arch/ive/ief (2000 - 2005)

La question irakienne
by Patrick Gillard Wednesday June 11, 2003 at 04:26 PM
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Les difficultés rencontrées dans l’entreprise de la reconstruction de l’Irak, ne dispensent toutefois pas les nouveaux maîtres de Bagdad de l’obligation d’apporter, le plus vite possible, une réponse pertinente à l’épineuse question irakienne, que leur guerre d’agression vient inévitablement de projeter à nouveau au devant de la scène.

Notes de lecture de l’ouvrage éponyme de Pierre-Jean Luizard (1)


Le renversement de la dictature de Saddam Hussein par les forces militaires américano-britanniques, assure-t-il l’avenir de tous les Irakiens et de toutes les Irakiennes ? Répondre dès aujourd’hui à cette interrogation fondamentale est prématuré. Les autorités occupantes tentent actuellement de régler les problèmes humanitaires, logistiques et autres, créés notamment par douze années d’embargo international et plusieurs campagnes de bombardements anglo-américains, depuis 1991. Les difficultés rencontrées dans l’entreprise de la reconstruction de l’Irak, ne dispensent toutefois pas les nouveaux maîtres de Bagdad de l’obligation d’apporter, le plus vite possible, une réponse pertinente à l’épineuse question irakienne, que leur guerre d’agression vient inévitablement de projeter à nouveau au devant de la scène.

Constante de l’histoire contemporaine d’un pays dirigé - quel que soit le système gouvernemental en place et le régime au pouvoir - par une minorité arabe sunnite (+/- 23% de la population), la marginalisation de deux des plus importantes communautés présentes en Irak - les Arabes chiites (+/- 54%) et les Kurdes (+/- 23%) - pose les termes essentiels de la question irakienne. Mais d’autres clivages sociaux compliquent encore les divisions (ethnique et confessionnelle) qui animent la société irakienne : le partage de la scène politique nationale entre des partis religieux et laïques illustre, par exemple, une fraction de cette complexité. Les conséquences de la seconde guerre du Golfe (1990-1991) complexifient encore la question de l’Irak. Le pouvoir qu’exerce désormais Washington dans la région du Golfe, ouvre en effet une nouvelle ligne de rupture, qui sépare les partisans et les adversaires irakiens de la politique étasunienne envers leur pays. Le massacre des insurgés de mars 1991 assure, de son côté, le triomphe généralisé de l’Asabiya ou solidarité tribale - un des seuls piliers sociaux qui résistent à l’effondrement du régime baassiste. La politique étasunienne envers l’Irak et la généralisation du tribalisme solidaire aggravent considérablement l’atomisation de la société irakienne, à tel point que certains observateurs prédisent son éclatement.

C’est la non-résolution des composantes de la question irakienne qui la fait rebondir régulièrement - comme c’est le cas aujourd’hui - à la Une des médias. Convaincu du caractère incontournable de cette question, Pierre-Jean Luizard lui consacre tout un ouvrage rempli d’enseignements. (2) Compte-rendu.


Le mandat britannique (1920-1958)

Sous son angle confessionnel (sunnisme/chiisme), la question irakienne se pose déjà dans toute son acuité, dès l’attribution, en 1920, du mandat sur l’Irak à la Grande-Bretagne, par la Société des Nations (SDN), dans le cadre du partage des vastes terres de l’Empire ottoman, entre les vainqueurs de la Première Guerre mondiale.

Favorable au maintien des clivages sociaux développés par les autorités centralisatrices ottomanes au bénéfice de leurs coreligionnaires, l’administration mandataire britannique exerce son protectorat sur l’Irak en s’appuyant, de manière exclusive, sur l’élite arabe sunnite locale. Ce choix consacre également la défaite politique du mouvement religieux chiite : de nombreux Arabes de cette confession se lancent dans le commerce et les lettres ; paradoxalement, beaucoup rejoignent aussi le Parti Communiste Irakien (PCI), fondé en 1934.

