arch/ive/ief (2000 - 2005)

La tour de Babel. Par le Sous-Commandant Marcos
by brunocampana Monday April 21, 2003 at 06:02 PM
brunocampana@free.fr

La tour de Babel : se grimer ou s'enfermer dans un placard. Par Sous-Commandant Marcos Traduction. Coorditrad traducteurs bénévoles

_________________________________________________________

XXIème siècle. Le siècle nouveau confirme et au delà la vocation du
siècle précédent : les propositions politiques se fondent sur la
domination ou sur l'exclusion de l'autre. Qu'y-a-t-il de nouveau ?
Comme auparavant, on recourt aujourd'hui à la guerre, au mensonge, à
la simulation, à la mort. Le pouvoir répète la même histoire et tente
de nous convaincre que désormais il remplira sa page d'écriture en s'
appliquant.

Le projet mondial du néolibéralisme n'est rien de plus qu'une
réédition de la tour de Babel. Selon le récit de la Genèse, dans leur
volonté obstinée d'atteindre les hauteurs, les hommes s'entendent sur
un projet extraordinaire : construire une tour si haute qu'elle
atteindra le ciel. Le dieu des chrétiens châtie leur arrogance par la
diversité. Parlant désormais des langues différentes, les hommes ne
peuvent plus continuer l'édification de la tour et se dispersent.

Le néolibéralisme s'attaque à la même tâche, mais non pas pour
atteindre un ciel improbable, mais pour se défaire une fois pour
toutes de la diversité, qu'il considère comme une malédiction, et pour
assurer le pouvoir qu'il ne sera plus menacé. Le besoin d'éternité
apparaît, dès le début de l'histoire écrite, avec ceux qui sont « le
pouvoir ».

La tour de Babel néolibérale ne s'entreprend cependant pas dans le but
d'arriver à l'homogénéité nécessaire à sa construction. L'égalité qui
détruit l'hétérogénéité est en fait une égalité alignée sur un modèle.
« Soyons pareils à cela », nous dit la nouvelle religion de l'argent.
Les hommes ne ressemblent plus à eux-mêmes, ni les uns aux autres,
mais à un schéma imposé par celui qui « hégémonise », celui qui
commande, qui se trouve au sommet de cette tour qu'est le monde
moderne. En bas se trouvent tous les gens qui diffèrent. Et l'unique
égalité existant dans les étages inférieurs est le renoncement à la
différence ou bien le choix d'une différence qui a honte d'elle même.

Le nouveau dieu de l'argent reprend la malédiction primitive, mais de
façon inverse : que soit condamné celui qui est différent, l'Autre.
Dans le rôle de l'enfer : la prison et le cimetière. Le boom des
bénéfices des grandes entreprises transnationales est accompagné par
la prolifération des prisons et des cimetières .

Dans la nouvelle tour de Babel, la tâche commune est l'allégeance à
celui qui commande. Et celui qui commande le fait seulement parce qu'
il compense le manque de raison par l'excès de force. L'ordre est que
toutes les couleurs se griment pour adopter la couleur terne de l'
argent , ou bien qu'elles ne se dévoilent que dans l'obscurité de la
honte. Le maquillage ou le placard. Cela vaut également pour les
homosexuels, les lesbiennes, les migrants, les musulmans, les
indigènes, les gens « de couleur » , les hommes, les femmes, les
jeunes, les vieux, les inadaptés et tous ceux qui sont autres, quel
que soit leur nom, en tout lieu du monde.

C'est cela, le projet de la mondialisation : faire de la planète une
nouvelle tour de Babel. Dans tous les sens du terme. Homogène dans sa
façon de penser, dans sa culture, dans son modèle. Homogénéisée par
qui n'a pas la raison mais la force.

Dans la tour de Babel de la préhistoire, l'unanimité était possible
grâce à une parole commune ( un même langage) . Dans l'histoire
néolibérale, le consensus s'obtient par la force, les menaces, l'
arbitraire, la guerre.

Puisque vivre dans le monde implique de cohabiter avec celui qui est
différent, nous n'avons de choix qu'entre dominer ou être dominé. Mais
la sphère des dominants est pleine et la qualité de dominant
héréditaire. Au contraire, il y a toujours de la place chez les
dominés : pour y entrer il suffit de renier sa différence ou de la
cacher.

Il existe pourtant des différents qui veulent le rester. Pour les
habitants de la tour qui ne se trouvent pas à son sommet, il est
plusieurs manières d'affronter ces « inadaptés » : par la condamnation
ou l'indifférence, le cynisme ou l'hypocrisie. Dans les lois de la
tour néolibérale, accepter la différence est un délit sanctionné. Le
seul chemin autorisé est la soumission.

A l'époque moderne, l'Etat national est un chateau de cartes face au
vent néolibéral. Les classes politiques locales jouent à décider
souverainement de la forme et de la hauteur de la construction, mais
le pouvoir économique a cessé depuis longtemps de s'intéresser à ce
jeu-là et laisse les hommes politiques locaux et leurs partisans s'
amuser.. avec un jeu de cartes qui ne leur appartient pas. Après tout,
c'est la construction de la nouvelle tour de Babel qui est
intéressante, et tant que ne manquent pas les matériaux de
construction ( c'est-à-dire des territoires détruits et repeuplés par
la mort), les contremaîtres et les commissaires des politiques
nationales peuvent continuer leur spectacle ( sans aucun doute le plus
cher au monde et celui dont le public est le plus clairsemé).

