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Après l’Irak, Cuba ?
by Katrien Demuynck et Marc Vandepitte. Saturday June 21, 2003 at 05:32 PM

« Les événements en Irak constituent un signal positif en même temps qu’un bon exemple pour Cuba où, la semaine dernière, le régime de Fidel Castro a ordonné l’arrestation de plus de 80 citoyens, uniquement à cause de leurs opinions. » Hans Hertell, ambassadeur des Etats-Unis en République dominicaine.

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Après l’Irak, Cuba ?
A propos des exécutions, des « dissidents » et de la menace militaire contre Cuba.
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« Les événements en Irak constituent un signal positif
en même temps qu’un bon exemple pour Cuba
où, la semaine dernière, le régime de Fidel Castro
a ordonné l’arrestation de plus de 80 citoyens,
uniquement à cause de leurs opinions. »

Hans Hertell, ambassadeur des Etats-Unis en République dominicaine.

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Passablement tendues, ces dernières semaines, pour Cuba. Au moment où les chars entraient dans Bagdad, l’île était confrontée à une série de détournements et à d’autres provocations émanant, elles, du chargé d’affaires (en d’autres termes, l’ambassadeur) américain à La Havane. Les autorités cubaines se devaient de répondre à l’agression : 75 personnes, prétendument « dissidentes », étaient arrêtées et condamnées à de lourdes peines de prison. Trois pirates, de leur côté, étaient exécutés. Dans le monde entier, l’affaire suscitait de vives protestations. Des intellectuels de premier plan, tels Galeano, Saramago, Chomsky et Wallerstein, y allaient d’une sévère condamnation, laquelle allait être avidement amplifiée par les mass-media. L’Union européenne annonçait de nouvelles sanctions contre l’île et les Etats-Unis envisageaient des mesures de représailles. Il fallait s’attendre à ces réactions virulentes et elles allaient à coup sûr causer du tort à la révolution. Des mesures aussi draconiennes étaient-elles vraiment indispensables ? Ne s’agit-il pas d’une réaction de panique exagérée ou avons-nous plutôt à faire à une intervention réfléchie et énergique du gouvernement cubain ? On ne peut répondre à ces questions qu’en examinant le contexte actuel et en remontant quelque peu le cours de l’histoire.


La guerre froide

Une fois qu’il devint évident que le mouvement de guérilla de Fidel Castro et de Che Guevara fonçaient vers la victoire, on conçut des plans, aux Etats-Unis, afin de conquérir l’île militairement, si cela s’avérait nécessaire. Les toutes premières années de la révolution furent caractérisées par des agressions militaires directes. A partir des régions montagneuses, des éléments contre-révolutionnaires commettaient des attentats, mais sans grand succès. En avril 1961, il s’ensuivit le fameux débarquement de la baie des Cochons par des paramilitaires cubains. L’opération se solda par un fiasco complet. Les Etats-Unis en vinrent à la conclusion qu’il n’était pas possible d’arracher une victoire en s’appuyant sur des mercenaires coordonnés par la CIA. Un engagement (massif) de leurs propres troupes s’imposait donc. Mais, entre-temps, Washington était en pleine préparation de la guerre du Vietnam. Dès novembre de cette même année, les Etats-Unis entamaient la construction d’une assise militaire dans ce lointain pays asiatique. L’invasion de l’île voisine fut donc reportée : d’abord le Vietnam, ensuite Cuba. L’année suivante, la crise des missiles éclatait et menait le monde au bord d’une guerre nucléaire. Les missiles étaient retirés et les Etats-Unis promettaient de ne plus attaquer Cuba militairement. Pour Cuba, une menace directe de guerre venait de s’éloigner. En outre, les Américains subirent une cuisante défaite en Indochine et ramenèrent dans leurs bagages le fameux syndrome vietnamien. L’engagement massif de troupes terrestres n’entrait plus dans les possibilités. Enfin, Cuba se construisit une puissante armée populaire en mesure, dans les vingt-quatre heures, de mobiliser plus d’un million de personnes. L’agression des Etats-Unis allait se « limiter » à des attentats à la bombe, des centaines de tentatives d’assassinat contre Fidel, au recours à la guerre bactériologique (par exemple, en propageant la peste porcine et le virus de la dengue), à la destruction en vol d’un avion de ligne, à un blocus économique, etc. L’une dans l’autre, militairement parlant, les années 70 et 80 devaient constituer une période « relativement » calme, reposant sur trois assises : la couverture militaire par l’Union soviétique, le syndrome du Vietnam aux Etats-Unis et l’armée populaire cubaine.