En totale contradiction avec les termes du traité de Sèvres (1920) qui promettent un Kurdistan indépendant, l’extension en 1925, par la SDN, du territoire placé sous la protection britannique, à la région de Mossoul, convoitée pour son pétrole, imbrique durablement la question kurde à celle de l’Irak ; aujourd’hui, le volet kurde constitue toujours le second terme de la question irakienne. Ce premier désaveu des puissances occidentales favorise la naissance et le développement du mouvement national kurde, dont le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) devient la principale émanation politique, à partir de 1947.

La république irakienne (1958-1968)

La république de 1958 donne l’impression d’inaugurer une nouvelle période de l’histoire nationale, au cours de laquelle les clivages confessionnels appartiennent au passé ; les divisions ethniques, elles, subsistent : la guerre contre les Kurdes reprend en effet, dès 1961.

Les alliances éphémères, que le président Abd al-Karim Kassem - général à la tête des putschistes, auteurs du coup d’état militaire du 14 juillet 1958 - passe immédiatement avec les dirigeants de partis politiques multiconfessionnels (PCI et PDK), entretiennent d’autant plus l’illusion d’une résolution partielle de la question irakienne qu’au même moment, le chef de l’État - sans jamais cesser de favoriser l’institution militaire - écarte du pouvoir des officiers qui ont participé ou non au putsch de 1958 - dont son futur “tombeur” de 1963.

Mais le refus du président Kassem de légaliser les partis politiques alliés de même que son double jeu envers l’armée réveillent très vite la dimension confessionnelle de la question irakienne ; ces éléments alimentent aussi et surtout les complots qui auront bientôt raison de lui. Le 7 octobre 1959, la tentative d’assassinat du président par Saddam Hussein, en personne, se solde cependant par un échec ; le futur maître de Bagdad s’exile au Caire, où il est - paraît-il - en contact avec l’ambassade étasunienne. Grâce à l’aide de la Central Intelligence Agency (CIA) , le Parti Baas (3) infiltre ensuite l’armée irakienne et renverse finalement la république de Kassem, le 8 février 1963, projetant ainsi la question de l’Irak sur le devant de la scène. Quelques mois plus tard - le 18 novembre de la même année -, un nouveau coup d’état militaire écarte temporairement le parti Baas du pouvoir et propulse Abd al-Salam Aref, un militaire pro-nasserien, puis son frère Abd al-Rahman, à la tête de l’État irakien, qu’ils dirigent successivement de 1963 à 1968.

Preuves de la réapparition des clivages confessionnels, les répressions qui suivent les deux putschs de 1963 visent surtout les membres de la communauté chiite irakienne : la première frappe les adeptes de cette religion affiliés au PCI ; la seconde, leurs coreligionnaires baassistes. L’éviction prolongée des chiites de la scène politique irakienne contribue à la transformation du mouvement religieux local. L’empreinte islamique qui caractérise cette force politique croissante s’explique en grande partie par l’exil de Khomeiny en Irak, où, à partir de la ville sainte de Najaf, il prépare la Révolution islamique depuis 1965.

L’ascension de S. Hussein (1968-1979)

Le général Ahmad Hassan al-Bakr et son parent, Saddam Hussein - respectivement président et numéro deux du régime baassiste, jusqu’en 1979 - prennent la direction de l’État irakien à la faveur d’un nouveau coup d’état militaire, perpétré le 17 juillet 1968.

En dépit de l’illusion créée par l’éphémère alliance passée avec le PDK, les nouveaux dirigeants baassistes n’accordent pas l’autonomie promise aux Kurdes irakiens ; cette tromperie laisse par conséquent le volet ethnique de la question de l’Irak dans son état d’origine.

