arch/ive/ief (2000 - 2005)

Les sourire à la chaîne
by Didier Robert Saturday May 31, 2003 at 11:38 AM

Il s'agit d'une article qui relate une expérience (la mienne) au sein d'un centre d'appel (call-centre) en Belgique. J'y décris les conditions de travail. L'article est précis et long. Merci.

LE SOURIRE À LA CHAÎNE
TÉMOIGNAGE D’UN TÉLÉVENDEUR.

11 septembre

Le 11 septembre a sonné le glas de mon emploi, ce fut le cas pour 24 millions de personnes dans le monde dans les semaines qui suivirent l’attentat. Les décisions du marché étant gelées pour un temps indéfini, la direction de l’entreprise pour laquelle je travaillais a décidé de délester sa masse salariale de quelques sacs encombrants. Merci Paul, tu as très bien bossé, mais comme tu le sais, la conjoncture ne nous permet pas de… Nous sommes une cohorte nombreuse à pouvoir vous chanter la balade du petit cadre viré.
Rien encore de désespérant : je n’ai contracté aucun emprunt, ni conçu d’enfant. Reste qu’au quotidien, le pain se paie au même prix et que je j’ai 40 ans !
Lors de mes premières recherches, j’avais repéré cette annonce aguicheuse et truffée de fautes d’orthographe : promesse des primes élevées, un cadre de travail jeune et dynamique, formation continue, avantages nombreux… ben voyons, du premier choix ! Mais, le besoin pressant de retrouver une situation — jamais de temps mort dans un CV—, j’ai craqué à la seconde parution. Les dossiers en attente dans les différentes agences de recrutement le seraient pour longtemps, je n’en étais pas dupe.
J’appelle le call-center qui recrute. Le lendemain, rencontre avec un « coach . » Le courant passe. C’est un homme sympathique. Me serait-il possible de commencer la formation endéans 24 heures ? Malgré la minceur scandaleuse du salaire brut, je fonce. Rester en mouvement, rebondir, capacité d’adaptation, flexibilité, expérience, combativité, orienté résultats… autre air connu de la chorale des petits cadres virés ; on a un succès fou avec ça !

Tous frères

Une formation intense commence pour un groupe de 7 personnes, pour la plupart des jeunes gens et deux fringants quadras.
L’entreprise aurait démarré avec trois téléopérateurs , nous dit-on, et, en l’espace de dix ans, elle a ouvert quatre centres. Elle emploie aujourd’hui près de 400 personnes. Amusant.
L’introduction sur le mode du rêve américain se poursuit par une formation sur la vente directe via téléphone, son succès et l’argent qui coule tel un miel épais sur les bons vendeurs.
Les techniques particulières de la vente par téléphone sont approchées et analysées de manière pertinente. Exercices, exemples, une belle démonstration de savoir-faire par ceux qui l’ont fait, c’est indéniable.
Dès la fin de la seconde matinée de formation nous avons le plaisir d’écouter quelques opérateurs. L’envie de fuir est immédiate. Cela ne ressemble pas à ce que l’on peut appeler un travail. C’est un corps, ou plutôt, une langue enchaînée à la vente. L'on nous rassure immédiatement, l’impression du début est toujours négative, mais ceux que nous avons entendus gagnent très bien leur vie.
Durant ces trois jours, les formateurs, qui se relaient, serinent au groupe d’élèves que jamais un coach ne laisse tomber un téléopérateur. Nous sommes une sorte de famille. D’ailleurs, les formateurs ont débuté comme « nous », ils en sont à jamais pétris de reconnaissance pour les téléopérateurs. Un tantinet gourou, mais ça reste bon enfant. Une autre insistance est régulièrement mise sur la difficulté du travail et le stress qu’il génère : c’est difficile, répétitif, lassant, rebutant. Sur ce coup, on n’est pas bluffé, mais il faudrait être sourd pour ne pas entendre la partition harmonieuse des notes blanches (la famille, les primes) et des notes noires (c’est un job de merde.) Contrairement aux lois de la musique, nous ne serons pas longs à comprendre qu’ici il faut deux blanches pour une noire.
A la fin des trois jours de formation, sur un groupe de 7, nous demeurons 6. Les frères formateurs nous glissent un script, quelques instructions et nous laissent face au fichier d’un grand nom de la vente par correspondance. Promo du jour : 15 essuies de bains couplés à un chèque-hôtel valable pour six nuitées gratuites. Nous enfilons nos casques et les premiers appels sont envoyés vers l’ordinateur par le serveur du réseau. Je me taperai cette promo durant deux mois. Un minimum 140 tentatives de vente par jour, parfois 200, pour une moyenne de 9.3% de réussite.
Que le lecteur s’imagine un instant : un canevas de texte identique, à chaque fois une personne, donc un contact social différent, une adaptation immédiate au langage de l’autre, l’intrusion, le forçage et, la plupart du temps, un refus qui vire parfois à l’insulte.
Sous un masque de douceur, la position de l’appelant est agressive. Le « client » est quant à lui naturellement sur ses gardes. Le passage à la vente ne s’opèrera que sous le charme et la séduction. Ainsi, le télévendeur est confronté à une moyenne de 150 négociations par jour, dont l’espace de réussite dépend des 3 premières secondes de contact.

