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Rencontre avec Colette Moulaert, de retour de Bagdad
by Marco Louvier Wednesday April 23, 2003 at 02:57 PM

Ça la met hors d'elle, Colette Moulaert, ce battage médiatique sur Ali, le petit Irakien amputé des deux bras qu'on va faire soigner au Koweit. Elle en a tant vu des enfants tués, atrocement blessés, traumatisés à vie. La pédiatre carolo a passé un mois à Bagdad. Elle a vu les bombes, la résistance, les pillages, l'occupation. Elle est en rage contre l'armée US et contre le gouvernement belge qui l'a laissée transiter. Rentrée en Belgique, elle entend bien les dénoncer. En tant que médecin, en tant que tête de liste PTB, en tant qu'être humain.

Cibles civiles bombardées délibérément

«Lorsque les bombardements ont commencé, très vite les blessés civils ont afflué dans les hôpitaux. Je suis allé là où les premières habitations, quatre maisons, ont été touchées par un missile. Une femme m'a dit: «Je me retrouve comme les Palestiniens, sans maison. Comme les Palestiniens, nous n'avons que des bazookas face à des tanks, des bombardiers. J'attends de voir un Américain pour lui dire en face ce que je pense.»

La preuve que l'armée américaine a délibérément bombardé des cibles civiles, c'est qu'elle a montré qu'elle visait très bien, comme lorsqu'elle a détruit la caserne de l'aviation. Les carnages à Babylone ou au marché de Bagdad, ce ne sont pas des bavures. Il n'y a rien autour. Et ils ont fait ça le vendredi soir, quand tout le monde était sur place.

Des publications américaines le disent d'ailleurs ouvertement: on ne peut pas gagner la guerre en ne tuant que des soldats: il faut créer un sentiment de terreur parmi la population.»


Des Ali, j'en ai vus des dizaines

«Nous avons vu des choses atroces dans les hôpitaux. Les débris des bombes partent à l'horizontal, entrent dans les maisons et font beaucoup de blessés. Les débris de missile Cruise n'ont pas de forme régulière et provoquent de très vilaines blessures. Et comme de nouveaux blessés arrivaient tout le temps, seuls les plus gravement touchés restaient à l'hôpital.

C'est ce que j'ai vu dans un hôpital de Babylone qui m'a sans doute le plus impressionné. L'armée US a utilisé des bombes à fragmentation, qui se décomposent en une grande quantité de mini-bombes. Elles ne font pas de dégâts matériels: elles servent à tuer des personnes. Toutes n'explosent pas et des enfants marchent dessus. Il y a plein d'enfants amputés des bras ou des jambes.

Ca me met vraiment en colère la médiatisation du petit Ali qu'on envoie au Koweït pour lui mettre des prothèses. Des Ali, j'en ai vus des dizaines et des dizaines. Et puis, s'ils n'avaient pas bombardé, ce ne serait pas arrivé. Idem pour les quinze hôpitaux qu'ils veulent construire à Bagdad. Cela me fait mal au ventre.»


Des enfants traumatisés à vie

«Les enfants irakiens ont appris la haine et la peur. Avec les bombardements, beaucoup d'enfants ne pouvaient pas dormir, faisaient des cauchemars, devenaient incontinents. Après que leur maison ait été touchée par un missile, deux gosses n'ont plus parlé pendant deux jours. En Belgique, je m'occupe de maltraitance et je sais qu'au-delà d'un certain point, il y a des traumatismes qui restent à vie, même avec l'aide de la meilleure équipe psychologique qui soit.»

Le sourire de Dora

«La petite Dora a reçu un débris de missile dans le dos au début de la guerre. La colonne lombaire touchée, elle est totalement paralysée d'un côté, un peu moins de l'autre. Après son opération, elle était très triste. Nous lui avons donné un dessin d'enfant que nous avions emmené de Belgique, une initiative de Stop USA Alost. Dora a souri. Et lorsque le médecin est arrivé, elle a pris le dessin pour se protéger de lui, des soins douloureux qu'il allait peut-être à nouveau lui imposer.»

Un demi-million de tonnes de vivres bloquées

«Moins médiatique que les blessés de guerre, mais aux conséquences aussi graves: la guerre a mis à mal toutes les structures primaires pour la santé. A Bassora, l'eau, l'électricité, les silos de nourriture ont été bombardés. Les USA ont empêché qu'on débarque le demi-million de tonnes de nourriture, payé par les Irakiens, qui se trouve dans trois bateaux dans le Golfe.

