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Ilan Pappe sur "Searching Jenin" (en Français)
by Little Sister Sunday May 04, 2003 at 09:18 PM

Ilan Pappe , universitaire israelien faisant partie du courant des "Nouveaux historiens" , commente le livre enquête de Ramzy Baroud "Searching Jenin"


SEARCHING JENIN: Ce livre est peut-être le rapport qui fera le plus autorité (traduit par Danielle Mourgue)
BY ILAN PAPPE*

Plus d'une année s'est écoulée maintenant, depuis que l'armée israélienne a envahi le camp de réfugiés de Jenin, a détruit ses maisons, tué beaucoup de ses habitants, et commis l'un des pires crimes de guerre de l'Intifada en cours, l'intifada al-Aqsa. Grâce à une campagne réussie de distortion et de manipulation des preuves, le Ministère israélien des Affaires Etrangères, avec l'aide des Etats-unis, a réussi à cacher au monde les horreurs de Jenin, et pire encore, à intimider quiconque ose dire la vérité sur ce qui s'est passé là-bas.

Voici où résident l'immense signification et l'énorme importance de ce livre. "Searching Jenin" est le premier compte-rendu systématique, grâce à des témoignages oculaires, des évènements d'Avril 2002. Deux autres livres ont été publiés en Arabe, mais c'est le premier à l'être en Anglais. Il replace les évènements dans le contexte et il met en lumière la vraie nature du crime, tout en ne tombant pas dans le piège tendu par les Israéliens, qui ont réussi à attirer la commission d'enquête des Nations-Unies dans une présumée discussion académique sur la façon de décrire un massacre. Comme il ressort nettement de ce livre, Jenin n'a pas été seulement un massacre, c'était un acte inhumain d'une barbarie inimaginable.

Noam Chomsky, dans son introduction au livre, le replace dans le contexte des crimes impulsés par l'Amérique et c'est quelqu'un qui a scrupuleusement enregistré tous ces crimes par le passé. Ramzy Baroud, dans sa préface, fait remarquer fort justement que le livre ne répondra pas à la question de savoir combien de gens ont été tués, et qu'il ne couvrira pas davantage tous les aspects de ce crime. Mais il délivre le message suivant, comme le dit un des témoins: "ce que j'ai vu, ce sont des crimes, parfois plus grands qu'un tremblement de terre." Et ceci n'est pas une simple impression, comme le montre trop clairement ce livre: tous les aspects des actions israéliennes à Jenin peuvent être clairement identifiés comme des crimes de guerre, d'après la convention de La Haye. Des témoignages comme ceux qui sont présentés ne se contentent pas de mettre en lumière beaucoup de chapîtres cachés par l'écran israélien et la manipulation de l'information, ils rendent avec force les émotions, les sons et les odeurs de la catastrophe. La douleur est toujours présente chez ceux qui racontent. Le livre suggère la persistance de la souffrance au travers des interventions en italique des auteurs. Grâce à elles, nous apprenons que lorsque les témoins se souviennent de l'horreur d'Avril 2002, comme Hussein Hammad, ils sont obligés de s'arrêter plusieurs fois- parfois pour se reposer et parfois pour pleurer, avant d'être capables de reprendre, comme le fait Hammad, leurs histoires.

Parfois, au premier abord, les témoignages semblent ne pas en dire assez- comme si les survivants désiraient réprimer l'horreur plutôt que de la dire dans sa totalité. Mais l'économie de mots est le plus souvent encore plus révélatrice de ce qui s'est passé. Rafidia al-Jamal est d'une certaine façon très laconique dans son témoignage, mais toute l'étendue de l'atrocité apparaît dans une phrase très courte qu'elle prononce. C'est le cas quand elle raconte comment elle a désespérément empêché son mari qui lui avait sauvé la vie un moment plus tôt de partir à la recherche de sa soeur. " N'y va pas, lui ai-je dit, elle est morte." Et elle ajoute ensuite sèchement: "Mes enfants font des cauchemars."

D'autres témoins en particulier les mères, éprouvent le besoin de développer quand il s'agit des cauchemars de leurs enfants. Chacune avec sa façon de faire face au tourment persistant de ses enfants. Dans toute la Cisjordanie, et pas seulement à Jenin, des mères ont passé des nuits sans sommeil avec des enfants terrifiés pour avoir été témoins directs de la brutalité. A Jenin, Farid et Ali Hawashin sont des victimes typiques de cauchemars incessants, qui, selon leur mère, les hantent même en plein jour. En ce qui les concerne, c'est surtout le bruit qui perturbe leur tranquillité d'esprit: celui du haut-parleur qui est arrivé chez eux vers minuit, celui de l'entrée brutale dans leur maison, celui des hommes implorant les soldats avant d'être jetés dans la rue, et ensuite, le pire, celui des tirs, des gémissements des blessés et du silence des morts.Le bruit et la mort se répètent dans tous les témoignages de ce livre.