Les mauvais frères

Le groupe se scinde entre bons vendeurs et vendeurs moyens, mais, de l’avis même des formateurs, nous sommes un « bon » groupe. J’ai l’avantage d’avoir une bonne voix et un sens vif de la répartie. D’avoir tâté des planches durant mes études ne nuit pas. Vendre, ce serait comme jouer 140 fois une pièce identique avec, à chaque fois, un partenaire différent. Un acte de 2 à 3 minutes répétées durant 7 heures par jour, rythme infernal qui provoque maux de tête et maux de gorge. Tenir, obtenir des résultats, durer…
Les trois premières semaines sont un enfer au bout duquel le ton change. La fraternité s’est aiguisée : désormais on cause résultats.
De 7 nous demeurons 5 : l’un n’est pas suffisamment performant et l’autre est parti sans autre forme d’explication. Les critiques fusent au cours d’une réunion d’évaluation musclée. Être plus convaincant, plus agressif, tout en demeurant poli, repérer plus vite ceux qui n’achèteront pas, aller plus loin dans la contre-argumentation.
Le message est limpide : si vous voulez rester et gagner du fric, mettez le turbo. Les mauvais vendeurs, ça n’existe pas, on ne les garde pas ! Dans une ambiance de bourrage de crâne quotidien, ces paroles sonnent encore comme un pari à tenter. Les notes blanches et noires, sont toujours bien orchestrées ! La fatigue est telle que je ne pense plus : améliorer mes résultats, durer, et surtout, ne pas tomber au chômage.
Les voix s’enrouent. La fatigue creuse le visage d’Amina, dont on jouera le sort bientôt, non sans la gruger au passage d’un mois de salaire. Lors des courtes pauses accordées (non rémunérées) les fumeurs tirent de longues bouffées sur leur cigarette. Café, tabac, Coke Light, Red Bull, c’est à coup d’excitants que tiennent les frères de la secte des télévendeurs. A coup de cynisme également.
En cette période de stage, puisque nous avons survécu à la formation, les « briefings » d’analyse des résultats sont nombreux. Sur ce mode fraternel qui durera encore quelques semaines, on note tout de même la séparation nette entre ceux qui maintiennent leurs résultats et ceux qui demeurent à la limite de l’acceptable, c’est-à-dire juste en deçà d’une rentabilité exigée au niveau de la direction. Je découvrirai plus tard qu’ils étaient conformes à ce qui était demandé.
Ces courtes réunions, durant lesquelles sont pointées les évolutions et les stagnations du « closing », se tiennent quotidiennement. Stigmatisation systématique des bons et des mauvais éléments. Certains frères sont plus frères que d’autres.

