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Hommage à Jacques Yerna: Le syndicalisme de combat perd un de ses meilleurs représentants
by Jo Cottenier Thursday August 14, 2003 at 12:06 PM

J’ai eu le privilège de connaître Jacques et de l’approcher d’un peu plus près. Je l’ai interrogé sur son parcours politique et syndical et ce qui m’a frappé d’emblée, c’est une conviction anticapitaliste de fer. Son plus grand mérite, c’est sans doute de ne l’avoir jamais trahie, et d’avoir toujours été du côté de ceux qui se battent. Cela l’a mené à différents moments à des conflits violents avec les structures politiques et syndicales, auxquelles il appartenait.

«En général, les syndicalistes se soucient très peu de la doctrine ou de l’idéologie» me disait Jacques. Lui par contre a pris une part active dans tous les grands débats idéologiques qui ont traversé la vie syndicale au cours de sa carrière. Economiste de formation, il entre par la «porte intellectuelle» (le service d’étude) dans la FGTB en 1947. Mais il restera toujours un homme d’action.

Il a 27 ans quand il est entraîné par ce qui est sans doute une des périodes les plus révolutionnaires que la Belgique a connue : la grève générale de 1950. Grève politique par excellence, contre le retour de Léopold III, qui a collaboré avec l’occupant nazi. Il participe à un groupe d’action qui sabote les voies de chemin de fer et les réseaux électriques. Cela lui a valu trois semaines de prison.

De cette période, il en parle avec fougue et en retiendra toujours la conviction que le pouvoir des travailleurs passera par la confrontation avec les forces réactionnaires et bourgeoises. Pour lui, la grève de ’50 était de loin la plus importante qu’il a connue, plus importante que celle de ’60 contre la loi unique, à laquelle il a également consacré tout son élan de militant. La grève de ‘50 était « insurrectionnelle », et il rappelle qu’il y avait encore des armes en stock partout. « La capitulation lors de la grève de ’50 a été plus importante encore qu’en ‘60 » me dit-il. Et il ajoute avec un regret manifeste : «Le groupe d’action à Liège a in extremis décidé lors d’une réunion dans une cave de ne pas marcher sur Bruxelles».

La conviction d’être passé à deux doigts d’une situation révolutionnaire déterminera quelque part le reste de sa vie, car il cherchera toujours à rester fidèle à cette volonté de se débarrasser de la société capitaliste. Il se considérait comme marxiste, mais n’était certes pas communiste. Pour cela, il est trop influencé par André Renard, pour qui il commence à écrire ses textes après ‘50. Il y transcrit la pensée anarcho-syndicaliste de Renard, mais ses propres convictions passent également à travers la voix de Renard. C’est le plus le cas dans le texte « Vers le socialisme par l’action », publié en 1958, juste avant la grande grève de ’60-’61. La citation suivante, on peut carrément la mettre à son compte: «C’est dans les moments exceptionnels et non dans les circonstances quotidiennes que l’histoire fait un bond en avant. Savoir diriger les lames de fond de l’opinion vers des objectifs de structure qui sont hors de portée dans les moments tranquilles, tel doit être le sens de la tactique socialiste du 20ème siècle. Il est clair que la période 1932-36, que la période 1944-47 et que l’année 1950 représentent autant d’occasions manquées pour le réalisation de vraies réformes de structure.»

