Enseigner le totalitarisme. by Laurent Wirth Monday July 14, 2003 at 11:20 AM |
L'exposé est centré sur la comparaison nazisme stalinisme, un sujet toujours controversé.
I Une remise en perspective de l'évolution du concept et de son usage
1 - Naissance du terme d'Etat totalitaire (ou total)
On croit souvent que c'est un produit de la guerre froide, pour faire un parallèle entre stalinisme et nazisme. L'ouvrage d'Hannah Arendt "Les origines du totalitarisme" date de 1951. Les historiens des pays de l'Est répondaient en associant capitalisme et fascisme.
En fait, le terme est apparu dès les années 1920 en Italie.
G Amendola, un opposant du groupe libéral démocratique, l'emploie le 22 mai 1923 pour dénoncer la mainmise du pouvoir fasciste sur l'administration provinciale et communale.
Mussolini le revendique ensuite dans son discours du 22 juin 1925. Et Gentile, le penseur officiel du fascisme le développe dans son ouvrage "La doctrine du fascisme" en 1932. Le terme a plutôt un sens étatique en Italie.
La droite radicale allemande (Carl Schmidt) souligne davantage l'aspect ethnico-racial, "volkisch" que reprend Hitler lorsqu'il arrive au pouvoir en mettant en avant la communauté de sang.
Jusque là, le terme n'englobe pas fascisme, nazisme et communisme.
2 - Premier développement d'un concept englobant
Pourtant, dès l'entre-deux-guerres, cet amalgame apparaît chez un certain nombre d'intellectuels, par ex chez Thomas Mann : le terme désigne deux systèmes qui se veulent des antithèses de la démocratie libérale.
C'est surtout dans les années 1930, quand se développe le caractère terroriste des systèmes staliniens et nazis que la vision englobante va se développer. L'Italie est parfois distinguée, du fait du degré moindre du terrorisme. Mais le terme désigne généralement les trois dictatures du fait des points qui semblent communs (répression, discours révolutionnaire anti-bourgeois, en marge des valeurs chrétiennes, volonté de mobiliser les masses…), et qui les distinguent de simples dictatures traditionnalistes comme celles de Salazar et de Franco
L'amalgame fascisme - nazisme - stalinisme se précise en août 1939 avec la signature du pacte germano - soviétique (alliance, et partage de la Pologne, et des Pays baltes).
Un symposium tenu à New-York insiste sur les concordances entre les régimes nazi et stalinien.
3 - L'éclipse puis la résurrection du concept
Le concept connaît une éclipse en 1941, avec l'agression nazie contre l'URSS. Il existe même un courant de soviétophilie dans les démocraties anglo-saxonnes (exemple H Wallace aux EU), ou dans la France de la Libération.
Il ressurgit avec la guerre froide.
4 - Le modèle totalitaire
Hannah Arendt fait une étude comparée du nazisme et du stalinisme, démontrant que ces 2 régimes constituent une catégorie politique d'un type radicalement nouveau. C'est une forme nouvelle de domination exercée par un parti unique seul détenteur du sens de l'Histoire, disposant d'un contrôle absolu grâce à de nouvelles techniques de mobilisation idéologique et à un niveau de terreur sans précédent ; domination qui ne s'exerce pas sur une société constituée, mais sur des masses atomisées.
Ses émules, des politologues américains, développent, à sa suite, un "modèle" structurel totalitaire. Carl Friedich distingue 6 critères (1 une idéologie globalisante, 2 un parti unique 3 une police secrète terroriste 4 le monopole de l'information, 5 monopole des armes et de la force 6 économie dirigée) , S Brezinski, etc…
Raymond Aron est un relais de cette pensée en France.
5 - un concept contesté, relancé, discuté
Ce concept est contesté, car il apparaît trop instrumentalisé
comme une arme dans le contexte de la guerre froide.
Même chez Aron, il y a une réticence à comparer les dictatures,
du fait de l'atroce singularité du génocide.
