Les principes élémentaires de la propagande arc-en-ciel by Patrick Gillard Wednesday April 23, 2003 at 05:08 PM |
patrickgillard@skynet.be |
A l’heure où les vitrines des librairies belges se remplissent de nombreuses publications pré-électorales de tous bords, les éditions EPO d’Anvers publient les « Principes élémentaires de la propagande arc-en-ciel ». L’intérêt de cet ouvrage politique, qui marque à la fois le terme du gouvernement Verhofstadt et celui du mandat parlementaire de Vincent Decroly, se prolongera bien au-delà des élections législatives du 18 mai 2003, contrairement à celui de la plupart de ses voisins d’étalage.
Présentation générale
Persuadés que la coalition gouvernementale arc-en-ciel (libérale, socialiste et écologiste) n’a pas vraiment tenu compte des « coups de semonce tirés (...) par la population » (1), lors de la célèbre Marche blanche de 1996, le parlementaire indépendant Vincent Decroly et le journaliste Erik Rydberg unissent leur capacité d’analyse et leur force rédactionnelle pour réaliser un livre décapant, qui « se veut une tentative d’inventaire des trucs et ficelles, (...), que le monde politique a utilisés, depuis l’avènement de «l’arc-en-ciel», pour légitimer ses décisions comme ses refus de décider dans divers domaines où il était attendu comme le messie ». (1) En ces temps de constante désinformation et de propagande tous azimuts, le but annoncé de l’essai s’avère aussi limpide qu’utile : « contribuer au renouveau de l’esprit critique » des citoyens. (2)
Un «inventaire» fort de 215 pages matérialise, depuis peu, ce projet littéraire collectif. Le livre s’ouvre sur une intéressante introduction justificative (elle signale également la collaboration d’Olivier Noisiez) et se ferme - à défaut d’une véritable conclusion, dont on peut regretter l’absence - sur une postface dans laquelle Geoffrey Geuens, assistant à l’Université de Liège, souligne la connivence naturelle qui lie l’arc-en-ciel et les milieux d’affaires. Les douze Principes élémentaires de la propagande arc-en-ciel, recensés et analysés par Vincent Decroly et Erik Rydberg, se rangent bien entendu dans la partie centrale de l’oeuvre. (3) Mais en réalité, l’étude déborde un peu du cadre fixé par son titre. Elle aborde aussi la question de l’action propagandiste de certains partis de l’opposition, comme, par exemple, celle de l’ancien Parti Social Chrétien, devenu le Centre Démocrate Humaniste. (4) Il arrive même que l’étude quitte, l’espace de quelques pages, son thème central de la propagande. Il en est ainsi lorsque les écrivains se lancent dans des digressions assez longues, mais pas assez nombreuses pour rompre l’unité du travail. (5)
Fruit « d’une discussion et de regards croisés systématiques » (6), l’unité de l’ouvrage se vérifie au contraire, de façon permanente, au fil de la lecture des chapitres, écrits en alternance par Vincent Decroly et Erik Rydberg. Vérifié tant par son contenu que par les sources qu’il renseigne (essentiellement la presse, des documents parlementaires et quelques ouvrages de référence), l’essai politique s’organise pourtant aussi en deux parties. D’un côté, Vincent Decroly dénonce principalement la propagande de la coalition au pouvoir lorsque celle-ci se manifeste à travers les débats parlementaires, auxquels il a participé, en tant que député, depuis huit ans. De l’autre côté, le journaliste Erik Rydberg décortique prioritairement cette même influence politique lorsqu’elle s’exprime sur la scène médiatique, à travers l’action des ministres et des partis politiques. Le dialogue et les échanges d’informations auxquels se sont pliés les deux écrivains estompent tellement la netteté de cette dichotomie qu’on a parfois l’impression étonnante de lire l’ouvrage d’un seul auteur. Très éloigné donc d’un livre qui offre au lecteur l’exposition de deux points de vue différents dans une présentation juxtaposée, les « Principes élémentaires de la propagande arc-en-ciel » se présentent au contraire comme le bilan de la réflexion interactive de deux observateurs privilégiés, dont les regards interne (parlement) et externe (ministres et partis politiques) se croisent, se complètent et se prolongent avantageusement.