Mécanique et traçage des résultats

Le résultat n’est pas estimé en fonction du nombre de ventes obtenues, mais bien en fonction du ratio entre les contacts positifs (ventes) et les contacts négatifs (rejets), fameux « closing » que je viens d’évoquer.
Du point de vue de la rentabilité, on préférera le télévendeur qui traite moins de contacts en assurant 10% de ventes à celui qui traite un grand nombre de contacts, mais avec un pourcentage de réussite de 15% et un grand nombre de rejets. En fin de journée, le vendeur « lent » aura conclu moins de ventes que l’autre, mais il aura été plus productif.
Une moyenne acceptable est de traiter de 16 à 22 contacts par heure. Mais, lors de certaines actions, ce nombre peut dépasser 30. Par conséquent, si j’appelle 24 personnes et que 17 répondent « non », je suis moins productif que si j’en appelle 17 et que 12 rejettent ma proposition. Pourtant dans un cas j’ai obtenu 7 ventes et dans l’autre 5.
Pour comprendre ce paradoxe apparent, il faut inclure la notion de prix des fichiers. Les adresses travaillées sont achetées. Leur coût à l’unité est parfois fort élevé. Tout contact qui aboutit à un « non » rédhibitoire équivaut à une perte sèche.
Ainsi se forge-t-on une méthode qui consiste souvent à ne lâcher un client potentiel qu’après avoir usé de tous les feux possibles. Il faut pour réussir « vider » son interlocuteur de toute ressource, le violer, le cajoler, l’infantiliser, lui offrir des solutions, le tenir en ligne jusqu’à ce qu’il dise « oui » ou « non ! non ! et encore non ! », car, la règle d’or veut que trois fois « non », c’est « non », et on passe au suivant. Ainsi parvient-on à récupérer quelques hésitants à force de manipulation et de putasserie.
Le style s’améliore, s’étoffe, s’affine. Mes résultats sont régulièrement parmi les meilleurs, je peux donc me laisser aller à la contemplation et à l’observation du milieu.
Semaine 5, sur les 6 petits nègres, il n’y en a plus que 4. Mais avant de contempler, évoquons la formidable machine de traçage et de contrôle des appels.
Face à votre computer, vous ne formez aucun numéro, un software nommé « Phone Ace » s’en charge ! Un appel est-il terminé ? Avez-vous traité la fiche avec les indications requises ? Une autre conversation commence.
L’ensemble des paramètres est géré par un système de rapportage qui indique le temps d’attente entre deux conversations, le temps réel de la conversation, le nombre de répondeurs avec lesquels vous avez été connecté, le nombre de télécopieurs, le nombre de faux numéros et bien sûr, le nombre de fiches traitées par heure. Ainsi peut-on à chaque moment déterminer que vous avez traité « y » fiches par heure avec « y’ » ventes, « y² » refus et « y³ » répondeurs.
Ce traçage/rapportage d’une précision suisse est destiné au client du call-centre. Après tout, il paie les secondes d’appel. Il constitue également, à qui sait l’utiliser une base d’analyse pour de futures opérations de marketing direct. Mais il s’agit surtout d’une arme de pression psychologique.
Un coach peut se lever à tout moment, vous taper sur l’épaule et plaisanter sur un ton de reproche amical : « Que se passe-t-il mon ami ? Ton closing baisse ! » De l’amical on passe rapidement à des notions de suppression de primes et de menaces de licenciement. Tout call-centre est le théâtre quotidien de pressions fortes, certains diraient « virile. » Les larmes coulent, les humiliations pleuvent et personne n’en perd une goutte. Leçon définitive pour certains, avertissement pour les autres et défouloir des coach lorsque la direction s’inquiète de la baisse des résultats.
Les faibles disparaissent, les fortes-têtes résistent et parfois passent le cap d’un coup de sape vicelard sur la base d’une heure d’écoute ou de traçage, mais tous sont affectés. On est loin désormais du tape-à-l’œil de l’annonce de recrutement. Une ambiance jeune et dynamique, qu’ils disaient… des bureaux luxueux, qu’ils disaient… la possibilité de faire carrière, qu’ils disaient… Hélas, il est encore tôt pour quitter le navire.
Traçage, et écoute sont deux fils auxquels la réalité du téléopérateur est suspende. Sans qu’il le sache, il est susceptible d’être « sous » écoute. Les frères espionnent et corrigent la manière de ceux dont ils estiment que le rendement est en baisse. Maintenir le volume de vente à tout prix ! La vie des fourmis supérieures en dépend. Un schéma classique prévaut : « a » fait pression sur « b », qui à son tour l’exerce sur « c ». Le téléopérateur demeure en fin de chaîne et ne peut se « décharger » sur personne. La salle des fumeurs est un caisson gris-bleuté ; de toute évidence, c’est contre lui-même que le téléopérateur exerce la coercition. Finalement, même parmi les excellents vendeurs, ça craque : un matin, on ne les voit plus. Purge ou exil volontaire ?