Depuis son réveil, c’est en réalité le mouvement religieux chiite qui représente le plus grand adversaire politique du parti Baas irakien. Privé de certaines sources de revenus, ce mouvement, dont les membres sont victimes de répressions et déportations régulières, est relégué durablement dans l’opposition. Les mesures que les baassistes préconisent quand même pour tenter de réduire l’influence grandissante d’un mouvement entraîné par l’islamisme de son grand voisin iranien, provoquent de nombreuses manifestations de protestation. La victoire de Khomeiny en Iran galvanise encore les Arabes chiites d’Irak dont les chefs s’opposent de plus en plus nettement à la politique du régime baassiste. Cette dynamique croissante de l’affrontement conduit Saddam Hussein - seul au pouvoir, depuis le 16 juillet 1979 - à traduire un problème confessionnel intérieur en une guerre avec l’état voisin, qui éclate en 1980.

La chute de S. Hussein (1979-2003)

Marqués par la reprise des déportations de Kurdes chiites, par l’interdiction du parti Da’wa - le plus important parti islamique de l’époque - et par l’exécution du représentant local de l’ayatollah Khomeiny, les débuts de la dictature de Saddam Hussein se soldent par la transformation du volet confessionnel de la question irakienne en problème transnational, entre l’Irak et l’Iran. Le 22 septembre 1980, la logique de guerre à laquelle aboutit inexorablement l’exportation de cette controverse religieuse interne, déclenche l’invasion de l’Iran par un Irak, fort du soutien de la communauté internationale. Le gazage par Bagdad de la population kurde à Halabja, épisode qui met un terme à une guerre meurtrière de huit années, représente la plus tragique illustration de la négation de la question kurde enregistrée durant la première guerre du Golfe.

Le danger islamique écarté, l’Irak, dépouillé financièrement mais suréquipé militairement, devient vite une nouvelle menace pour les puissances occidentales qui ont pourtant participé à la construction de son arsenal militaire (4). A la recherche de nouveaux revenus pétroliers, l’Irak envahit le Koweït le 1er août 1990, avec - paraît-il - la bénédiction de Washington ; cette invasion, qui marque l’ouverture de la seconde guerre du Golfe, rencontre cependant l’opposition d’une large coalition internationale, conduite par les États-Unis. L’effroyable répression de mars 1991 qui écrase la révolte, encouragée par les Alliés, des populations chiites (Sud) et kurdes (Nord), nie non seulement l’existence d’une question de l’Irak, mais aussi celle de la société irakienne dans sa totalité ; abandonnée par son gouvernement et par les puissances étrangères, une partie de la population irakienne trouve un peu de réconfort dans l’Asabiya. La trahison du gouvernement des États-Unis envers les communautés locales chiites et kurdes complique encore la question irakienne : l’appréciation de la politique étasunienne envers l’Irak en constitue désormais une composante à part entière.

Loin d’être une réponse à la question du pays, la mise sous tutelle internationale de l’Irak (1990-2003) favorise l’enrichissement d’une élite arabe sunnite, réduite à quelques membres du clan familial de Saddam Hussein et à un certain nombre d’hommes de paille compromis dans les méfaits des dirigeants du régime (5), au détriment d’une population démunie de plus en plus dépendante des distributions de vivres de l’ONU.

Excepté le renversement du régime de Saddam Hussein qui écarte ou élimine de facto une partie de l’élite arabe sunnite dirigeante, la récente guerre d’agression, emmenée par les troupes américano-britanniques, ne garantit aucune résolution de la question irakienne. Pas plus que le protectorat historique de la Grande-Bretagne ne l’assurait, le mandat octroyé récemment par le Conseil de Sécurité de l’ONU, aux autorités occupantes, n’offre la garantie d’une démocratisation prochaine de la société irakienne. Sans revenir sur l’exagération du danger que constituait l’Irak, l’empressement avec lequel l’administration Bush souhaitait cette dernière guerre, qui a été menée sans tenir compte de l’avis de millions de personnes, descendues exceptionnellement dans la rue pour y clamer leur opposition, et sans passer par l’ONU, suffit à faire planer un énorme doute sur les véritables motivations des puissances occidentales, intéressées aujourd’hui dans l’énorme marché que représente la reconstruction de ce pays. Sous la forme d’une inquiétante interrogation, la question irakienne demeure donc entière, au moment de refermer le livre de Luizard : les autorités occupantes parviendront-elles à délaisser leurs inavouables intérêts à court terme, afin de déclencher, de façon totalement désintéressée, pour le bénéfice des Irakiens et des Irakiennes, un véritable processus de démocratisation dans lequel les représentants de toutes les composantes sociales irakiennes pourront s’exprimer librement et décider, en totale autonomie, de leur avenir ?

