l’église, en essayant de le convaincre que ce genre d’interdiction donne un pouvoir disproportionné à l’extrême-droite. Le fait que le bourgmestre fasse arrêter les militants d’extrême-droite était une bonne chose pour l’Assemblée des Voisins, car ces manifestants pouvaient créer un danger direct pour les réfugiés. Mais fallait-il traiter l’Assemblée des Voisins de la même manière ? Cela voulait dire que chaque fois que l’extrême-droite prévoit une action, le droit démocratique de manifester serait supprimé, aussi pour les citoyens démocratiques de la commune ? Après beaucoup de confusion, et alors que l’assemblée avait décidé de déplacer sa manifestation devant la maison communale, Lardot a finalement décidé d’autoriser le rassemblement devant l’église.
La mise en œuvre pratique des décisions de l’assemblée s’est faite dans des groupes de travail, qui rendaient compte de leur activité en assemblée plénière. Toutes les décisions ont été prises en dialogue et en accord avec les grévistes de la faim. C’est ainsi que la solidarité concrète s’est organisée, constituant la colonne vertébrale de l’Assemblée des Voisins.
La présence permanente des voisins autour de l’église, l’organisation régulière d’assemblées (même si elles étaient parfois chaotiques, avec leur lot de tensions et de malentendus, surtout les derniers jours qui étaient particulièrement stressants), ont aidé les Afghans à résister à toutes les solutions « réalistes » des « intermédiaires » du gouvernement qui tentaient de les convaincre que l’opinion publique leur était défavorable et qui le ministre ne cèderait jamais au « chantage ».
L’assemblée a aussi changé quelque chose dans les consciences des citoyens qui s’y sont engagés : le sentiment d’impuissance a été rompu, les gens ont senti que leur organisation collective peut jouer un rôle déterminant, qu’en instaurant un rapport de forces on peut effectivement changer quelque chose, qu’on peut gagner même si la victoire est très limitée ! Une voisine de 30 ans a formulé ainsi cet « altermondialisme d’ici et maintenant : « Le monde peut changer, église après église soit, perron après perron d'accord, ici ou ailleurs, pas à pas. (…) En quelques semaines terriblement intenses nous avons vu surgir avec étonnement et ravissement autour des Afghans la générosité, la solidarité, la tendresse et la lutte inconditionnelles... Non pas comme notions abstraites classées "naïfs et autres rêveurs", mais comme sentiments on ne peut plus concrets puisqu'ils peuvent apparaître soudain, et nombreux, se rencontrer, décider de s'unir et créer une force capable, malgré tout ce que leur insufflent leurs frères cyniques et désabusés, de changer le monde. »
Le Ministre et le commissaire-général : secrets and lies
Dès le début de la grève de la faim, le Commissaire général aux Réfugiés et Apatrides Pascal Smet (SP. A) a fait preuve de son arrogance coutumière ; il rencontra les grévistes de la faim « pas pour négocier mais pour leur expliquer la politique de la Belgique, … ces gens ne sont pas bien informés ». Il déclara que la grève de la faim « paralyse l’État » et que chaque dossier avait été examiné sur le fond et de manière individuelle. Selon Pascal Smet, le rapatriement devait être organisé, l’Afghanistan ayant besoin de ses ressortissants scolarisés. Sans honte, il leur promit une « formation professionnelle » et même une trousse à outils s’ils acceptaient le rapatriement volontaire. Mais du fait que l’aide humanitaire prévue pour accompagner l’expulsion n’était pas prête, Smet déclara rapidement que le délai d’expulsion serait prolongé jusqu’en mars 2004 pour les célibataires, et juin 2004 pour les familles. Les grévistes de la faim rejetèrent cette proposition.
Pascal Smet peut parfois aussi s’exprimer de façon sincère : « Je ne comprends pas ce qu’ils veulent ». Sur ce plan, on peut le croire sur parole. Pascal Smet est un bureaucrate du XXIe siècle, il combine une conception managiérale de l’État et une vision policière de la société. Avec cela, il peut trier, refuser, contrôler, enfermer, déporter, etc, mais certainement pas comprendre.
Le Ministre de l’Intérieur Patrick Dewael (VLD) et le commissaire-général Pascal Smet refusèrent toute discussion sur la revendication des Afghans d’une régularisation collective, et parlèrent de « chantage, inacceptable dans un État de droit ». Ils rappelèrent que chaque demandeur d’asile peut introduire un recours individuel contre la décision de refus.