La chute du mur de Berlin et le 11 septembre

Cette situation subit un bouleversement profond avec la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique. Le premier pilier de la stabilité géostratégique cubaine s’effondrait et la tension augmentait. Le blocus allait et, sur le plan diplomatique, les Etats-Unis allaient mettre tout leur poids dans la balance afin de criminaliser et marginaliser le pays. Une série de condamnations annuelles face à la commission des droits de l’homme des Nations unies fut lancée à partir de l’association des pays américains. Des attentats à la bombe furent organisés afin de s’en prendre au tourisme. L’Union européenne fut même sommée de mettre La Havane sous pression. Cela réussit en partie. Les années 90 allaient donc se caractériser par un accroissement de la tension, mais il n’y eut toujours pas de menace de guerre véritable.

C’est alors que – frauduleusement – l’extrême droite américaine accéda au pouvoir. Bush constitua un véritable cabinet de guerre. On y trouve des dizaines de personnages en provenance des milieux mafieux de Miami et qui, soit, ont mené des activités terroristes contre Cuba, soit soutiennent ouvertement semblables actions. Il était prévisible que l’agression contre Cuba allait s’intensifier fortement. Puis, il y eut le 11 septembre. D’un seul coup, le syndrome du Vietnam disparaissait, le cabinet Bush révélait un caractère de plus en plus ouvertement fasciste. Même pas un mois plus tard, des troupes terrestres débarquaient en Afghanistan et, un peu plus d’un an plus tard, en Irak. L’Amérique latine, elle aussi, était dans le collimateur. De nouvelles bases militaires faisaient leur apparition en République dominicaine, en Colombie et au Salvador. En outre, la présence militaire américaine en Colombie s’intensifiait. A partir de ce pays, des provocations militaires étaient lancées contre le Venezuela voisin où, en avril 2002, les Etats-Unis soutenaient une tentative de coup d’Etat.

Mais c’est surtout Cuba qui se trouve dans la ligne de tir. Depuis longtemps, le pays figure sur la liste des « Etats voyous ». En mai 2002, John Bolton, sous-secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères, accuse Cuba de fabriquer des armes de destruction massive, entre autres, dans le domaine de la biotechnologie. C’est précisément la même raison qui est invoquée afin d’envahir l’Irak. Dès l’été de cette même année, l’agression contre le pays est organisée. Le nombre d’heures de programmes contre-révolutionnaires sur les radios s’accroît considérablement, passant à plus de 1200 heures par semaine. Imaginons que notre pays soit inondé à tout moment par une dizaine d’émetteurs étrangers hostiles, qui émettent des signaux plus forts que les émetteurs nationaux et régionaux au point qu’il devient impossible d’écouter ces derniers. Afin de déstabiliser le pays sur le plan interne, on recourt à deux méthodes : le déclenchement d’une crise migratoire et l’organisation d’une opposition interne.