A Bagdad, les moyens de télécommunication ont été la première chose touchée. Pour organiser les secours, c'est l'horreur. Plus tard, c'est l'électricité qui a été coupée, ce qui fait que les familles ne peuvent plus conserver de vivres périssables. Depuis que les Américains occupent la ville, il n'y a plus de légumes. Pour les besoins en calories des enfants, ca va car il y a des réserves de vivres non périssables, mais en ce qui concerne la qualité de la nourriture - vitamines, protéines, etc. - c'est catastrophique! A cause de l'embargo, il y a beaucoup d'enfants anémiques. Ils n'ont plus de réserves. Je ne sais pas combien de temps les familles vont tenir.»

Toutes les demi-heures, les bombes

«Je n'ai pratiquement pas dormi pendant quatre semaines à cause des bombardements. Ce n'était pas une fois de temps en temps, mais toutes les demi-heures. Alors que nous avions la chance d'être dans un hôtel bien insonorisé. L'endroit le plus sûr de Bagdad, vu que tout le gratin de la presse internationale s'y trouvait. Imaginez ce que vivaient les Irakiens...

J'ai ressenti une étrange impression: comme si je tremblais de froid. C'était manifestement dû aux vibrations des bombes. J'en ai discuté avec un reporter, un vieux routier qui a fait toutes les guerres: c'est la première fois qu'il ressentait une chose pareille. Quelle sorte de bombes ont-ils utilisée?»

Ces B52 survolant la Belgique

«En Irak, les Belges sont vus comme les bons. Mais chaque fois que je voyais un tank, je me disais qu'il était peut-être passé par le port d'Anvers. Chaque fois que j'entendais une bombe, je me disais que le B52 l'ayant lâchée avait dû survoler la Belgique. Je savais que ces bombardiers mettaient quatre heures pour venir de Grande-Bretagne. Je pouvais donc même dire plus ou moins à quel moment ils étaient passés au-dessus de notre territoire.

C'est révoltant de voir ce gouvernement belge qui ronronne avec Louis Michel. J'ai les yeux des enfants irakiens devant moi. Ces enfants marqués dans leur chair, dans leur psychisme. Au début, je révélais l'attitude du gouvernement belge aux Irakiens. Mais j'ai rapidement arrêté. Cela ne servait à rien sauf à leur saper le moral. C'est notre problème à nous. Maintenant, je peux enfin le dire, le dénoncer.»

Formation bazooka pour les Irakiennes

«La résistance des Irakiens a été préparée avant les bombardements. Ils ont transformé les hôpitaux en hôpitaux de guerre, sachant qu'ils devraient y accueillir un grand nombre de blessés. Dans tous les quartiers, il y a avait des milices d'autodéfense. Beaucoup de femmes et d'enfants ont été emmenées à l'extérieur de la capitale où ils étaient moins exposés, même si des bombes y sont également tombées.

Le gouvernement a distribué en une fois les stocks de nourriture qu'il détenait pour six mois: riz, farine, huile, thé. On a muni les hôpitaux de générateurs, malheureusement assez vétustes. Des stations d'épuration d'eau artisanales ont été installées à divers endroit pour pouvoir utiliser l'eau du Tigre. Des femmes ont suivi des cours de tir au fusil et au bazooka. Là où une bombe a abattu quatre maisons, j'ai vu comment les hommes étaient postés de façon à contrôler trois routes à la fois.

Pourquoi la résistance s'est-elle arrêtée après avoir été acharnée, notamment à l'aéroport? Le dimanche avant la prise de Bagdad, l'armée US a fait des entrées et sorties dans la capitale. J'ai vu ce jour-là beaucoup de canons abandonnés. Ce n'est qu'une hypothèse: peut-être ont-ils manqué de munitions? Toujours est-il que le lundi matin, tout le monde était là et après la sieste, tous avaient disparu. Ils sont bien cachés. Quelqu'un m'a dit: «Bientôt les Marines seront remplacés par des militaires ayant un rôle de police. Toutes les armes sont encore là, attends un peu...»»

Nous sommes des mégaphones

«Nous avons joué le rôle de mégaphone des Irakiens. Et l'organisation ici en Belgique était notre mégaphone. Elle a permis de multiplier notre voix par cent, par mille. Grâce à internet, nous avons touché le monde entier. Les Irakiens trouvaient cela très important. Nous avons aussi pu leur dire que beaucoup de gens dans nos pays s'opposent à cette guerre.»

Boucliers humains menacés de prison

«Les boucliers humains ont fait du très bon boulot, même si certains ne comprenaient pas les endroits choisis, voulaient à tout prix aller dans les hôpitaux. Or, pour quelqu'un qui a quelques notions de santé publique, il est évident que le choix des Irakiens était logique: il est plus important de protéger les stocks de nourriture, le système d'approvisionnement en eau et électricité. J'ai tenté de faire comprendre cela à certains.