Certains partis politiques se sont exprimés. Le CDH déclara que le gouvernement devait renoncer au rapatriement collectif, Ecolo proposa que les ordres de quitter le territoire soient annulés et que les demandes de régularisation fassent l’objet d’examens individuels. Ensuite le député PS Delizée a demandé à la Chambre qu’on instaure un statut temporaire, comme cela fut le cas pour les Kosovars, ce qui permettrait aux Afghans de rester légalement en Belgique pendant 12 à 18 mois. Écolo et Agalev veulent un statut spécial pour les réfugiés de pays en guerre. Début août, la députée De Bethune (CD&V) se rallia à ce point de vue. Steve Stevaert (Spa) ne désavoua pas son camarade de parti Smet, l’expulsion en soi ne lui posant pas de problème, mais il exprima cependant une réserve : le fait d’expulser des enfants qui parlent si bien le néerlandais lui paraissait quand même inhumain…
Le 29 juillet, Dewael répondait aux questions de la commission de l’intérieur de la Chambre. Il répéta qu’il ne céderait pas au chantage, qu’il ne pouvait pas intervenir dans les procédures d’asile et qu’il avait toute confiance en Pascal Smet qui avait pris ses décisions en tenant compte de tous les rapports internationaux, y compris celui de Human Rights Watch.
Pas de chance : le même jour Human Rights Watch publiait un nouveau rapport qui indiquait clairement que la sécurité ne pouvait pas être garantie pour les réfugiés qui retourneraient en Afghanistan. La situation des Droits de l’Homme y est dramatique . À partir de là, Pascal Smet sortit de scène, le gouvernement fit savoir qu’il était « insuffisamment neutre » étant donné ses fonctions, et qu’il était à la fois « juge et partie » . Quelques semaines plus tard, Smet démissionna du CGRA et reçut de ses camarades de parti un nouveau poste : secrétaire d’État à la mobilité pour la Région de Bruxelles-Capitale.
À partir du 30 juillet, Dewael change son fusil d’épaule et utilise un autre moyen : la criminalisation. Il organisa un « contact de presse informel » où il insinua que les grévistes de la faim sont manipulés. Par qui ? Par des gens qui ont intérêt à ce que la Belgique considère l’Afghanistan comme un pays en guerre. Comment savez-vous qu’ils sont manipulés ? Certains Afghans discutent avec d’autres par GSM, ils reçoivent des instructions. En avez-vous la preuve ? Il s’agit d’un soupçon, l’enquête suit son cours, nous ne pouvons rien dire pour le moment. Le président faisant fonction du CPAS d’Ixelles, Philippe Brunelli, fit des déclarations dans le même sens : « La situation que vivent les Afghans est à la limite de la séquestration. Des chefs de groupe se sont constitués, ils donnent des instructions pour que personne ne quitte l’église, mais ces leaders n’hésitent pas par contre à s’absenter plusieurs heures pour aller manger » . Plus tard Brunelli tenta, sans succès, de démontrer que les grévistes de la faim mangeaient en cachette .
Le but était de discréditer l’action en assimilant l’asile au trafic d’êtres humains et les grévistes à des maîtres chanteurs. Dewael cita les bénévoles de la Croix-Rouge comme l’une de ses sources d’information. Quelques jours plus tard, la Croix-Rouge réagit avec colère dans la presse, démentant la rumeur . Les Afghans répondirent calmement : « leur argumentation doit être bien faible pour qu’ils lancent de telles accusations » .
Le 30 juillet, intervient un nouvel intermédiaire : Jacques Mouchet, du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) de l’ONU. Entre-temps, les déclarations des organisations de Droits de l’Homme s’étaient multipliées. Selon Amnesty International, le retour en Afghanistan est impossible. De Morgen publia un article où le chef de mission de MSF dans la ville afghane de Mazâr Charif déclarait : « La vie est impossible en Afghanistan en ce moment. L’octroi d’un statut de réfugiés à ces gens me semble la chose la plus naturelle qui soit » .