Ah ! Ce sourire dans la voix…

Leitmotiv universel, le fameux sourire dans la voix, carte de visite de sociétés telles que Téléperformances, Sitel, Ajilon, Up-call ou de toute autre entreprise de télémarketing agissant au nom de clients au nom plus connu : Neckermann, la Redoute, Atlas Éditions... Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre la promesse est identique : vente directe, réponse en un temps record aux plaintes ou aux prises de commande, fidélisation de la clientèle… en somme une plus-value apportée au produit à travers un service global de communication commerciale directe qui tend à lisser la relation client/produit.
Un call-center a pour vocation d’aspirer les grains de sable qui sont susceptibles de gripper les rouages de la relation au client. L’idée serait excellente si elle ne trahissait la souffrance des téléopérateurs et la rouerie d’entreprises jouissant d'un haut niveau de rendement, mais dont les comportements éthiques rasent le bitume, bien que cela s’arrange avec un peu de bonne volonté et du pinard à gogo, suivez le guide…

Fête au Palais

Un véritable Père et une véritable Mère abreuvent leur peuple de télévendeurs, de formateurs et de managers de remerciements émus, d’encouragements et de nominations à diverses promotions. Ces nights of the proms (sic) permettent de dissoudre malentendus et vacheries dans une beuverie où insultes et accolades chaleureuses se mêlent. Ne consommant pas d’alcool j’assiste à jeun à cette bacchanale grotesque. Cela fait mariage de province, une naine mal fagotée y épouserait un cul-de jatte prétentieux.
La grosse fusion de la ruche a lieu et la Reine se réjouit de ce brave peuple paillard qui lui fait allégeance. Vers une heure du matin, lorsqu’on sonne le repli des troupes, un car bondé de gens ivres reprend la route. A désespérer de comprendre, car, ceux-là même qui viennent d’embrasser la Queen Mum du closing l'auraient tabassée quelques heures auparavant. Ils reprendront dès le lendemain le labeur sous son joug. Du pain et des jeux… peut-être, et s’il en est ainsi, le désespoir est double, puisque la dupe désire être dupée.
Et en effet, le lendemain on est au poste, on vend, on vend et le temps d’une réflexion, j'y songe : depuis quelques semaines que je travaille, près de 40 personnes sont simplement passées…