Avec ces témoiganges auditifs et visuels, l'enquête sur Jenin continue à travers ce document puissant. C'est une recherche de la vérité, mais aussi d'autres choses. C'est la recherche de gens aimés qui ont disparu, longtemps après que le massacre soit terminé,et ensuite il y a la recherche d'un remède à la douleur du cauchemar, et ces quêtes sont bien plus importantes que la question de savoir combien de personnes exactement sont mortes à Jenin. Même s'il n'y a pas de réponse à cette question, on sent que c'est le rapport qui fera le plus autorité.

Chaque lecteur retirera quelque chose de différent de ce livre. Pour moi, en tant qu'Israélien, ce qui est le plus dérangeant et le plus convaincant c'est la description du comportement des soldats. C'est l'histoire d'une déshumanisation qui a fait rage à Jenin. Ceci est parfaitement incarné dans les chroniques de Nidal Abu al-Hayjah rapportées par Ihab Ayadi. Après que Nidal a été blessé et alors qu'il gisait en appelant à l'aide, quiconque essayait de s'approcher pour l'aider était pris pour cible par les tirs des soldats israéliens. Il a saigné à mort comme beaucoup d'autres. Techniquement, il n'a pas été massacré, il a été torturé à mort. La précision mortelle des tireurs comme moyen d'empêcher les opérations de sauvetage est rapportée par d'autres témoignages dans ce livre, comme dans le cas de Taha Zbyde qui a été tué par un tireur. Ce mode d'action a été et est toujours mis en oeuvre partout où il y a une opération israélienne dans les territoires occupés. C'est une partie du répertoire haineux de l'occupation inhumaine- le harcèlement physique et l'humiliation mentale quotidiens aux check-points, le fait d'empêcher des femmes enceintes ou des blessés d'atteindre l'hôpital, la privation de nourriture et la confiscation de l'eau. Il ne faut pas s'étonner que cela rappellent à certains Israéliens les jours les plus sombres de la Seconde Guerre Mondiale.Je me suis souvenu du journal d'Anne Franck quand j'ai lu le témoignage terrible d'Oum Sirri qui racontait comment les femmes tentaient de réprimer la toux qui irritait les soldats israéliens, debout au-dessus d'elles, leurs fusils chargés pointés sur elles.

Mais il ya des façons de s'opposer à l'inhumanité de l'occupant. Voilà pourquoi des mères parlent fièrement des bébés nés après le massacre. La jeune femme enceinte Sana al-Sani a décidé d'appeler son bébé, si c'était une fille, "Zuhur", qui signifie "fleurs". Ce souhait est exprimé dans le livre après que Sana évoque un des plus horribles souvenirs racontés dans l'ouvrage. Son mari a été massacré sur les marches de sa maison, et pourtant ce n'est ni la vengeance ni le châtiment qui guident Sana mais le rêve d'avoir une vie différente.

Mais est-ce-que les fleurs comme la fille de Sana peuvent fleurir encore dans le "camp des martyrs" comme les survivants ont appelé ce qui fut un jour leur maison? Les fleurs devront surmonter la désolation et le dépouillement. La plupart des maisons ont été détruites au cours de l'invasion. L'armée israélienne, après avoir chassé les forces de la résistance, a placé son artillerie près de la mosquée et a bombardé tout le camp sans distinction.De plus, pour s'épanouir là où la mort a régné,
l'odeur devra d'abord s'évaporer. Une volontaire américaine, Jennifer Lowenstein, ne peut toujours pas dormir aujourd'hui, parce que l'odeur de la mort vient encore hanter ses nuits, comme elle hante les nuits de ses rares Occidentaux qui ont témoigné dans ce livre et qui ont eu la chance de ne pas être tués. Ils ont aidé à dire au monde la vérité sur ce qu'il s'est passé. L'un d'eux est Trevor Baumgartner, celui qui a révélé l'existence de fosses communes, une allégation qui a été réfutée très tôt dans le démenti israélien, un démenti qui a été accepté avec tant d'empressement par les Etats-Unis.

C'est un livre qu'il faut lire, même si c'est difficile. La campagne contre la déshumanisation incessante des Palestiniens dans les territoires occupés ne peut pas se baser sur des slogans et des accusations générales.Il doit y avoir des réquisitoires, comme celui que nous avons là, qui, espérons-le, soulèveront bientôt une indignation publique suffisante pour pousser les gouvernements du monde entier à rivaliser dans leurs actions pour sauver le peuple palestinien avant qu'il ne soit trop tard.


-"Searching Jenin: Récits de témoins oculaires sur l'invasion israélienne est disponible et peut-être obtenu sur http://www.palestinebooks.com.


---Ilan Pappe est un universitaire israélien de premier plan et le Directeur de la division des Relations Internationales à l'Université de
Haifa.