Le déclenchement d’une crise migratoire


Sur le plan de la migration, le cynisme de Washington ne connaît pas de bornes. Via le blocus, les Etats-Unis tentent d’étrangler le pays économiquement dans le but d’y rendre les conditions de vie les plus pénibles possible. Dans un même temps, les habitants de l’île sont attirés massivement vers les Etats-Unis par le biais des stations de propagande. Les Cubains, d’un degré d’instruction relativement élevé, savent que, de l’autre côté du bras de mer, ils seront accueillis à bras ouverts et qu’ils pourront y gagner des centaines de dollars par mois. Depuis 1966, le « Cuban Adjustment Act » (Loi d’adaptation en faveur de Cuba) est en vigueur aux Etats-Unis. En vertu de cette loi, tout Cubain qui quitte illégalement son île obtient immédiatement l’asile politique aux Etats-Unis, ainsi que la citoyenneté américaine au bout de quelque temps. Qu’importe qu’il s’agisse de criminels ou pas ! Comparez cela aux milliers d’autres réfugiés latino-américains qui, chaque année, sont refoulés des Etats-Unis, lorsqu’on ne les abat pas tout simplement à la frontière du Mexique !

Bizarrement, cet appel important va de pair avec un blocage de tout passage légal aux Etats-Unis. Depuis 1994, il existe un accord par lequel la Maison-Blanche promet chaque année d’accorder 20.000 visas. Mais, depuis l’été 2002, même pas 5% des termes de cet accord n’ont été remplis. Les Cubains, au départ d’une situation pénible, sont donc attirés aux Etats-Unis en fonction d’un traitement de faveur, mais, dans un même temps, la voie légale leur est refusée. En d’autres termes, la Maison-Blanche encourage les formes illégales de migration. Celles-ci sont non seulement fortement encouragées, mais elles sont encore organisées réellement. Avec le soutien de la CIA, la mafia de Miami a mis sur pied un véritable trafic d’hommes : contre une somme fixe, les Cubains sont acheminés aux Etats-Unis par de petits bateaux rapides.

Cette politique d’immigration déclenche également une vague de détournements, avec ou sans le soutien de la CIA. En sept mois, quelque sept navires et avions ont été détournés. Dans chacun des cas, les preneurs d’otages savent qu’ils ne risquent guère de poursuites aux Etats-Unis. Manière idéale, donc, pour un prisonnier en fuite de gagner sa liberté. C’était d’ailleurs le cas pour l’un des pirates du navire, qui a été exécuté.

Tant un exode massif qu’une vague de détournements justifieraient une intervention militaire. Dans le passé, les Etats-Unis avaient tiré parti d’un flux massif de réfugiés en provenance de Haïti pour envahir ce pays. Et, suite aux détournements des derniers mois, Kevin Whitaker, chef du bureau des Affaires cubaines du Département des Affaires étrangères, déclarait que ces mêmes détournements étaient considérés comme une menace sérieuse pour la sécurité nationale des Etats-Unis. Une telle situation pourrait donner suite à un blocus (militaire) total de la part des Etats-Unis, blocus qui, bien vite, pourrait se muer en confrontation militaire directe.

En quête d’une opposition interne à Cuba même

L’homme censé mettre sur pied cette opposition interne s’appelle James Cason. Début septembre 2002, il est nommé au poste de nouveau chargé d’affaires (ambassadeur officieux) à La Havane. Il passe pour un véritable faucon. Ainsi, il entretient des liens étroits avec le Cuban Liberty Council, une organisation paramilitaire installée à Miami et responsable de bon nombre d’actions terroristes contre Cuba. Dans la presse, Cason annonce à plusieurs reprises qu’il encourage fortement « une transition rapide (lisez : renversement) du régime ». Pendant des mois, il sillonne le territoire de long en large en quête d’opposants politiques. Selon ses propres dires, il parcourt ce faisant plus de 7000 km. Plusieurs millions de dollars doivent suffire, l’un dans l’autre, à acheter et constituer une telle armée d’« opposants ». Le butin s’avère des plus maigres, toutefois. Edward Gonzalez est professeur et lié à la Rand Corporation, un réservoir à malice très proche du Pentagone. D’après lui, les opposants politiques ont très peu de partisans et, en face, une majorité écrasante, bien plus forte donc, des Cubains est hostile à ces « dirigeants dissidents ».