Rédigé dans des styles clairs assez proches, l’ouvrage - en partie parce qu’il est décliné sur le mode sarcastique - s’avère de surcroît agréable à lire. En ce qui concerne la présentation du livre, au demeurant bien réalisé et sans coquille, la première de couverture, fidèle à ce qui semble être un choix éditorial, pourra cependant apparaître assez austère à certains, malgré sa légère touche aux couleurs prismatiques. Plus regrettable, les index onomastique et thématique, dont s’enrichit pourtant l’ouvrage, omettent le nom du Premier ministre belge, Guy Verhofstadt !
La cacophonie : un principe élémentaire
de la propagande arc-en-ciel
Devant l’impossibilité de reprendre, ici, l’analyse des douze préceptes de base de la propagande arc-en-ciel, une synthèse de l’examen auquel a donné lieu la première de ces règles est présentée ci-après, à titre d’exemple. Le principe de la cacophonie s’énonce comme suit : « il faut, pour désarmer l'opposition et masquer une pensée unique, bruyamment multiplier les opinions les plus diverses au sein du gouvernement » (7).
La mise en pratique effrénée du concept de la «nouvelle culture du débat», chère à Guy Verhofstadt, caractérise tellement l’action des partenaires de la majorité gouvernementale que Vincent Decroly y décèle « une des armes lourdes de la propagande arc-en-ciel » (7).
A la différence de la façon d’agir des membres des cabinets précédents, les hommes et les femmes politiques de la coalition bleue, rouge et verte peuvent s’exprimer librement sur la place publique. Et de fait, tout au long de la législature qui vient de se terminer, ils ne s’en sont pas privés, prenant souvent le risque de réduire le prétendu débat démocratique en une assourdissante cacophonie. Les questions de la sortie du nucléaire, de la publicité pour le tabac à Francorchamps, de la livraison d’armes au Népal et du récent transfert de matériel militaire étasunien sur le territoire belge, ont toutes déclenché, au nom de la nouvelle culture du débat, des discussions publiques qui se terminèrent chaque fois en querelles cacophoniques.
Malgré le paradoxe manifeste que l’utilisation de cette technique représente, « bruyamment multiplier les opinions les plus diverses au sein du gouvernement » (7) peut s’avérer avantageux pour ce dernier. Outre le don de créer l’illusion d’un débat démocratique, ce bruyant usage permet aussi, aux tenants de la majorité arc-en-ciel d’occuper « le terrain médiatique sur une surface tellement étendue » (8), que même les forces de l’opposition ne disposent presque plus d’aucun espace pour faire entendre leurs voix.
Mais au-delà du brouhaha proprement dit, c’est surtout le décalage sur lequel est fondée « la cacophonie politique [comme] méthode de représentation de l’affrontement idéologique » (9), que dénonce Vincent Decroly. Selon lui, ce décalage volontaire peut revêtir trois formes : la rupture entre le dire et le faire, l’écart temporel et enfin celui qualifié de spatial. Autrement dit, exemple des drogues à l’appui, Vincent Decroly reproche à la coalition au pouvoir de ne pas faire ce qu’elle dit. Il l’accuse aussi de laisser passer une décision politique que certains de ses membres dénoncent ensuite, quand les jeux sont faits (décalage dans le temps), comme, par exemple, dans l’affaire de la vente d’armes au Népal. Il stigmatise enfin l’usage de la technique qui consiste à protester contre une décision prise, par exemple, au niveau fédéral, à partir d’une entité qui n’a pas le pouvoir de changer les choses ; c’est dans cette catégorie du décalage spatial qu’il range, entre autres, les protestations spectaculaires adressées par la ministre écolo de l’Aide à la jeunesse, Nicole Maréchal, tant au ministre de l’Intérieur, Antoine Duquesne, qu’au ministre de la Justice, Marc Verwilghen.