Les porte-parole de la communauté afghane prirent la plume à leur tour. Ils écrivirent une lettre ouverte à Dewael pour plaider à nouveau en faveur d’une régularisation collective. Les autorités belges ont traité leurs demandes collectivement, les ordres de quitter le territoire ont été envoyés massivement et simultanément, il faut une réparation collective. Quand ils sont arrivés ici, ils avaient de bons dossiers de demande d’asile, l’octroi du statut de réfugié leur était quasi garanti. Mais leurs dossiers ont été gelés, il leur a fallu attendre la réponse pendant des années, et maintenant ils ont tous reçu une réponse négative.
Les Afghans ont bien compris les contradictions de leurs adversaires. Le gouvernement arc-en-ciel a instauré le principe du « last in first out » dans la procédure d’asile. Cela veut dire : déporter en priorité les derniers arrivants. Pour cela, il faut traiter les demandes d’asile collectivement, par nationalité (« gestion des flux »). Mais cette pratique est illégale. La Belgique a été condamnée par la Cour de Justice Européenne pour la déportation collective de 74 Tsiganes (dont une majorité d’enfants) en 1999. Il est donc indispensable de maintenir la fiction administrative du traitement individuel des dossiers, conformément à la Convention de Genève et au droit belge.
Dewael et Verhofstadt répondirent dans une lettre ouverte aux Afghans qu’ils n’étaient pas du tout disposés à procéder à une régularisation collective, et proposèrent d’envoyer l’Ambassadeur d’Afghanistan dans l’église, ce que les demandeurs d’asile refusèrent.
Le 1er août, le représentant de l’ONU Peter der Vaart s’entretint avec les grévistes de la faim. Selon ceux-ci, il n’apporta rien de neuf. Entre-temps, l’Assemblée des Voisins était de plus en plus active, et la position du ministre devenait délicate.
Il ne fallait plus rien attendre de Pascal Smet ni des délégués de l’ONU, ils ne faisaient que répéter le point de vue du gouvernement. L’OCIV proposa que le Centre pour l’Égalité des Chances joue le rôle de médiateur . Mais Dewael refusa cette proposition, le centre ne pouvait pas négocier parce qu’un de ses porte-parole, Henri Goldman, était intervenu dans la presse et aurait ainsi perdu sa neutralité. Henri Goldman était en effet le seul fonctionnaire à avoir posé publiquement les termes du conflit :
- Est-ce vraiment le CGRA qui décide, ou bien la décision de rapatrier les Afghans a-t-elle été prise plus haut, à un niveau européen ? Bonne question. Lors d’une réunion informelle de représentants de plusieurs gouvernements européens et de l’OIM (Office International des Migrations, une organisation spécialisée dans le rapatriement) le 25 juillet 2003, le rapatriement des Afghans de plusieurs pays européens était programmé (http://www.belgium.iom.int)
- Les régularisations se font dans l’arbitraire. Plus personne ne sait quels en sont les critères. La situation équivaut à celle qui prévalait avant la régularisation de 2000 et tous les partis politiques le savent.
- Enfin, il fait le lien avec la grève de la faim des Iraniens (en juin à l’église des Minimes) : « Comme les Iraniens, ces gens ne sont pas des réfugiés économiques. Ce sont pour la majorité des personnes qui ont les ressources culturelles et matérielles qui leur permettent de voir plus loin. Ils veulent donner un avenir à leurs enfants. Il faut savoir que ce genre de conflit va se multiplier. Nous allons encore avoir affaire à une population éduquée qui ne va pas se laisser faire ».
Il critique durement Pascal Smet : « Quand on entend l’aplomb avec lequel Pascal Smet déclare que la situation en Afghanistan est suffisamment sûre, alors que toutes les associations internationales sérieuses et l’ONU elle-même disent plutôt l’inverse… Que cette personne, qui a un avis aussi décalé par rapport à la moyenne des points de vue autorisés, soit chargée de dire en février si la sécurité est assurée en Afghanistan, c’est un peu difficile à faire admettre. Il faudrait peut-être que les autorités politiques prennent leurs responsabilités. » .
Le 7 août, Dewael envoie Victor Bricout comme nouvel « intermédiaire ». Bricout avait été chef de cabinet de Jean Gol quand celui-ci était ministre de la Justice. Il était entre autres en charge de la politique des étrangers, domaine dans lequel il avait pris des mesures très droitières et contestées. Il est venu à l’église pour redire une fois de plus que la position du Ministre ne changeait pas .