Autre problème, c’est que l’opposition politique est non seulement désespérément divisée, mais qu’elle est très disséminée. Du fait que la mise en place d’une dissidence intérieure constitue un élément clé de la nouvelle stratégie américaine (voir plus loin), il faut de toute urgence faire quelque chose à ce propos. Cason ne cache nullement que son intention est d’unir les « dissidents » sous le commandement des Etats-Unis. Il est entre autres présent lors de la fondation d’un nouveau parti d’opposition et il organise plusieurs réunions à son bureau ainsi qu’à son domicile afin d’atteindre cet objectif. A ces « dissidents », il accorde un soutien financier et promet sa protection personnelle. On sait déjà depuis belle lurette, en fait, que cette prétendue opposition intérieure n’est autre qu’une antenne des Etats-Unis. A la différence près qu’aujourd’hui, on ne se soucie plus guère de le dissimuler. Aucun pays ne tolérerait une ingérence étrangère de ce calibre dans sa politique interne. Et certainement pas s’il s’agit d’une puissance étrangère qui met tout en œuvre pour déstabiliser le pays avant de pouvoir l’annexer.

Sur ce plan, on assiste, chez les purs et durs parmi les anti-castristes des Etats-Unis, à un remarquable changement de cap. Dans le passé, les parrains de Miami s’en tenaient à des conceptions ouvertement extrémistes. Ainsi, ils entendaient punir tous ceux qui, un jour, avaient travaillé avec le régime communiste, ils voulaient accaparer toutes les propriétés (et donc les maisons particulières également) qui leur appartenaient avant la révolution, etc. Après la victoire militaire, le pouvoir passerait aux mains des exilés. Pas étonnant, donc, si les insulaires n’éprouvaient pas mal moindre sympathie pour ces faucons. Même l’insulaire le plus mécontent préférait le régime de Fidel à une éventuelle prise de pouvoir dirigée à partir de Miami. Aujourd’hui, la clique de Miami ne préconise plus une intervention militaire, mais « une transition venue de l’intérieur », un dialogue avec le gouvernement cubain. (Naturellement, elle est toujours fermement partisane d’une intervention militaire mais, aujourd’hui, elle ne le dit plus ouvertement.) Ici, réconciliation et inclination au pardon sont censées jouer un rôle primordial. L’intention est de gagner les cœurs des habitants de l’île et de les dresser contre le gouvernement de La Havane. Vu la position dure du passé, c’est tout le résultat contraire qui a été obtenu. Les figures clés de toute cette « transition pacifique » sont, au contraire du passé, devenues ce qu’on appelle les « dissidents ». Le scénario semble avoir été inspiré par les événements de Pologne des années 80. A l’époque, Solidarnosc avait été utilisé comme fer de lance en vue de renverser le régime communiste. A Cuba, Cason est l’homme censé coordonner et diriger l’affaire.

L’euphorie après l’Irak

Le 11 septembre a mis par terre le second pilier de la stabilité géostratégique de Cuba. Le moindre petit fait d’armes des marines américains rend en outre les stratèges du Pentagone plus audacieux encore et accroît la possibilité d’une invasion. Hans Hertell, l’ambassadeur américain en République dominicaine, originaire du proche entourage du président Bush, déclarait, directement après la chute de Bagdad : « Les événements en Irak constituent un signal positif en même temps qu’un bon exemple pour Cuba où, la semaine dernière, le régime de Fidel Castro a ordonné l’arrestation de plus de 80 citoyens, uniquement à cause de leurs opinions. » Jeb Bush, le frère de l’autre, déclarait à peu près en même temps : « Après le succès en Irak, nous devons regarder du côté de notre voisin. Nous devons expliquer à nos frères en Amérique latine et ailleurs qu’un régime qui ne respecte pas les droits de l’homme, ne peut en aucun cas rester au pouvoir. » Dans l’intervalle, les groupes paramilitaires s’entraînent à l’arme lourde en Floride, et ce, en vue d’une éventuelle invasion. La Maison-Blanche accroît la pression et accuse La Havane d’accorder son soutien au terrorisme international. Plus précisément, il s’agit d’un soutien présumé à l’ETA (en Espagne), aux FARC et à l’ELN (en Colombie) et à l’IRA (en Irlande). Par ailleurs, on reproche au régime cubain de refuser d’extrader des criminels. Toutes ces accusations sont grotesques, mais c’était également le cas au sujet de l’Irak.