Patrick Gillard, historien
Bruxelles, le 11 juin 2003

Notes

(1) Pierre-Jean Luizard, La question irakienne, Paris, Fayard, 2002, 366 pages. Cet ouvrage a été salué par la critique : « Le dernier livre de Pierre-Jean Luizard arrive au moment opportun pour éclairer une actualité irakienne qui donne l'impression d'être en pleine accélération. » (Samuel Gardaz, L’Etat irakien s’est construit contre la société, dans Le Temps, lundi 25 novembre 2002) ; « Dans l'abondante littérature suscitée par la nouvelle crise irakienne, souvent des textes de circonstance écrits dans la précipitation, le livre de Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et spécialiste notamment des chiites, fait exception. Il est l'introduction la plus fouillée, la plus documentée, existant en langue française à ce pays dont on finit par oublier qu'il ne s'identifie pas à un seul homme, fût-il un dictateur terrifiant, qu'il a une histoire et une culture, qu'il est peuplé par des hommes et des femmes ayant des espoirs et des craintes. » (Alain Gresh, dans Le Monde diplomatique, mars 2003, p. 35).

(2) Chercheur au CNRS (groupe de sociologie des religions et de la laïcité à Paris), spécialiste de l’histoire contemporaine de l’islam dans les pays arabes du Moyen-Orient - sa première visite en Irak remonte à 1973 -, Pierre-Jean Luizard rédige un ouvrage de référence qui s’organise en onze chapitres. Précédés d’une introduction datée de septembre 2002 et complétés - en l’absence de conclusion - par un tableau chronologique comportant quelques erreurs, une bibliographie sommaire, un utile glossaire et un précieux index onomastique, les cinq premiers chapitres de La question irakienne (environ un tiers de l’ouvrage) décrivent chronologiquement l’histoire contemporaine de l’Irak, régime par régime. Bien que thématiques (exemples : « Le roi pétrole, la banqueroute économique et la guerre » (p. 136) ; « La politique américaine envers l’Irak » (p. 281)), les six derniers chapitres du livre commencent quand même par une introduction historique, remontant parfois au début du XXe siècle. Presque exempt de coquilles et d’erreurs de dates, La question irakienne est de surcroît agréable à lire. Grâce à la consultation de nombreux ouvrages et documents d’archives de la communauté chiite, l’auteur rencontre son objectif de présenter l’histoire contemporaine de l’Irak, en tenant compte du point de vue des vaincus. Au rayon des lacunes regrettables, notons l’absence de conclusion pour le prétendu motif que l’histoire « est vouée à une réécriture constante » (p. 13) et celle de chapitres consacrés à la politique de la France et de l’U.R.S.S. envers l’Irak, études qui auraient complété avantageusement cet excellent travail, même s’il est exact qu’ « en consacrant la domination américaine au Moyen-Orient, la seconde guerre du Golfe a éliminé d’anciens partenaires importants de l’Irak. La France et l’ex-Union soviétique, par leurs poids respectifs, ne sont plus en mesure de concurrencer le vainqueur de la guerre, ... » (p. 223).

(3) Parti de la Renaissance arabe et socialiste, le Baas arrive en Irak en 1951 ; il repose sur une doctrine élaborée dans les années ‘30, par des étudiants syriens de la Sorbonne.

(4) « L’Irak était surtout un grand marché où la France, l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Autriche, la Belgique et les États-Unis faisaient de juteuses affaires » (p. 287).

(5) En raison de la combinaison de deux phénomènes, la takritisation - du nom du clan de Saddam Hussein, né à Takrit -, d’une part, et la baassification, de l’autre, le parti Baas repose sur une base sociale arabe sunnite de plus en plus réduite.