Avant cela, Jacques avait participé en tant que secrétaire de rédaction aux grands travaux de réflexion de la FGTB, qui ont débouché sur les programmes de ’54 et ’56, sur les « réformes de structure » et sur la « démocratie économique ». C’est là qu’il rencontra le dirigeant trotskiste Mandel avec qui il fondera plus tard le journal « La Gauche ». Les programmes de ’54 et ’56 ont fortement influencé toute une génération syndicale, certainement en Wallonie. « Il s’agissait d’une étape. Il s’agissait de sortir du dilemme ‘revendications professionnelles ou révolution’. » Mais il n’était lui-même pas très satisfait du produit qui sortit de ces réflexions. « J’ai écrit les rapports de ’54 et ’56. C’était une synthèse de discussion. En fait, ils étaient assez influencés par l’esprit du Plan du Travail de Henri De Man. L’ambiguïté entre réformes anti-capitalistes et réformes qui renforcent le capitalisme était présente. Il y avait un discours très prononcé de capitalisme dynamique. Mais comme le Plan du Travail, le programme de réformes de structure présentait à ceux qui considéraient le syndicalisme alimentaire comme insuffisant et la révolution comme un objectif non immédiat, une puissante raison de se mobiliser. » Il faut connaître la composition de cette commission, me disait Jacques, pour savoir que ce ne sont pas des révolutionnaires qui ont pondu ce programme. Henri Neuman était directeur à la Commission Bancaire, Herman Biron, vice-directeur, Albert Deridder directeur à la CGER, Roland Beauvois était à la Banque Nationale et différents autres sont par après passés à la Banque Nationale.

Lui qui est toujours décrit comme le dernier des Renardistes va se séparer de Renard avant même la grève de ’60. « En 1959, il y a une rupture entre Renard et moi. Il ne voulait plus de moi. La source, c’est la grève des mineurs au Borinage. Nous avions fait un appel à la grève générale dans La Gauche, un appel qu’il n’approuvait pas. La rupture s’est faite au moment que le dernier livret que j’avais rédigé au nom de Renard ‘Ensemble, en pensée, en action’ était à l’imprimerie. »

Ensemble, en pensée, en action. Conséquent avec ses écrits, Jacques Yerna se trouve du côté de ceux, comme le communiste Dussart, qui vont déclencher la grève de ’60-’61. « La FGTB donnera certes le mot d’ordre de mettre fin à la grève générale, mais il faut bien préciser qu’elle ne donna jamais le mot d’ordre de la commencer ! » Quand, beaucoup plus tard, les délégués de Clabecq doivent comparaître devant le tribunal pour actes de violence, il va rappeler à chaque fois que la violence des travailleurs en ’60-’61 était une riposte justifiée à la violence du système, tout comme celle de Clabecq.

En 1962 il devient secrétaire de la régionale FGTB de Liège-Huy-Waremme et le restera jusqu’à sa pension en 1988. Cette promotion n’enlèvera rien à son ardeur. Quand Georges Debunne lança en 1971 ses thèses sur le « contrôle ouvrier » pour contrer la tendance cogestionnaire de plus en plus puissante dans la FGTB, il trouve en Jacques Yerna un fervent allié. Comme secrétaire national de Gazelco, il mène une virulente bataille idéologique contre ceux qui trouvent que la cogestion est permise dans les entreprises publiques. Et comme toujours, ses actes seront en concordance avec ses paroles. Quand éclate en 1978 le conflit à l’intercommunale de distribution d’électricité A.L.E. à Liège, Jacques choisit sans hésiter et jusqu’au bout le camp de Louis Dujardin, le délégué licencié pour « actes de sabotage ». Pour Jacques, il s’agit d’une question de principe, le droit de grève dans des entreprises complètement automatisées. Cela le met en confrontation directe avec la direction du Parti Socialiste, patron de l’entreprise. Quand André Cools profite de son discours de premier mai pour attaquer les travailleurs de l’A.L.E., Jacques Yerna lui lance à la figure « c’est dégoûtant… » et quitte le cortège. Un an plus tard, un autre travailleur est licencié pour faits similaires («sabotage », c’est à dire coupure de courant durant une action syndicale) chez Electrabel à Tournai. Là aussi, des responsables du PS se distancient de l’action et deviennent finalement administrateurs d’Electrabel. Tout au long des vingt ans que cette « affaire Jadot » traîne maintenant devant les tribunaux, Jacques Yerna est resté du côté de son affilié et participait encore chaque année à la protestation symbolique organisée par Jadot. Tout récemment encore, Jacques nous a remis le dossier complet pour qu’on s’en occupe.