Durant la guerre contre l’Irak, la tension sur l’île a été portée à son comble. Cason pense qu’il peut tout se permettre. Dans la presse internationale, il hausse encore son ton agressif contre Cuba, une façon de faire très inhabituelle, en fait, chez les diplomates. Il organise ouvertement des réunions rassemblant des dizaines d’opposants au régime. Le gouvernement cubain prévient qu’il ne tolérera pas cela très longtemps, mais Cason passe outre les avertissements. Les détournements se succèdent à un rythme rapide. Ils mettent non seulement la sécurité des passagers en danger mais menacent en outre de déclencher une réponse militaire. Pour la révolution cubaine, il s’agit de vaincre ou mourir.

La réponse ne se fait pas attendre. 75 opposants sont arrêtés et condamnés à de très lourdes peines. Trois des huit pirates sont exécutés le 11 avril.

Dissidents ou agents ?

Dans la presse étrangère, les 75 personnes arrêtées sont généralement présentées comme des « syndicalistes indépendants, des écrivains et des poètes ». Bref, comme des « dissidents » qui, en raison de leurs convictions politiques, ont été incarcérés. C’est prendre pas mal de liberté avec la réalité. Toutes les personnes arrêtées ont enfreint diverses lois de droit commun. Elles l’ont d’ailleurs admis au cours de leur procès.

De quoi s’occupaient surtout ces « dissidents » ? Certains collectaient des informations afin d’assurer un meilleur fonctionnement du blocus, dans le but d’étrangler davantage encore l’économie. Ils se mettaient en quête de firmes étrangères investissant à Cuba et dont les Etats-Unis n’avaient pas conscience. Ces entreprises peuvent être sanctionnées dans le cadre de la loi Helms-Burton. De la sorte, ils tentent d’effrayer les investisseurs étrangers et de leur faire lever l’ancre. Ce genre de chose porte un nom : espionnage économique et, pour cela, les Etats-Unis, prévoient d’ailleurs des sanctions très lourdes. D’autres sont accusés d’avoir reçu de l’argent des Etats-Unis. Chez certains, on a retrouvé d’importantes sommes d’argent, jusqu’à plus de 10.000 dollars, même, ce qui, à Cuba, constitue une somme astronomique. D’autres encore ont été condamnés pour avoir organisé un trafic humain illégal. Quelques-uns collectaient des informations qui peuvent contribuer à la condamnation annuelle des œuvres de la commission des Nations unies à Genève. Enfin, bon nombre d’entre eux s’occupaient de diffuser tout un échantillonnage de propagande ayant pour but le renversement du régime. Tout ceci se faisait en concertation avec et grâce au soutien du chargé d’affaires d’une grande puissance qui, depuis plus de quarante ans déjà, menace le pays militairement. Il ne s’agit donc pas ici de dissidents mais d’agents payés qui veulent déstabiliser le pays. Ceux qui prétendent qu’il s’agit de journalistes ou de syndicalistes « indépendants » manient une définition à tout le moins très personnelle de l’indépendance.


Dissidents ou mercenaires ?

« La démocratie et les droits de l’homme ne nous importent guère. Nous employons tout simplement ces mots dans nos discours afin d’estomper nos mobiles réels. (…) Et si nous annonçons, depuis 1985 déjà, que nous encourageons et finançons des groupes dissidents et les droits de l’homme à Cuba, c’est également dans notre propre intérêt. Les Etats-Unis ne financent d’ailleurs pas tout le monde, mais uniquement tous ceux qui peuvent occuper une position bien en vue sur le plan international. Ces groupes de dissidents et des droits de l’homme à Cuba ne comptent que quelques individus. Ils ne sont importants que parce qu’ils nous aident à déstabiliser le régime de Fidel Castro. »

Wayne Smith, ancien chargé d’affaires américain (= ambassadeur) à Cuba.