Ceux qui venaient des Etats-Unis ne pourront pas rentrer chez eux sans être menacés de prison. D'ailleurs, Tom, un des boucliers humains, est président de l'organisation de défense des prisonniers politiques aux USA. Il y a déjà beaucoup d'opposants à la guerre dans les geôles américaines.»

Des pilleurs à l'accent étranger

«J'ai visité beaucoup d'hôpitaux. Nombre d'entre eux ont été pillés. Mais pas celui, bien protégé, où se trouvait un journaliste étranger blessé. De même, les ambassades françaises et allemandes ont été pillées, pas celles des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Tous les ministères l'ont été sauf... celui du Pétrole. Des entreprises publiques ont également été pillées, ce qui favorisera la privatisation de l'économie.

L'armée US a, au minimum, laissé faire les pillages pour créer le chaos: nous avons ramené des photos où l'on voit les GI restant passifs à l'entrée de bâtiments en train d'être pillés. Mais des Irakiens m'ont dit que des pilleurs parlaient arabe avec un accent étranger. Ils ont dû venir avec les Américains. Et bien sûr, dans le mouvement, l'un ou l'autre habitant du coin a été prendre des choses aussi. Avant même que je parte, une Irakienne vivant en Belgique m'avait dit qu'il y aurait des agitateurs à Saddam City, l'immense quartier pauvre de Bagdad.»

Quand je vois qu'ici on détruit l'ONE...

«Je dois rendre un hommage vibrant aux travailleurs irakiens de la santé. Ils ont fait un boulot extraordinaire. Pourtant, ils manquaient de tout, notamment à cause des sanctions de l'Onu. Ils étaient par exemple obligés de réutiliser les aiguilles et les bouts de fil pour suturer, alors que normalement on les jette. Nous avons eu de très bons contacts avec ces médecins. Nous les avons encouragés en leur parlant des gens qui luttent contre la guerre. Et nous avons parfois blagué avec eux, pour les détendre un peu.

Le système de santé est très bien pensé en Irak. Le ministre de la Santé nous a expliqué la hiérarchie des priorités dans ce domaine. D'abord garantir l'eau et l'électricité. Puis assurer des soins primaires. Puis veiller à disposer d'une chaîne de froid sans laquelle il est impossible de garder des vaccins. Puis avoir des dispensaires. Ensuite des hôpitaux et, au-delà, des hôpitaux spécialisés. Quand je vois comment les autorités belges sont en train de détruire les soins de base offerts par l'ONE, où j'assure des consultations, c'est exactement l'inverse.»

En direct de la statue de Saddam

«J'étais présente sur la place où l'on a fait tomber cette fameuse statue de Saddam Hussein. Une mise en scène. J'ai même vu un journaliste américain qui s'y rendait accompagné d'Irakiens pour tenir un rôle de figurants. Il n'y avait que quelques dizaines de personnes sur la place. Mais les caméras n'ont pas filmé la masse de gens aux alentours qui pleuraient, qui ressentaient cela comme un viol.

Les premiers jours suivant mon arrivée, j'avais vu ce qu'est une vraie manifestation à Bagdad: des milliers de personnes, dynamiques, combatives, qui scandaient des slogans (contre les USA). Après l'occupation, les seuls que j'ai entendu dire «Good America», ce sont les pilleurs. J'en ai consolé des dizaines d'autres. Des personnes dont je n'aurais imaginé qu'ils pourraient un jour verser des larmes. Et un opposant qui m'a dit: «Mon problème avec Saddam, c'est le mien, pas celui des Américains.»

GI: des gamins shootés et dangereux

«Les soldats américains étaient monstrueux. Ils étaient devant un hôpital privé d'électricité et je leur ai demandé d'apporter un générateur ou même une simple torche pour que le médecin ait de la lumière pour suturer. Ils ne m'ont rien répondu.

C'était d'ailleurs souvent le cas. Au début, on leur criait «Babykillers», mais après un certain temps, on a finalement décidé de leur parler. La plupart sont très très jeunes: je leur ai dit que je pourrais être leur mère ou leur grand-mère. La moitié étaient visiblement shootés. J'habite à Charleroi, j'ai l'habitude de reconnaître les drogués. Dans certains villages, on a d'ailleurs trouvé des seringues. Ces soldats-là, impossible de leur tirer un mot. Les autres se contentent de répéter deux ou trois slogans.

Ils pensaient être accueillis avec des fleurs, mais ils ont peur dans Bagdad. Ils sont dangereux. Nous sentions qu'ils étaient capables de nous tirer dessus au moindre geste de travers.»