… Pardonnez ma naïveté

Je conçois que ces anecdotes fassent guimauve. Cependant, j’ai connu la fermeture des bassins sidérurgiques de Longwy, le chômage, les emplois relatifs, courbes, éphémères. Je suis à ce point pétri d’éphémère que je n’imagine pas d’autre métaphore que Rester en mouvement, rebondir, capacité d’adaptation, flexibilité, expérience, combativité, orienté résultat… c’est le mantra du siècle. On vous en fera un disque avec la chorale des petits cadres virés, c’est promis.
Je n’ai rien à dire sur les « sweat-shops » de Nike en Indonésie, car je n’y ai jamais mis les pieds. Je constate l’impudent mépris d’un type de patronat et de management, et l’inanité de leurs victimes. Ca sent la peur de déplaire, la peur de manquer, la peur de se retrouver une fois de plus sur le carreau, car l’évidence est que le peuple téléphoniste est un peuple qui en a déjà bavé. Et c’est pas fini, alors, on s’accroche comme on peut, quitte à subir humiliations et vol manifeste.
Leila, douze jours de maladie : douze jours non payés. Farida : n’a jamais reçu ses primes. Olivier : travaille sans contrat depuis 2 mois. Fatima : super-vendeuse virée du jour au lendemain pour délit de démotivation passagère.
Ces trois lignes ne font pas un bottin, mais je prie le lecteur de croire que la liste des exemples flagrants d'infractions aux lois les plus élémentaires du droit social est longue.
Ceux qui sont passés par un call-center vous le diront : abus et pressage de citron sont la loi immuable de ces métiers. Et quand il n’y a plus de goutte, on jette la pelure. Il y a tant d’autres citrons à presser.
Bien entendu, la rotation même du personnel empêche la formation de groupes de pression et l’émergence du syndicalisme. Les call-center doivent être parmi les seules entreprises qui n’ont pas à se soucier d’une quelconque forme de révolte ou de grève : les téléopérateurs portent en eux trop de volatilité, ils sont isolés par le séquençage des horaires (parfois le service est opérant 24 heures sur 24.) A peine se connaissent-ils que ce lien est détruit par la force centripète des départs et des entrées. Les entrants désirent plaire, on ne peut guère compter sur eux, d’autant que tout est fait pour leur donner le goût du miracle. La désillusion ne survient que lorsqu’il est trop tard. Et puis, le vase des abus déborde à ce point que règne l’à quoi bon désabusé.
La structure même de ce travail, sa nature intrinsèque, lui donne cette forme labile dont un réel cynisme managérial tire profit, et quel profit ! Pour parler clair, il n’est nullement besoin d’organiser la défaite de l’individu et du groupe faible, elle va de soi.

Un nouveau taylorisme

Ce type de travail (si c’est un travail) révèle qu’un type nouveau de taylorisme est apparu : le taylorisme souriant. Revenons à ce fameux sourire dans la voix qui est aussi un souris quoi qu’il arrive. Une tranche de vie nous donnera la part pour le tout.
Alors que je travaillais depuis quelques semaines, le manager de l’unité a poussé sa gueulante parce qu’il entendait trop souvent le mot « problème » durant les conversations avec les prospects appelés.
Il s’agissait bien entendu de l’évocation de problèmes techniques qui surviennent parfois sur l’écran d’un PC alors qu’on traite un dossier : « Un instant madame, j’ai un problème informatique. »
A la fin de sa diatribe, durant laquelle le mot « problème » fut éradiqué au profit de « petit souci technique » ; « léger contretemps dont nous nous excusons » et autres circonlocutions du même tonneau, ce très petit homme aux dents gâtées s’écria : « Et désormais que ça soit clair, même si un PC explose à la gueule d’un téléopérateur, je ne veux plus entendre le mot problème. »
On croit rêver, mais on ne rêve pas.
Le travail de service, pour pénible qu’il soit, figure de proue d’une exploitation de chaque seconde, ne peut se passer d’un formidable sourire dans la voix et dans l’attitude, sous peine de défavoriser le produit.
Imaginez qu’un client de call-center rencontre, lors d’une écoute de contrôle, le mot problème. Immédiatement les sanctions tombent. Car les erreurs sont pistées non seulement de l’intérieur, mais aussi de l’extérieur, double flicage au centre duquel les situe la compétence du téléopérateur.
Quel paradoxe de constater que ceux-là même dont on exige une tenue impeccable de langage, un éternel sourire, soient à ce point mal payés et surexploités.

Gagnez plus de
2.000 euros par mois !