« Etre dissident est devenu une affaire juteuse grâce aux nombreux dollars qui affluent dans le pays. Chaque jour, des personnes téléphonent à la radio pour dire qu’elles viennent de mettre sur pied un groupe des droits de l’homme. Pourquoi ? Elles veulent s’en aller et être accueillies en héros à Miami ou en Espagne. Autrement dit, être dissident constitue également une forme d’émigration. De la sorte, ils ne sont pas obligés de se traîner sur un radeau. Sans doute y a-t-il des opposants honnêtes : le problème, c’est de les dénicher. Les opposants que je connais sont des gens qui entendent résoudre leurs problèmes personnels ou faire le jeu des ennemis de Cuba. »

Francisco Aruca, directeur de radio et contre-révolutionnaire à Miami.

« Désormais, l’arme principale au cours des dernières années de l’Union soviétique, les droits de l’homme, doit être dirigée avec vigueur contre Cuba. Pas une seule stratégie américaine ne pourrait mieux détruire le régime de Castro que la stratégie des droits de l’homme. »

Elliott Abrams, ancien secrétaire d’Etat aux Droits de l’Homme des Etats-Unis.


A ce propos, il convient de remarquer que les principaux dissidents qui ne se sont pas rendus coupables de ces faits n’ont pas été arrêtés. Il y a peu, le « dissident » le plus connu, Payá, a pu sans encombre collecter onze mille signatures pour une pétition et se rendre en Europe afin de prendre possession du prix Sakharov qui lui avait été décerné. Après le procès contre les 75, quelques prétendus dissidents notoires ont également pu tenir une conférence de presse sans rencontrer le moindre problème.

Au total, il y a eu 29 procès contre 75 personnes. Toutes les séances étaient accessibles au public. Quelque 3000 personnes y ont assisté, surtout des parents et des proches. Seuls la presse et les diplomates étrangers n’ont pas eu accès aux procès. La défense était assurée par 54 avocats, dont 44 désignés par les accusés ou par leur famille et 10 désignés par le tribunal. Tous les accusés ont pu exercer leur droit à citer des témoins et à produire des preuves. L’abondant matériel de preuves à charge avait été collecté, entre autres, par des agents infiltrés. L’un d’entre eux était même une personnalité de la prétendue « dissidence ». Le fait qu’au total huit agents ont fini par se faire connaître, sacrifiant ainsi leur situation sous le manteau, montre que les autorités cubaines considéraient la situation comme très critique.

Un sale coup pour l’opposition

Avec son intervention musclée, Cuba a repris en main l’initiative de l’actuelle guerre froide et a provoqué un arrêt de l’offensive américaine. Les hautes instances révolutionnaires ont clairement fait savoir qu’à l’avenir, elles ne toléreraient plus la moindre ingérence étrangère. Pour ce faire, elles peuvent compter sur le soutien massif de la population. Le point d’appui de la Maison-Blanche en vue d’une éventuelle intervention vient d’encaisser un sale coup. Il va sans doute falloir des mois, sinon des années, afin de mettre à nouveau en place une prétendue opposition de quelque importance. Il s’agit d’un sérieux mécompte pour Washington.

Avec l’exécution des trois pirates, la révolution a en premier lieu mis un terme à la vague de prises d’otages. Mais, en outre, elle a émis un signal puissant à l’adresse des stratèges américains. Les prises d’otages ne peuvent être considérées indépendamment des préparatifs de guerre du Pentagone. D’après l’observateur à Cuba, Heinz Dieterich, les pirates exécutés peuvent être considérés comme les premiers soldats tombés de cette guerre non déclarée, même s’il est très possible que ces pirates n’étaient pas conscients du cadre plus large dans lequel ils agissaient. Le message est clair : en cas d’une éventuelle opération militaire, les marine américains paieront un tribut en vies humaines autrement plus impressionnant qu’en Irak.

