arch/ive/ief (2000 - 2005)

Féminisme et liberté d'expression au Québec
by J.-F. Dutronc Wednesday May 21, 2003 at 05:17 AM
Dutronc@swissinfo.org

Intéressé aux mouvements sociaux et à la liberté d'expression sur internet, l'auteur nous parle ici d'un débat qui secoue un média alternatif au Québec.

Je suis un chercheur autonome qui s'intéresse aux courants sociaux tels qu'ils s'expriment sur le web. Je fréquente régulièrement le site du Centre des médias alternatifs du Québec (CMAQ), un coin où j'ai séjourné récemment, et d'autres sites semblables m'intéressent. À ma connaissance, ce qui s'est passé sur le CMAQ, lors de mon séjour au Québec à la mi-mai, est unique en son genre. Je n'ai pas vu son équivalent sur des sites européens en ce qui a trait à la guerre des sexes. Des hommes faisant apparemment partie d'un groupe se sont relayés pour attaquer de façon systématique le mouvement féministe en général, un site et des auteurs que je ne connaissais pas.

Je suis allé visiter ce site nommé Sisyphe. Je croyais y trouver des propos outranciers et extrémistes, des écrits brouillons et des balivernes de bonnes femmes. J'ai été surpris de constater que ce site ne ressemblait en rien à la description que ces hommes en ont donnée sur le CMAQ. J'ai lu les articles des auteurs matraqués par les chevaliers de la liberté d'expression et des droits des hommes. Sur le CMAQ, j'ai lu le texte de l'auteur P. Bouchard. Intéressant, je vous le recommande si la dynamique des mouvements sociaux vous intéressent. Les articles du site Sisyphe ne semblent pas avoir de rapport avec les commentaires qui en sont faits sur le site du CMAQ. Le Centre des médias alternatifs du Québec a-t-il décidé de se lancer dans la fiction ?

Au sujet de Sisyphe, je n'ai pas lu tous les articles qui y sont publiés. Mais je peux dire que je n'avais pas encore rencontré un site qui réunit autant de chercheurs et qui ne présentent à peu près que des articles de fond. En tant que chercheur autonome, je fréquente des sites féministes comme des sites de tout genre. Je ne me prétends pas féministe ni pro-féministe, mais je n'ai rien contre ce mouvement. Il se trouve que, contrairement au commando qui a sévi sur le CMAQ, comme s'il y avait noyautage, je trouve sensé le féminisme qui s'exprime sur Sisyphe. Une autre caractéristique de ce site féministe, c'est la collaboration de plusieurs hommes, ce qui, aux yeux d'un Européen, est remarquable comme ouverture d'esprit et collaboration entre les sexes. Je me suis demandé si ce fait n'était pas à l'origine de la charge de ces hommes antiféministes contre ce site. Voir des hommes y collaborer représente peut-être pour eux une forme de trahison.

Au Québec, on m'a dit que le site Sisyphe est l'un des rares sites féministes qui publient de nombreux textes sur d'autres sujets que la condition féminine et qu'il défend des positions à contre-courant (sur l'Irak, par exemple). Comment peut-on lire aussi différemment une même réalité, un même site ? Comment un média alternatif sérieux peut-il donner autant d'espace à une pareille entreprise ? Même les textes refusés par les administrateurs pour cause de misogynie et de diffamation étaient accessibles aux internautes sur le CMAQ. Pourquoi les refuser pour les laisser ensuite à la disposition de tous ?

Il semble qu'au Québec on interprète très largement le droit à la liberté d'expression. Je me pose tout de même quelques questions, comme d'ailleurs certains des interlocuteurs du CMAQ. Si on attaquait, de façon aussi systématique et dans sa globalité, un groupe ethnique, un groupe homosexuel ou un groupe de gens handicapés, en diffusant des faussetés sur ce groupe, par exemple en l'accusant de faire de la discrimination ou de propager la haine, sans jamais en faire la preuve, le Centre des médias alternatifs du Québec publierait-il ces faussetés ? Accepterait-il de donner la parole à des racistes, à des homophobes et à des personnes qui poussent à la haine envers les pacifistes ou envers le personnel médical qui pratique des IVG ? La Charte du site, qui a été rappelée plusieurs fois dans les messages au cours des débats, l'interdit. Mais cette charte mentionne également le sexisme comme limite à la liberté d'expression sur le CMAQ. Si les propos que vous pouvez lire sous la plume d'un certain Pageau et dans les messages qui suivent le texte de l'auteur P. Bouchard ne contiennent pas du sexisme et de l'incitation à la haine contre un groupe (les féministes), je donne ma langue au chat.

Cet événement représente un beau cas d'étude pour qui s'intéresse à l'expression des mouvements sociaux sur internet et à la dynamique des pouvoirs et du contrôle de la parole dans les médias. Le fait qu'un site serve de tremplin à de la propagande dont l'objectif évident est de discréditer un autre site pose un problème d'éthique qu'il faudrait aussi examiner. En faisant de la liberté de parole des uns un absolu, ne risque-t-on pas d'entraver la liberté d'expression des autres? Par exemple, si je sais qu'un site, un journal ou une émission de télévision publiera des propos qui déforment les miens, m'accusera de ce que je suis pas et suscitera la haine contre moi, je ne prendrai pas la parole dans ces médias. Donc, ma liberté d'expression en sera réduite. Peut-on prétendre alors être un médium "ouvert" à tous? Bref, un beau cas pour alimenter les recherches dont je vous ferai part éventuellement.

La campagne de ce groupe d'hommes, si elle n'honore pas le CMAQ, aura eu le mérite de me faire découvrir un site très intéressant, que je vous recommande chaudement. Dans la page d'accueil de Sisyphe, ses éditeurs ont cité Voltaire : « Osez penser par vous-même ». En paraphrasant le grand homme, je suggérerai d'«aller vérifier par vous-même» sur le site Sisyphe, dont je salue le courage des éditeurs.

Jean-François Dutronc, chercheur

Dutronc@swissinfo.org