Entre-temps, les grévistes de la faim avaient fortement réduit leurs revendications, ils avaient abandonné l’idée d’une régularisation collective. Les Afghans voulaient discuter d’une régularisation individuelle à condition que les délais et les critères soient clairs. Le ministre de l’Intérieur refusa. « Faire droit à la revendication principale des grévistes de la faim — obtenir une régularisation de séjour pour tout Afghan qui se trouve en procédure depuis 3 ans avant de s’être fait notifier une décision exécutoire — entraînerait une modification structurelle de la politique d’asile et aurait un impact sur les 10000 demandeurs d’asile actuellement en séjour provisoire », déclare Patrick Dewael . Il faut garder cette position à l’esprit pour comprendre la teneur et l’application de l’accord qui interviendra ensuite.
Donc pour le moment, pas de concession : Bricout reste intraitable.
Vers le 10 août, Dewael tente une nouvelle fois de décrédibiliser la grève de la faim : cette fois il prétend que les Afghans sont sous l’influence de leur avocat, visant particulièrement Maître Selma Benkhelifa. Il considère comme louche le fait que, lors de leurs entretiens avec trois intermédiaires successifs, les Afghans ont retiré leurs concessions. (point de vue paternaliste, comme si les Afghans n’étaient pas des gens autonomes, capables de décider par eux-mêmes). Mohamed Nazari doit encore s’expliquer : « toutes les décisions font l’objet d’un vote parmi les Afghans, pas sous l’influence de notre avocat (…) Il est quand même logique qu’un avocat souhaite la meilleure solution pour ses clients, et veuille aller jusqu’au bout » . Cette polémique n’est apparue que dans la presse flamande.
L’accord
Après l’échec des négociations menées par plusieurs « intermédiaires » du ministre, les Afghans décidèrent de prendre la situation en main. L’Assemblée des Voisins leur conseille de faire appel au médiateur fédéral. La fonction du médiateur fédéral est d’intervenir dans des conflits entre une administration fédérale et ses administrés. Il a une double mission, de médiation et d’enquête. Il présente chaque année un rapport au Parlement. Dans l’Assemblée des Voisins, plusieurs personnes savaient que ce rapport est souvent critique vis-à-vis du fonctionnement de l’Office des Étrangers.
Les négociations avec Pierre-Yves Monette reprirent d’une façon tout à fait respectueuse. Monette accepta même la présence de deux représentants de l’Assemblée des Voisins comme témoins au moment de la finalisation de l’accord. Dans la nuit du 13 août, Dewael annonça prématurément que la grève de la faim était terminée. Cela entraîna une perte de confiance de la part des Afghans, et beaucoup de chaos dans l’église où les journalistes pouvaient constater de leurs propres yeux que le ministre mentait : la grève de la faim n’était pas finie.
Après trois jours (et surtout trois nuits) de négociations, un accord intervint le 14 août vers 13 heures. Il ne s’agit pas d’une régularisation collective, mais c’est quand même un succès. Concrètement, les Afghans ont obtenu plusieurs avancées qui concerneront d’autres demandeurs d’asile .
Le Ministre de l’Intérieur engage son administration à respecter à l’avenir un critère objectif de régularisation qui concerne un certain nombre de demandeurs d’asile. Ce critère n’a pas été inventé pour l’occasion, il est repris tel quel, et parmi d’autres, de la loi de régularisation du 22 décembre 1999. Ce critère est le suivant : Toute personne qui a demandé le statut de réfugié et qui n'a pas reçu de décision exécutoire dans un délai de 3 ans (familles avec enfants scolarisés) ou 4 ans (personnes seules ou couples sans enfants) peut être régularisée à moins que le Ministre ne juge qu'elle représente un danger à l'ordre public ou la sécurité nationale.
Le Ministre s’engage à traiter les demandes de régularisation dans un délais de trois mois. Ce n’est pas un mince engagement, lorsque l’on sait qu’aujourd’hui il faut attendre quinze mois pour obtenir une réponse.
Le Ministre admet le manque d’objectivité du Commissariat Général aux Réfugiés et Apatrides dans ses évaluations de la situation humanitaire et sécuritaire d’un pays. Il devra donc à l’avenir prendre ces décisions sur un échantillon de rapports beaucoup plus large, et notamment l’avis du Ministère des Affaires étrangères qui a priori n’est pas concerné par la question du retour.