Les années 1960 sont celles de mouvements étudiants contestant
"l'impérialisme" yankee
Il est relancé au début des années 1970 par plusieurs causes
:
L'effet Soljenitsine, "l'archipel du goulag" publié en 1972
L'effet "dissidents" qui mobilise les opinions occidentales
Les déceptions de l'après-guerre du Vietnam : souffrances des "boat-people"
qui réconcilient Jean-Paul Sartre et Raymond Aron , la "libération radieuse" des
peuples d'Asie du Sud-Est se transformant en cauchemar. Beaucoup d'anciens
tenants du marxisme (Glucksman) deviennent des pourfendeurs du marxisme, et
utilisent pour cela le concept de totalitarisme qu'ils avaient dénoncé
auparavant.
Le recul de l'influence du parti communiste en France, bien
avant la chute du mur de Berlin.
La comparaison du nazisme et du stalinisme (du communisme) est
au cœur du débat.
II Les débats actuels
1 - Plusieurs angles de comparaison sont possibles
- La dimension analytique a longtemps été la seule utilisée : mettre en évidence des structures communes
Cette approche méconnaît la dimension temporelle ou "épocale", sauf à limiter la comparaison des régimes à leur maturité. (Ian Kershaw, "Qu'est--ce le nazisme ?" K Pomian article dans la revue L'histoire, "le siècle communiste", ou dans la revue Vingtième siècle, n 47 en 1995 "Totalitarismes")
- L'approche généalogique avait la préférence de François Furet : elle prend en compte la date d'apparition des régimes, le rapport dialectique entre bolchevisme et fascisme (ces deux "frères jumeaux" utilisent chacun l'autre idéologie comme repoussoir). Dans cette analyse, les deux systèmes déploient ensemble de manière radicale deux antithèses du libéralisme et s'inscrivent dans un ordre chronologique ("Le passé d'une illusion", 1995).
En 1998, la correspondance Furet - Nolte a été publiée : la guerre de 1914-1918 a été le creuset des totalitarismes, du fait de l'ensauvagement ("brutalisation", cf G Mosse), par exemple en Russie soviétique (guerre, guerre civile, famine…). Mais F Furet se démarque de l'approche trop historico-génétique de Nolte.
2 - La cause et l'effet ?
Ernst Nolte fait scandale en 1986-1987 en faisant du nazisme un réactif au bolchévisme ; il va très loin : le goulag aurait été la cause d'Auschwitz.
F Furet conteste cet accent mis sur le précédent bolchevique comme une cause : l'affirmation que le goulag a précédé Auschwitz n'est pas fausse, mais elle ne doit pas aller dans le sens d'un lien de cause à effet.
Derrière ce débat, il y a des enjeux idéologiques, différent en Allemagne (Walzer : on a trop parlé du passé, il faut regarder vers l'avenir, mais cela risque de banaliser le nazisme), et en France (Courtois, Furet ont un passé marxiste à "expier", et ils s'efforcent d'étendre au communisme l'accusation de crime contre l'humanité. S Courtois appelle à un "Nuremberg du communisme".
3 - Au cœur du problème, la singularité dans l'inhumanité du régime nazi.
Bracher, un grand historien allemand, spécialiste du nazisme, répond à Nolte : il ne nie pas la pertinence de la tentative de comparaison, mais il demande de ne pas nier la singularité dans l'inhumanité. Comparer, ce n'est pas mettre un signe égal.
Ce qui est en cause c'est l'usage qui peut être fait d'une telle comparaison.
Dans l'ouvrage "Démocratie et totalitarisme" (1965) Raymond Aron souligne une différence essentielle entre les deux systèmes : l'aboutissement de l'un est le camp de travail, l'aboutissement de l'autre est la chambre à gaz, et l'extermination d'une "pseudo-race" ; dans un cas, la volonté de construire, par tous les moyens, un "homme nouveau", dans l'autre l'extermination systématique de tous les Juifs.
Alain Besançon ("Présence soviétique et passé russe", 1980) ne partage pas ces réticences : il met en parallèle l'extermination d'une "pseudo-race" et l'extermination d'une "pseudo-classe" (celle des koulaks, pas une classe , mais des paysans réticents à la collectivisation).
Il faut insister sur la singularité irréductible du nazisme : la mise en œuvre systématique et industrialisée de l'extermination de tout un groupe ethnique, sans autre raison que son appartenance à ce que les nazis jugent être une race inférieure.