Malgré l’ensemble des aspects rebutants du métier de téléopérateur et surtout de télévendeur, il serait malhonnête de passer sous silence qu’il y a moyen de gagner sa vie. Certains produits se vendent très bien et génèrent des primes apréciables (quand elles sont payés, ce qui arrive, tout de même.) Parfois, le cumul des primes forme le tiers du salaire obtenu, dans certains cas exceptionnels on peut presque doubler la mise : j’en témoigne. Je désire également témoigner de ce que cette liesse est passagère et que le salaire de base, ce que l’on appelle « le brut de base » est celui d’un ouvirer non-qualifié. Au prix du stress et de conditions de travail exécrables, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Ajoutons les malversations dans le calcul des primes. Lors de la remise des fiches de paie, le premier réflexe d’un opérateur est de recalculer l’ensemble. Les « erreurs » sont régulières et concernent parfois des montants relativement conséquents. Pour la régularisation, on peut toujours courir. Je nuancerai donc mon enthousiasme en posant un bémol : si tout était payé, cela pourrait se révéler alléchant, mais j’insiste : à quel prix !

La floche rouge et la carotte

Pour réaliser les objectifs, il est nécessaire de tenir un rythme soutenu de conversations, repérer immédiatement les contacts auxquels on ne vendra pas et passer au suivant de manière à perdre un minimum de temps sur l’inutile. Haute voltige d’intuition et de psychologie qui n’est permise que les jours de grande forme. Autant dire qu’on sort de la salle épuisé, abruti pour mieux dire, mais avec le sentiment qu’on a sauvé sa journée et que l’on a peut-être pris de l’avance pour une période de déveine. Rien n’est plus irrationnel que la vente, il y a des jours avec et des jours sans.
La moyenne se calcule sur un mois, se reposer sur les lauriers d’une bonne période est un pari très risqué, car à un dixième de points au-dessous des résultats exigés, tout le travail s’écroule.
Exemple : pour obtenir 1 euro de prime sur la vente d’un abonnement, il est demandé de réaliser 4 « deals » par heure. En-deça, la prime est de 25 cents. Au bout d’un mois de travail sur un nombre de 75 ventes ; la différence est grande : 18,75 euros si l’on est resté sous le seuil de 4 « deals » de l’heure et 75 euros si on l’a atteint !
Sur un laps de temps très court vous pouvez réaliser six ou sept ventes consécutives, puis passer deux heures à essuyer des refus. Bien entendu, moins on vend, moins on est capable de vendre. Il vaut mieux alors cesser toute activité durant une demi-heure (non-rémunérée). Certains fichiers sont plus performants que d’autres, c’est selon. Quoi qu’il en soit, ne comptez que sur votre énergie, car pour ce qui est de la compassion, vous avez compris : 3.95 de moyenne sur le mois, c’est pas 4 !
L’astuce managériale consiste à placer la barre dans une zone discutable entre ce qui est faisable et irréalisable sur la durée ou l’art de placer la dragée haute tout en donnant un susucre au passage. Et de quoi vous passer le goût du sucre
Real time
Le journal Libération relève que si la gauche a raté les présidentielles, c’est qu’elle n’a pas su entendre les souffrances des travailleurs, tous niveaux de hiérarchie confondus . Malaise de l’ouvrier et du cadre, qui se confond désormais avec celui du tertiaire. Permettez-moi d’illustrer ce malaise par une pratique que seule permet la technologique. Cela s’intitule le « real time. »
Tant qu’à mal payer ses employés, autant les payer à la seconde, c’est-à-dire uniquement lorsqu’ils sont en connexion avec le serveur qui gère les appels. Il est évident que lorsqu’un besoin naturel s’exprime, il n’est plus possible d’être connecté. Dès qu’un téléopérateur quitte son poste de travail, il doit mettre en veille son « Phone Ace » et le temps qui s’écoule jusqu’à son retour ne sera pas payé. Pisser c’est pas jouer !
A ce compte, ce sont plus de 200 heures de travail par jour qui sont illégalement économisées par l’entreprise (celle dont je parle étant de taille relativement petite), soit environ 40.000 heures par an. Passons sous silence que cela vaut uniquement pour les téléopérateurs.
Renseignement pris au Ministère du Travail on me confirme que c’est bel et bien illégal, mais que seul un tribunal peut trancher en faveur d’une partie ou de l’autre. Au prix horaire pratiqué par les avocats, autant dire que le combat serait coûteux.