Une indignation déplacée

Il fallait s’attendre aux protestations à l’échelle mondiale de la part des intellectuels progressistes, à propos de la condamnation des 75 et des exécutions, mais elles étaient déplacées, au sens propre du terme. Au moment où, en quinze mois à peine, un second pays d’affilée est renvoyé au Moyen Age à coups de bombes, ces intellectuels estiment nécessaire de s’en prendre à Cuba, une éventuelle prochaine cible. Les condamnations, entre autres, de Saramago, ont été diffusées en long et en large dans la presse mondiale. Quand votre message devient le sujet principal du journal de CNN, il est temps que vous commenciez à vous poser des questions, surtout si vous vous donnez comme communiste. Quoi qu’il en soit, le Pentagone ne pouvait rêver de meilleure propagande. L’extrême droite aux Etats-Unis a entamé sa vague de conquêtes coloniales. Ces gens ne se rendent-ils donc pas compte que leur condamnation ne peut que contribuer à légitimer une future intervention contre Cuba ?

La peine de mort est une affaire sérieuse et il ne sied guère d’en parler à la légère. Nous respectons l’avis de tout un chacun, mais force nous est de constater que l’indignation à ce propos est très sélective. Au terme d’une prise d’otages à l’ambassade du Japon au Pérou, en 1996, tous les preneurs d’otages avaient été abattus de sang-froid. A l’époque, il n’y avait pas eu de protestations mondiales. Ces mêmes intellectuels estimaient à l’époque qu’il n’était pas nécessaire de réagir. A Mossoul (Irak), peu après la guerre, plus de dix manifestants ont été abattus par des marines américains. Qui a protesté ? Où est restée l’indignation dans la presse mondiale ? En Amérique latine, chaque jour, quelque quatre cents personnes sont assassinées pour des raisons sociales ou politiques. Vous lisez bien : quatre cents chaque jour ! Chaque année, des dizaines de syndicalistes et de journalistes sont assassinés ou torturés, sur ce continent. A Cuba, aucun cas de torture, de disparition ou d’assassinat d’opposants politiques n’a été renseigné. Pourquoi, dans ce cas, toute cette attention, toute cette indignation ?

Les Cubains auraient pu se mettre à l’aise et, comme cela se passe très souvent, liquider les pirates au cours de l’opération de sauvetage. Mais ils tenaient à se conformer aux procédures juridiques, même si celles-ci devaient entraîner une facture coûteuse sur le plan politique. Finalement, trois des huit pirates allaient être condamnés à mort. Ce qui précède indique clairement que ces exécutions constituent des actes de guerre. A Cuba, la peine de mort n’est appliquée que dans des circonstances très exceptionnelles et non systématiquement comme dans des dizaines d’autres pays, dont les Etats-Unis. Un pays qui se débat dans un carcan de fer doit parfois passer par des mesures de fer. « Patria o muerte » n’a rien d’un slogan romantique, mais est d’une amère gravité, à Cuba.

De même, l’indignation à propos des 75 « dissidents » condamnés est tout aussi déplacée. Aucun pays au monde ne tolérerait une telle déstabilisation coordonnée à partir de l’étranger. Aux Etats-Unis, de très lourdes sanctions sont prises contre pareils délits. Les cinq Cubains qui s’étaient infiltrés dans les organisations terroristes à Miami et qui n’avaient commis absolument aucun méfait punissable ni comparable se sont vu infliger jusqu’à deux fois la prison à vie. En Belgique, durant les années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale, plusieurs opposants politiques ont disparu derrière les barreaux. Une attitude laxiste, ici, eût passé pour de la collaboration ou une capitulation. Le degré de tolérance d’un gouvernement dépend toujours de la mesure de l’agressivité de la subversion interne combinée à la menace internationale. A Cuba, la situation dans les années soixante était très tendue et on recourut donc à un certain nombre de mesures draconiennes. Par la suite, la situation se calma quelque peu. Mais, après le 11 septembre, la situation est redevenue très tendue à nouveau et une intervention décidée s’imposait donc à nouveau.