Chez Staline, la déportation réelle de peuples entiers fonctionne plutôt comme une déportation - abandon.
4 - La controverse autour du Livre noir :
F Furet devait préfacer l'ouvrage. S Courtois l'a remplace après sa mort. Sa volonté de faire un "Nuremberg du communisme" tient à une spécificité française : le poids qu'a eu le marxisme en France ; il y a des comptes à régler, cela a influencé la position de S Courtois. Le problème, c'est que la comparaison porte sur le nombre des morts.
Dans ces comptabilités macabres, les morts provoquées par le nazisme sont concentrées en quelques années (1942-45), alors qu'il y a une dilatation temporelle du communisme de 1917 à nos jours.
Le corps du livre fournit une série d'études de cas, cas qui ne sont pas comparés les uns aux autres (URSS, Chine, Corée du Nord, Cambodge, etc…). Les régimes communistes sont très différents les uns des autres, notamment en ce qui concerne la chronologie. Le livre ne comporte aucune comparaison entre stalinisme et nazisme, comparaison introduite après coup dans l'introduction de Stéphane Courtois.
Cette comparaison est au centre d'un ouvrage croisé à paraître : la vision de Nicolas Werth, le soviétologue, celle de Philippe Burrin, le spécialiste du nazisme (IHTP, fin 1999)
I Iannakakis et P Rigoulot Un pavé dans l'Histoire viennent au secours de S Courtois.
Leur position n'est pas tenable : ils se disent victimes d'un tabou de la communauté historienne, l'interdiction de comparer nazisme et stalinisme.
La seule exception notable, qui vérifie la thèse des deux auteurs, est le cas de Chrstian Delacampagne, De l'indifférence, essai sur la banalisation du mal 1998 : ce dernier qualifie d'indécente toute comparaison entre les deux systèmes, et d'aberration intellectuelle l'usage de la notion de totalitarisme.
La comparaison est loin d'être tabou et a fait l'objet de nombreux travaux.
Voir l'article de Ian Kershaw, Retour sur le
totalitarisme, le nazisme et le stalinisme dans une perspective comparative
Esprit, janv-fév 1996.
Du même auteur, dans Le débat, No 89 mars-avril 1996 :
Nazisme et stalinisme, limites d'une comparaison
K Pomian les articles cités dans Vingtième siècle, ou
dans L'Histoire.
La correspondance Furet - Nolte
Le livre à paraître de N Werth et de Ph Burrin
III Qu'en est-il aujourd'hui des fondements d'une comparaison approfondie nazisme - stalinisme ?
1 - Cette comparaison a profité de facteurs de relance,
le principal a été l'ouverture des archives de
l'ex-URSS.
Jusqu'à présent, la comparaison était boiteuse : en Allemagne, les archives permettaient de fouiller de façon plus fine, et le débat historiographique avait pris un peu d'avance, entre ceux qui considéraient l'aspect purement politique (les "intentionnalistes") et ceux qui considéraient l'aspect plus social (les "fonctionnalistes" ou structuralistes).
L'ouverture des archives de l'ex-URSS permet d'ouvrir de formidables chantiers : les racines du stalinisme - dans la période matricielle de Lénine et de Trotski (au grand dam des trotskystes qui n'acceptent pas que leur icône soit critiquée) - , le mode de fonctionnement du gouvernement stalinien, la Terreur et le système des camps, les zones d'autonomie du social (contrairement à la vision des sociétés atomisées défendue par les intentionnalistes).
D'autres facteurs de relance : la chute du mur de Berlin et la fin de l'ex-All de l'Est qui a connu les 2 systèmes d'oppression
La société soviétique est un "société du rapport" : les archives du goulag sont exceptionnelles, avec des comptabilités macabres. La recherche ne se limite plus à l'élaboration de modèles théoriques.
Le modèle a été construit par des politologues, il ne pouvait pas l'être par des historiens, car ils n'avaient pas de matériaux.
2 - Quels points communs ? quelles différences ?
Le premier mérite de la comparaison est de mettre en évidence la singularité de chaque système.