Ces envahissantes et tonitruantes manifestations décalées de la prétendue liberté d’expression des acteurs de l’équipe au pouvoir, ne s’exercent en réalité que pendant une certaine durée et dans un espace limité. Au terme du spectacle politique médiatisé - on pense notamment aux débats télévisés hebdomadaires -, dont la fin est généralement sifflée par un ministre, voire par le Premier ministre en personne, chaque membre de la majorité reprend non seulement sa place dans les rangs arc-en-ciel mais vote aussi et surtout, selon les consignes données par les partis gouvernementaux. Une discipline qui rappelle beaucoup les pratiques en vigueur sous les législatures antérieures et qui relativise donc considérablement le soi-disant renouveau politique dont la coalition arc-en-ciel s’autocongratule. Raison pour laquelle Vincent Decroly n’hésite pas à ranger de telles pratiques cacophoniques et décalées parmi les règles fondamentales de la propagande arc-en-ciel.
En guise de conclusion
Résolument à gauche, les auteurs de l’ouvrage stigmatisent aussi les signes concrets de la mise en application, de plus en plus généralisée, des principes de l’idéologie néo-libérale dans la société belge, comme, par exemple, la poursuite des privatisations et la destruction des acquis sociaux. Enrobées dans un discours mensonger, les décisions clairement “libérales” du gouvernement Verhofstadt s’imposèrent d’autant plus facilement aux composantes supposées de gauche de la majorité arc-en-ciel, que ces dernières n’offrent généralement plus aucune alternative crédible à la mondialisation capitalistique, qui gagne toute la planète depuis une quinzaine d’années.
Grâce à l’index des noms cités dans l’ouvrage, il est aisé de vérifier que les critiques de Vincent Decroly et d’Erik Rydberg s’adressent à tous les partis présents sur l’échiquier politique belge, majorité comme opposition. Mais étant donné qu’ « ils se sont placés en porte-à-faux vis-à-vis de leurs principes et programmes » (10), les Verts francophones, groupe auquel Vincent Decroly a appartenu jusqu’en novembre 2001, ne sont évidemment pas épargnés.
L’éclairage que l’expérience parlementaire de Vincent Decroly permet de jeter sur plusieurs aspects méconnus du fonctionnement de la Chambre des représentants, constitue un des atouts majeurs du livre. Les abus de l’utilisation de la “motion pure et simple” et les dysfonctionnements de la petite “commission des Pétitions” témoignent, en dernière analyse, tout en nous mettant en garde, qu’au-delà de la condamnation de telles pratiques, la Belgique serait en passe - si ce n’est déjà fait - d’être gouvernée non plus selon les règles d’une prétendue démocratie parlementaire, mais bien davantage d’après celles d’une véritable “particratie”.
Qui dit propagande, dit également guerre des mots ! L’ouvrage de Vincent Decroly et d’Erik Rydberg représente par conséquent aussi une sorte de dictionnaire du vocabulaire politique, dans lequel bon nombre de mots et d’expressions, d’apparence anodine et appartenant à la rhétorique arc-en-ciel, sont avantageusement décortiqués par les auteurs. Les hypocrites concepts d’égalité des chances, d’État social actif, de processus de Bologne, de privatisations et de gouvernance figurent parmi les plus utiles démystifications qu’apporte l’ouvrage.
Un ouvrage qui tombe à point nommé, à la veille des élections législatives belges, pour tous les citoyens désireux d’exercer leur esprit critique, au terme de quatre années d’action et d’inaction du gouvernement arc-en-ciel. Mais à l’heure de la mondialisation “heureuse” et malheureuse, à celle des droite et gauche honteuses, l’intérêt de cet essai dépasse non seulement l’échéance du 18 mai prochain, mais aussi les limites géographiques de notre pays.
Patrick Gillard, historien
Bruxelles, le 23 avril 2003
Notes
(1) Vincent Decroly & Erik Rydberg, Principes élémentaires de la propagande arc-en-ciel, Anvers, EPO, 2003, p. 8.
(2) idem, p. 12
(3) Extraite de la table des matières, une présentation succincte, mais éloquente, de chacun des douze principes dénoncés par les auteurs se trouve à l’adresse suivante : http://www.vincentdecroly.be/page/actu/p_actu120.html
(4) Vincent Decroly & Erik Rydberg, idem, p. 96-99 et 133-140.
(5) idem, p. 105
(6) idem, p. 9
(7) idem, p. 15
(8) idem, p. 24
(9) idem, p. 17
(10) idem, p. 22