Soit dit en passant, au cours de la seule année 2001, en Espagne, 47 personnes ont été torturées par la police (dans le cadre des mesures contre l’ETA). La presse en a à peine parlé. En 2002, aux Etats-Unis, plus d’un millier de citoyens ont été incarcérés sans autre forme de procès. Ils ont tout simplement disparu. Pas de pétition, à peine de l’indignation. Où donc est passée cette condamnation émotionnelle de la part des intellectuels ?

Certes, à l’occasion du procès des 75, l’indignation est-elle de mise. Notamment lorsqu’il apparaît que ces prétendus dissidents sont en fait les complices payés d’une superpuissance qui entend dominer militairement la planète entière. Qu’il s’agit d’agents d’une grande puissance qui n’hésite pas un instant à affamer toute une population et qui n’exclut même plus le recours aux armes nucléaires. Cela devrait faire réfléchir sérieusement nos journalistes, hommes politiques et groupements des droits de l’homme, qui considèrent les « dissidents politiques » à Cuba comme d’éminents partenaires et alliés. De tels individus peuvent-ils encore être appelés des alliés ? Est-ce cette forme de collaboration qu’il convient de soutenir ? Le témoignage de ces « dissidents » (agents, en fait) reçoit souvent une place privilégiée, bien en vue, dans notre presse. Mais quel jeu joue-t-on, ici, en fin de compte ? Ici, un sérieux examen de conscience s’impose !

L’avenir : batalla de las ideas (la bataille des idées)

Quant à savoir si l’avenir nous réserve réellement une intervention militaire, voilà qui est difficile à prévoir. Pour Rumsfeld, il n’en est pas question à court terme, mais il n’en exclut pas non plus la possibilité, en principe. Colin Powell, de son côté, confirmait déjà fin mars, en tout cas, que l’attitude à l’égard de Cuba allait être réexaminée. Quoi qu’il en soit, à la base militaire de Guantanamo, on a accru les capacités, ce qui faciliterait techniquement une possible intervention.

En tout cas, Cuba peut s’apprêter à affronter des années très difficiles. Dorénavant, la stratégie de la tension va encore gagner en intensité. Les Etats-Unis vont accroître leurs pressions diplomatiques et, pour cela, iront demander le soutien de leurs partenaires européens. Ils peuvent compter sur l’axe Blair-Berlusconi-Aznar et sur les nouveaux venus de l’Europe centrale. Il est très probable que le blocus va encore se durcir. La guerre psychologique sera attisée : manifestations anti-castristes dans les capitales européennes, mini-émeutes autour des ambassades, campagnes d’ONG fidèles aux Etats-Unis, telles Pax Christi Nederland, Reporters Sans Frontières, etc. A Cuba même, attentats à la bombe et nouvelles prises d’otages ne sont pas exclus. Cela va sans doute obliger une fois de plus la révolution cubaine à prendre des mesures antipathiques. Le mouvement de solidarité doit s’y préparer.

Des trois piliers originaux de la stabilité géostratégique de Cuba, il en reste encore un : la mobilisation de la population. C’est de celle-ci qu’il dépendra que les Etats-Unis puissent être maintenus à l’extérieur ou pas. C’est pourquoi les autorités révolutionnaires ont lancé toute une série de campagnes : c’est ce qu’on a appelé « la batalla de las ideas » (la bataille des idées). Il s’agit d’une révolution dans la révolution : un grand bond en avant sur le plan des idées, de la culture et des conditions sociales. Des dizaines de milliers de personnes, principalement des jeunes, seront formées et engagées dans une amélioration qualitative de la révolution et ce, dans à peu près tous les domaines : enseignement, santé, logement, etc. Cette bataille inaugure donc un nouveau chapitre de la révolution cubaine. Il ne fait aucun doute que nous en entendrons encore parler abondamment dans un proche avenir.

Katrien Demuynck et Marc Vandepitte.