Ian Kershaw et Moshe Lewin (La formation du système soviétique )
Stalinismus and nazismus, dictatorship in comparison PU Cambridge 1997
a) différences
- Une différence tient à la nature de l'autorité dans les deux régimes :
I Kershaw insiste sur le charisme de Hitler, à mi-chemin entre les intentionnalistes (le nazisme se résume à Hitler), et les fonctionnalistes (le nazisme est un chaos qui paraît une jungle de pouvoirs concurrents -le parti, l'armée, les grandes firmes-, conforme au discours sur le darwinisme social). On ne peut concevoir le nazisme sans Hitler.
Le communisme aurait peut-être pu se dispenser de Staline. Les visions terroristes de Lénine, de Trotski, d'un certain nombre de bolcheviks laissent à penser que les germes se trouvent dès la première période, et que le terrorisme n'a pas disparu d'un seul coup à la mort de Staline.
H Arendt considérait que la véritable période totalitaire était la période stalinienne ; ses émules étendent le concept. Le communisme continue à l'époque d'Andropov et de Tchernenko, qui n'ont ni l'un ni l'autre un charisme particulier.
- Différence dans le fonctionnement : le système nazi fonctionne sur un mode quasi-féodal, avec des liens d'allégeance à Hitler. Dans l'autre système, la logique bureaucratique l'emporte sur la logique de clan.
- Différence dans le discours et les intentions affichées.
Le nazisme est le nationalisme opposé à un discours
d'internationalisme
Le stalinisme devient avec la 2 GM nationaliste, grand-russe,
mais le discours reste internationaliste. Le nazisme tient un discours de
guerre. Le stalinisme met en avant la paix, et joue sur les "mouvements pour la
paix".
Le nazisme cherche des modèles dans le passé, en exaltant le
Moyen-Age allemand.
Le stalinisme prétend créer une société radicalement nouvelle,
quitte à savoir utiliser l'histoire, le passé grand-russe, la religion
orthodoxe…
Le nazisme s'affiche ouvertement contre l''esprit des
lumières, le communisme s'en revendique
Opposition entre une idéologie ethnico-raciale chez les nazis ,
et l'anti-racisme absolu affirmé chez les communistes - bien que l'antisémitisme
ait pu exister dans la pratique.
- Atroce singularité du génocide des Juifs
- Spécificités des systèmes concentrationnaires :
Le système nazi est un système clos par les barbelés, les
miradors, isolé du reste de la société. On n'en sort pas.
La volonté systématique d'extermination s'impose contre toute
rationalité.
Le goulag est un système à plusieurs cercles : les camps, les déplacés spéciaux lâchés dans la taïga qui viennent pointer à la "Kommandantur" -ils restent souvent sur place et font souche-. Le goulag mis en place vers 1927 est un camp de travail particulièrement peu productif.
- La société soviétique est violentée dans son ensemble
En Russie, la famine de 1921 est aggravée par les réquisitions imposées par l'Armée rouge. Celle d'Ukraine de 1932-33 n'a pas été vue par les observateurs comme E Herriot.
Dans l'Allemagne nazie, une terreur ciblée sur certains groupes : les opposants, les Juifs, les tsiganes, les malades mentaux, les homosexuels…Les nazis ménagent le reste de la société allemande, quitte à imposer un pillage terrible au reste de l'Europe occupée.
b)Points communs :
- une ambition de domination totale, une mobilisation de la population, l'exercice de la force et de la violence
- le corps social conserve des marges d'autonomie
- parallélisme dans le débat historiographique : dans les deux cas, le pôle politique (intentionnaliste, totalitariens) insiste sur la mise en œuvre de projets antérieurs grâce à une machine bien huilée (Mein Kampf, un Etat à sa botte…), le pôle social (les fonctionnalistes, les structuralistes, l'école révisionniste pour la Russie -ne pas confondre avec les "assassins de la mémoire" et de l'histoire-) revisite la société par le bas, et modère l'impact" des dictatures.
Q : une hiérarchie dans le mal ?
Comptabiliser les morts met terriblement mal à l'aise. Il ne s'agit pas de disculper de son inhumanité le système communiste, mais l'historien doit s'appuyer sur les traces et tenir compte des conditions réelles. Pour être crédibles, les comparaisons doivent être pertinentes. L'historien est tenu à l'honnêteté intellectuelle, et doit tendre à la vérité.