Les demandeurs d’asile déboutés, mais dont l’ordre de quitter le territoire est suspendu, auront dorénavant le droit d’obtenir un permis de travail. Cette mesure nécessite une modification de l’Arrêté Royal du 6 février 2003 et dépend de l’action du Ministre de l’Emploi, Frank Vandenbroucke.
Publicité et application de l’accord : la confusion règne
Beaucoup dépendra encore de la manière dont le gouvernement va appliquer cet accord. Le ministre Dewael aura manœuvré jusqu’au bout pour faire échouer les négociations.
Une fois l’accord conclu, il s’est exprimé avec hypocrisie. Il reconnut que les Afghans avaient obtenu le droit au travail et qu’il y aurait une régularisation pour ceux qui n’ont pas reçu de réponse exécutoire à leur demande d’asile depuis 3 ou 4 ans, mais il continue de répéter en même temps que « Monette n’a rien fait d’autre que de leur expliquer le point de vue de la Belgique » . Il ne voulut pas admettre que le nouveau critère de régularisation ne vaut pas seulement pour les Afghans, mais aussi pour tous les demandeurs d’asile encore en procédure : « Les critères n’ont pas changé. Ils étaient valables pour tous, et ils le restent. Ce n’est pas une concession ».
La grève de la faim de 14 Iraniens dans l’église des Minimes à Bruxelles s’était achevée fin juin quand les autorités ont concédé que leurs demandes d’asile étaient encore recevables et allaient être réexaminées . Mais rien n’avait été acquis pour les autres Iraniens, qui n’avaient pas participé à l’action. Déjà par le passé, les autorités avaient utilisé cette pratique de concessions limitées à un petit groupe de grévistes de la faim, mais ce n’était pas possible d’agir de la sorte face à 300 grévistes, soutenus par l’ensemble de la communauté afghane.
L’action des Iraniens avait préparé le terrain et avait donné aux Afghans l’idée d’entrer en grève de la faim en grand groupe, afin de tenter d’obtenir une solution pour toute la communauté.
Pour faire baisser la pression et pour éviter que de telles actions ne se multiplient, le gouvernement est prêt à faire des concessions, mais refuse de le reconnaître publiquement. Le 27 août, De Morgen titrait « Le gouvernement veut régulariser 8000 demandeurs d’asile », et écrivait que les dossiers qui n’avaient pas donné lieu à une décision exécutoire après un certain nombre d’années (selon la VRT radio : 3 ans pour les familles avec enfants, 4 ans pour les autres) seraient régularisés. Il s’agit bien du contenu de l’accord de l’église Sainte-Croix. Mais cette régularisation n’aurait rien à voir, selon la presse et le ministre, avec la grève de la faim de l’église d’Ixelles. D’après Radio 1 (VRT), cette décision découlerait même de l’accord de gouvernement ou d’un « accord informel de gouvernement ».
C’est curieux. Si cette décision était déjà prise par le gouvernement, pourquoi les Afghans ont-ils dû faire une grève de la faim de trois semaines ? Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas rendu cette décision publique dès le premier jour de grève ? Pourquoi les autorités ont-elles répété pendant trois semaines que tous les Afghans seraient rapatriés à terme, même ceux qui sont en procédure depuis trois ou quatre ans ? Le 10 août 2003 , le ministre s’était exprimé très clairement contre la régularisation des Afghans qui sont dans la procédure depuis 3 ans, parce que cela constituerait un « changement structurel »
Il y avait bien dans l’accord de gouvernement un passage sur le droit au travail pour les demandeurs d’asile déboutés dont l’Ordre de Quitter le Territoire est suspendu, mais il n’y est pas du tout question de régularisation . Quelques jours avant la grève de la faim, le Président de la Ligue des Droits de l’Homme donnait une interview au Soir à propos de l’accord de gouvernement, sous le titre « prison et asile : les débats occultés» . Il y déplorait que le gouvernement ne prévoie aucune réforme de la procédure d’asile.