Du micro au macro

Des 7 personnes formées il y a six mois je suis le seul encore en piste. Doutons de la rentabilité d’un tel turn-over, et formulons l’hypothèse d’une culture propre à ce type d’entreprise, qui en fait des machines à broyer les corps. Voilà qui ouvre sur bien des réflexions
En 20 années de présence sur le marché du travail, j’ai peine à recenser le nombre d’employeurs que j’ai connu. Faillites, restructurations, débauchage abusif ou non, harcèlement moral, érosion salariale, démotivation, escroqueries diverses, intérim, situation de faux indépendant, perte d’identité et de dignité, indifférence.. J’ai croisé sur ma route le lot du travailleur postmoderne.
Quand ai-je été un travailleur heureux ? A deux reprises. Deux périodes d’un an au sein d’équipes qui entretenaient une atmosphère humaine. 2 sur 20, voilà la cote de l’examen social que je donne à ma vie. Et si je me suis permis d’évoquer ce qui m’occupe aujourd’hui — la télévente —, c’est moins par narcissisme que pour signaler qu’il me semble avoir atteint un sommet d’écœurement. Une abondante littérature sociale signale que je ne suis pas un cas unique.
Mon inquiétude touche moins à l’argent et au régime de ma future pension qu’ au temps que je passe à vivre aujourd’hui, aux conditions même qui régissent cette vie. Il me semble que nul futur ne justifie un tel présent. On rétorquera avec une certaine pertinence : « Mais alors, que faites-vous encore là ? » Poseriez-vous la même question à la mouche prise dans la toile d’une araignée ?
Mon inquiétude tient désormais à l’intégrité de ma personne, au respect que l’on me doit en tant qu’être vivant et à la possibilité de mener une vie digne dans une société démocratique.
Le constat que je pose avec d’autres est que justement, au sein d’un pays riche et démocratique, ce minimum minimorum est devenu un luxe. Je n’ose alors imaginer la condition des êtres qui peuplent les 85% de cette planète pauvre.
Mais on déborde ici du témoignage imparfait et surtout incomplet que je voulais livrer. Restent à couvrir des champs tels que l’implication des sociétés qui font appel à ce sous-travail ou celui de la légalité de l’utilisation de certains fichiers. Je pourrais également décrire ultérieurement au consommateur harcelé l’art et la manière douce de mettre fin à une tentative de vente par téléphone. Pourquoi pas, si l’on m’en laisse le loisir et l’espace, puisque… une certaine presse fait, elle aussi, appel aux call-centre.

Didier Robert
30 mai 2003

Merci Didier.
by red kitten Saturday May 31, 2003 at 02:02 PM
redkitten@indymedia.be

Cet article est un excellent témoignage des conditions de travail actuelle, des mécanismes, de leurs masques, etc ...
Quand je lis un article comme ça, je me dit qu'Indymedia.be sert vraiment à quelque chose, que nos objectifs sont remplis:

« Une autre info est possible!
Indymedia veut refléter la vision du monde des opprimés, des exploités et des exclus, donner la parole à ceux qui luttent contre la mondialisation capitaliste, rendre cette réalité visible. Indymedia veut encourager la participation et l'esprit critique. »

[ http://archive.indymedia.be/process/aboutus.fr.php ]

Monde Cruel
by Redstar Wednesday June 04, 2003 at 11:16 PM

Très bon témoignage de ce que vivent les travailleurs de nos jours ! Le cynisme est à son apogée ...
Triste réalité ... les plus "forts" (les moins sensibles, les moins solidaires ...) résisteront mais pour combien de temps encore ?
Pourrons nous supporter un tel système encore longtemps ?