S’il restait néanmoins un membre actif du PS, c’est parce qu’il a toujours gardé l’espoir de voir le PS évoluer à gauche. Il ne voulait pas se couper des masses qui font confiance au PS, mais son audience il l’avait surtout à la gauche du PS. Car ses convictions et sa pratique militante rentraient de plus en plus souvent en opposition avec la politique gouvernementale de son parti. Jacques entama donc une campagne pour une cure d’opposition. C’était chose faite quand, lors des grèves contre le plan global de 1993, il accusa aussi violemment les dirigeants du PS de rester au balcon.

Il constata également avec amertume que le fédéralisme, qu’il avait épousé dans l’espoir que la Wallonie serait gouverné « par un pouvoir de gauche » qui réaliserait les réformes de structures, ne tenait pas du tout ses promesses. Au contraire, « le pouvoir de gauche » brade tout au privé. Différentes fois il m’a assuré qu’il n’était pas du tout d’accord avec ceux qui préfèrent un patron wallon à un travailleur flamand. Son espoir était que le fédéralisme allait enlever les terrains de dispute entre travailleurs wallons et flamands et qu’ils allaient mieux collaborer après. Vain espoir. Face aux scissions nationalistes de plus en plus poussées dans la FGTB, il ne pouvait que exprimer des regrets et son désaccord. C’était pour lui un argument pour lire Solidaire, pour au moins se tenir au courant de ce qui se passait dans les entreprises en Flandre.

Jamais Jacques a refusé un appel à l’aide de qui que ce soit, engagé dans une lutte. Ainsi, sa vie de pensionné est devenu de plus en plus un apport de soutien moral et logistique à tous ceux qui se battent contre la discrimination et l’exclusion dans cette société capitaliste. C’était sa façon d’être fidèle à ses convictions. Il était du côté des parents des enfants disparus, il était dans le comité pour la réhabilitation de Fulvio Lucarelli, le jeune abattu par un policier et il s’engagea sans réserve du côté des réfugiés. « Tant que je serai debout je viendrai, chaque samedi à Vottem, témoigner de mon opposition aux centres fermés et de ma solidarité aux personnes qui y sont détenues » confia-t-il au CRAPCE, le comité d’action liégeois contre les centres de réfugiés. Il était de tous les combats, aussi les plus difficiles.

Une des dernières campagnes qu’il a menée, avec son dévouement habituel, est la campagne de soutien aux délégués de Clabecq, pour lesquels il avait la plus grande admiration. Il était totalement opposé à l’exclusion du syndicat de Roberto D’Orazio et entama des démarches dans les structures syndicales pour intervenir en leur faveur. Après quatre ans de batailles juridiques et de mobilisation, le jour du jugement du procès de Clabecq était pour lui un jour de joie intense, la consécration d’une campagne exceptionnelle : « C’est un très bon résultat. Mais dites bien dans votre journal que c’est grâce à la pression exercée par la base. Dites bien que ce n’est certainement pas grâce à la direction de la FGTB. Ils ont été lamentables. » Fort affaibli par la maladie, il se rangea encore récemment du côté des sidérurgistes en lutte contre les restructurations de Arcelor.

Un militant syndical pur sang s’en va. Pour ceux qui l’ont côtoyé, il restera dans la mémoire comme un homme de principes et de conviction, mais aussi comme un homme d’une chaleur humaine exceptionnelle.

Au nom de la direction du parti et de tous les cadres, militants et sympathisants qui ont eu l'occasion de le rencontrer, je veux exprimer notre respect et notre admiration pour une carrière plein de dévouement pour le combat de la classe ouvrière. Une carrière d’une grande sincérité et d’une grande fidélité à l’idéal que nous partageons.