Après avoir donné l’impression que presque rien n’avait été acquis, la presse flamande s’est mise à évoquer 8000 régularisations. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup de gens aient contacté l’OCIV (équivalent flamand du CIRÉ) pour poser des questions sur la « nouvelle campagne de régularisations » . Beaucoup se sont en effet demandé s’il y aurait aussi une régularisation pour les demandeurs d’asile qui ont eu trois ans (pour les familles avec enfants scolarisés) ou 4 ans (pour les autres) de procédure derrière eux (sans compter la procédure devant le Conseil d’État. Mais ce n’est malheureusement pas ce que prévoit l’accord obtenu par les grévistes de la faim afghans. Une telle revendication devra encore être défendue. Ce que le ministre a accordé, c’est une régularisation de demandeurs d’asile qui sont encore en procédure depuis 3 ou 4 ans (via l’article 9.3 de la loi de 1980).
Une fois de plus, on peut constater que le droit des étrangers est constitué de mesures d’exceptions peu claires, au sujet desquelles même les institutions officielles ne donnent pas toujours une information suffisante. Dans certains journaux, les articles à ce sujet ne prennent pas toujours en compte les nuances nécessaires. Tout cela ajoute à la confusion.
De son côté, le gouvernement veut nier à tout prix que l’action des Afghans a débouché sur une victoire, que la lutte est payante, y compris dans ce cas pour d’autres demandeurs d’asile. Cela fait partie du jeu politique. Dewael (et le Premier ministre) ont été les seuls à intervenir au nom du gouvernement, les ministres PS n’ont pas dit un mot. Il n’y a donc aucune voix gouvernementale pour faire la publicité des « bons côtés » de l’accord, et la droite peut ainsi se vanter de n’avoir rien cédé.
Ce jeu politique est à comprendre dans le contexte du discours sécuritaire sur l’immigration, qui est surtout hégémonique en Flandre ; le racisme et la pensée sécuritaire font partie intégrante de la rhétorique politique. Sous la pression du Vlaams Blok, ce discours a été intégré par presque tous les partis politiques.
De Standaard et De Morgen ont globalement reproduit le point de vu du ministre après la grève de la faim. Du côté francophone, Le Soir a publié une bonne explication de l’accord sous le titre « Avancées importantes pour les demandeurs d’asile ».
Dans d’autres journaux flamands, on peut trouver une différence nette entre les partisans de Dewael et ses adversaires encore plus à droite (proches de la vision du Vlaams Blok).
Dans la Gazet van Antwerpen, Paul Geudens s’indigne des « concessions de Dewael face au chantage » : « Selon nous, il aurait bien mieux valu d’attendre la fin de la grève de la faim avant d’entamer des négociations. « Cesser de nous faire chanter, alors nous pourrons parler ». Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Les grévistes de la faim ont obtenu (beaucoup de) ce qu’ils voulaient, et n’ont cessé leur grève qu’ensuite. Avec des airs de vainqueurs. Cela sera très mal reçu, je le crains, par une partie de la population » . Le son de cloche est différent chez Paul Janssens, dans Het Volk : « Le Ministre de l’Intérieur Patrick Dewael a obtenu ce qu’il voulait. L’action des Afghans est terminée et, si nous avons de la chance, nous n’entendrons plus parler de ces réfugiés. Dewael a montré à une grande partie de l’opinion publique qu’il tient bon face aux réfugiés »
Solidarité concrète
C’est justement parce la grève de la faim n’a reçu aucun relais politique de la part de la gauche gouvernementale (PS et SPa) que l’Assemblée des Voisins doit rester vigilante. Nous espérons que l’Assemblée des Voisins mènera sa propre politique, par en bas, et que, notamment à travers un système de parrainage, tout sera mis en œuvre pour que l’accord soit respecté et qu’il puisse servir de levier à d’autres actions.
L’accord ne va pas s’appliquer de façon automatique et linéaire. Par le passé, on a pu voir certaines administrations saboter les régularisations, soit sciemment soit par manque d’informations précises. Les administrations sont souvent kafkaïennes… Mais les voisins d’Ixelles ne laisseront pas tomber les Afghans. L’Assemblée des Voisins va maintenir la solidarité pour qu’un maximum de réfugiés soient correctement informés et soutenus dans leur bataille administrative. Vous en entendrez encore parler !
Et pour terminer, une invitation : les Afghans organisent une « grand banquet afghan » le 28 septembre à Ixelles, ils y invitent tous les voisins d’ici et d’ailleurs !