C'était un putsch by Uri Avnery Sunday August 24, 2003 at 07:27 PM |
Uri Avnery : Une drogue pour le toxicomane Le texte anglais de cet article, A Drug for the Addict, peut être consulté sur le site de Gush Shalom : http://www.gush-shalom.org/
C'était un putsch. Comme tout putsch classique, il a été réalisé par un groupe d'officiers : Sharon, Mofaz, Yaalon et les gros bonnets de l'armée.
Ce n'est un secret pour personne que le parti militaire (le seul parti qui fonctionne vraiment en Israël) était dès le début contre la houdna (trêve) autant qu'il était opposé à la Feuille de Route. Son puissant appareil de propagande, qui comprend tous les médias israéliens, diffusait le message : « La houdna est un désastre ! Chaque jour de houdna est un mauvais jour ! La réduction presque totale de la violence est un grand malheur : sous couvert de la trêve, les organisations terroristes sont en train de se redresser et de se réarmer ! Chaque coup terroriste évité aujourd'hui nous frappera plus durement demain ! »
Le commandement militaire était comme un toxicomane privé de sa drogue. On l'empêchait de mener l'action qu'il voulait. Il était tout près d'écraser l'Intifada, la victoire était à portée de main, il ne manquait plus que le coup décisif, et tout aurait été terminé.
La classe militaire était contrariée de voir le nouvel espoir qui était né chez les Israéliens, la tendance à la hausse de la bourse, le redressement de la valeur du shekel, le retour des gens dans les lieux de loisirs, les signes d'optimisme de part et d'autre. En fait, c'était un vote populaire spontané contre la politique militaire.
Ariel Sharon s'est rendu compte que si cela continuait, la réalité contrarierait ses plans à long terme. Aussi, dès le tout début de la houdna, il s'est assigné trois buts immédiats :
Premièrement, faire tomber Abou Mazen dès que possible. Mahmoud Abbas était devenu le chéri de George Bush, un hôte bienvenu à la Maison Blanche. La position exclusive de Sharon à Washington était en danger. Le couple Bush-Sharon, en passe de devenir une entité unique Busharon, risquait de devenir un trio : Bush-Sharon-Abbas. Il n'y a pas de plus grand danger pour les plans de Sharon.
Deuxièmement, balayer la Feuille de Route dans sa prime enfance. Elle obligeait Sharon à démanteler immédiatement environ 80 « avant-postes », à geler toutes les colonies, à arrêter la construction du mur et à retirer l'armée de toutes les villes de Cisjordanie. Sharon n'a jamais songé remplir même une seule de ces obligations.
Troisièmement, mettre fin à la houdna et redonner à l'armée sa liberté d'action dans tous les territoires palestiniens.
La question était de savoir comment y parvenir sans attirer la moindre suspicion sur Sharon lui-même. La grande majorité des Israéliens, qui avaient applaudi à la houdna, ne devaient pas pouvoir soupçonner que leurs propres dirigeants étaient responsables de l'extinction de cette lueur d'espoir. Plus important encore, il était impératif qu'une idée aussi pernicieuse ne puisse pas pénétrer dans l'esprit naïf du bon George W. Toute la responsabilité de l'échec devait incomber aux Palestiniens, de telle sorte que l'affection portée à Abou Mazen se transforme en mépris et en haine.
Les moyens d'atteindre ce but ont été choisis avec grand soin, en tenant compte de l'univers simpliste de Bush, avec ses bons et ses méchants. Les méchants sont les terroristes. Donc il était judicieux de tuer des militants du Hamas et du Djihad. Cela n'indisposerait pas Bush. Aux yeux du Président, tuer des terroristes est une bonne chose. Résultat : les Palestiniens seraient contraints de rompre la houdna.
Voici les faits :
Le 8 août, des soldats israéliens ont tué deux militants du Hamas à Naplouse. Mais la riposte a été modérée : le 12 août, un kamikaze du Hamas a tué un Israélien à Rosh-Haayin et un autre kamikaze a tué une personne dans la colonie Ariel. Les deux kamikazes venaient de Naplouse. Le Hamas a annoncé que la houdna continuerait. Le 14 août, l'armée israélienne a tué Muhammad Seeder, chef de la branche militaire du Hamas à Hébron. Cinq jours plus tard, le 19 août, un kamikaze venant d'Hébron s'est fait sauter dans un bus à Jérusalem, tuant 20 personnes, hommes, femmes et enfants. Deux jours plus tard, le 21 août, l'armée a assassiné Ismaïl Abou Chanab, dirigeant du Hamas en quatrième position.
Cette fois, il n'était même pas possible de donner à la victime le nom de « bombe à retardement » comme c'est l'habitude dans des cas semblables. L'homme était un dirigeant politique bien connu. Pourquoi l'assassiner lui plutôt qu'un autre ? Un correspondant militaire à la télévision a fait un lapsus : Abou Chanab a été tué parce qu'il était « disponible ». Cela signifie qu'il était une cible facile parce qu'il n'est pas entré dans la clandestinité après l'attentat du bus, comme le font les dirigeants de l'aile militaire.
Enfin, le but était atteint. Les organisations palestiniennes ont annoncé qu'elles renonçaient à la houdna. Sharon & Co. étaient contents. En quelques heures, l'armée israélienne avait de nouveau pénétré dans le centre des villes palestiniennes, déclenchant une grande vague d'arrestations et de démolitions de maisons (plus de quarante en une seule journée).
Le drogué s'est jeté sur la drogue. Sa crise était terminée, les officiers pouvaient faire tout ce qu'on les avait empêchés de faire pendant neuf longues semaines.
Mais la situation ne reviendra pas au status quo ante Intifada, pour ainsi dire. Les attaques et les assassinats seront plus nombreux et plus cruels. La construction du mur loin à l'intérieur des territoires palestiniens sera accélérée, en même temps que l'activité de construction dans les colonies. La machine de propagande de l'armée est déjà en train de préparer le public à « l'expulsion d'Arafat ». « Expulsion » est un euphémisme produit par la section de « nettoyage du vocabulaire » de l'armée, une de ses sections les plus créatives. L'intention n'est pas d'expulser le dirigeant de son complexe de Ramallah, ni de Palestine, mais du monde. Il n'est pas difficile de prévoir la réaction des Palestiniens et de l'ensemble du monde arabe. Ce serait un point de non-retour historique, anéantissant peut-être les chances de paix pour des générations.
Et les Américains ? L'administration Bush n'a jamais semblé aussi pathétique. Le malheureux Colin Powell suscite la compassion avec ses bredouillements, et son émissaire, John Wolf (Loup, NdT), un loup sans dents, suivra la voie de tous ses prédécesseurs.
Après l'implosion du nouvel ordre en Afghanistan et la guerre de guérilla classique qui mine maintenant le régime d'occupation universellement détesté en Irak, le renoncement à la Feuille de Route mettra fin à toute les prétentions présidentielles. Il est beaucoup plus facile de se faire prendre en photo dans un costume de glorieux vainqueur sur fond de figurants de l'armée que de tenir la barre du navire de l'État.
La reprise du cycle de violence accentuera évidemment la dépression économique en Israël. La crise s'approfondira. En même temps que la houdna et la Feuille de Route, le tourisme, les investissements étrangers et la relance mourront également.
L'économie aussi est un toxicomane qui a besoin de sa drogue : neuf milliards de dollars en prêts de garantie du gouvernement des États-Unis attendent Sharon à Washington. C'est suffisant pour l'élite politique et militaire. Seuls les pauvres deviendront plus pauvres. Mais qui s'en soucie ?
Tout ceci se fait sans consultation des Israéliens. Il n'y a aucune discussion libre, aucun débat dans les médias aux ordres, à la Knesset qui ne dit mot et dans le gouvernement de marionnettes. C'est ce qui en fait un putsch.
Pour résumer : la Feuille de Route est morte, parce que Sharon était contre dès le début, Bush la voyait seulement comme l'occasion d'une photo sur un joli fond et Abou Mazen n'a obtenu d'Israël ou des États-Unis rien qu'il pourrait présenter comme un succès palestinien.
Que va-t-il se passer maintenant ? Après l'effusion d'encore plus de sang et de larmes, les deux peuples arriveront une nouvelle fois à la conviction qu'il vaut mieux parvenir à un accord et faire la paix. Et puis ils seront contraints de tirer la leçon du dernier chapitre : il faut partir de la fin. C'est seulement quand l'image du règlement final apparaîtra clairement que l'on pourra s'occuper des problèmes immédiats. N'importe quoi d'autre serait une Feuille de Route vers l'abîme.