Dans la nouvelle tour, l'architecture est la guerre faite au «
différent », les pierres sont nos propres os et le mortier est notre
propre sang. Le grand assassin se dissimule derrière le grand
architecte ( qui ne se donne pas le nom de « Dieu » parce qu'il ne
veut pas pêcher par fausse modestie).

Dans le récit de la Bible, le dieu chrétien châtie l'arrogance des
hommes en leur imposant la diversité. Dans l'histoire moderne du
pouvoir, dieu n'est rien de plus que l'agent de relations publiques de
la guerre ( qui n'est moderne que par le nombre de morts et le volume
de destruction qu'elle réclame à chaque minute).

II - LA GEOGRAPHIE DES MOTS

Il n'est pas très important de savoir si la préhistoire s'est terminée
il y a trois ans ou vingt siècles. Tout en haut, ceux qui incarnent le
pouvoir et le destin s'acharnent à nous convaincre que l'histoire se
répète, quoi qu'en dise le calendrier. Anihiler l' « autre » est une
mode toujours renouvelée. Bien que par nature il n'y ait rien de
différent entre les catapultes de l'Empire Romain et les « bombes
intelligentes » de Bush, l'avancée technologique fonctionne de nos
jours comme le nouvel aumônier des troupes d'occupation ( elle
humanise ce qui demeure un crime à distance) et sa mise en scène
spectaculaire ( les bombardements à la télévision deviennent un
divertissement pyrotechnique « fascinant » - CNN dixit-).

Peu importe que nous nous en rendions compte ou non, le pouvoir
construit et impose une nouvelle géographie des mots. Les noms sont
les mêmes, mais ce qu'ils désignent a changé.

C'est ainsi que l'erreur devient doctrine politique et la vérité
devient hérésie. Le « différent » devient maintenant le « contraire »,
l' « autre » est l' « ennemi ». La démocratie est l'unanimité dans l'
obéissance. La liberté se limite à celle de choisir la façon de cacher
notre différence. La paix est la soumission passive. Et la guerre est
maintenant une méthode pédagogique d'enseignement de la géographie.

Où les raisons manquent, les dogmes pullulent. Le dogme renforce d'
abord la cause, il la déforme ensuite et la convertit en destin. Dans
la longue-vue du pouvoir, l'horizon est toujours le même, immuable et
éternel. La lentille du pouvoir est un miroir. Le « différent » sera
toujours inattendu et à l'inattendu on opposera toujours la peur. Et
la peur sera toujours fortement présente dans le dogme, afin d'écraser
ce qui est inattendu. Dans la longue-vue du pouvoir, le monde est
plat, sale et délavé .

Si l'on ne peut se souvenir d'un homme d'Etat pour son oeuvre
humanitaire, alors que ce soit pour ses crimes. C'est ainsi que l'
histoire du pouvoir se répète : les « hommes illustres » d'hier se
parent aujourd'hui de toutes leurs bassesses et leurs rancoeurs. Les
« illuminés de Dieu » d'aujourd'hui seront les hérétiques de demain.

Les mots changent et les images aussi. Auparavant, le dogme se faisait
pierre dans la géographie des statues, afin d'honorer ses fanatiques.
Aujourd'hui, c'est sur la couverture des revues, des quotidiens et des
journaux télévisés et radiophoniques que le dogme se perpétue dans la
section « périodiques » , et qu'il s'assure de servir d'alibi à ceux
qui perpétuent les cauchemars fondamentalistes.

Dans la théorie moderne de l'Etat, les êtres humains naissent
différents. Leur incorporation à la société se fait par un processus d
'éducation qui ferait l'envie de la maison de redressement la plus
cruelle. L'effort de l'ensemble de l'appareil de l'Etat vise à «
égaliser » cet être humain, c'est-à-dire à l'homogénéiser sous l'
hégémonie de celui qui a le pouvoir. Le degré de réussite sociale se
mesure alors à la proximité ou à l'éloignement du modèle. Homogénéiser
ne signifie pas que nous soyons tous pareils, mais que nous tentions
tous de nous assimiler à ce modèle. Et ce modèle est construit par
celui qui détient le pouvoir. L'hégémonie ne signifie pas seulement
que quelqu'un détienne le pouvoir, mais qu'en plus nous nous
efforcions tous de lui obéir.

Voilà ce qu'est l'homogénéité. Nous n'avons pas tous les mêmes
richesses ( sans même parler du fait que certains détiennent leurs
richesses aux dépens de beaucoup d'autres) ; nous n'avons pas les
mêmes chances, mais nous avons bien tous le même maître et la même
volonté de lui obéir ( une autre façon de dire de « le servir).

Quand on fait une similitude entre la société et la famille, et que l'
on nous dit qu'il faut des règles pour cohabiter, on « oublie » que le
problème, c'est justement « ces » régles particulières. Ici, les mots
changent de géographie, ils ne signifient plus ce qu'ils signifiaient
par eux-mêmes, mais ce que les gens au pouvoir veulent qu'ils disent.

A un certain moment de l'histoire moderne, la légalité supplée la
légitimité ; quand la légalité est détruite par ceux d' « en haut »,
ce sont les lois qu'il faut adapter. Lorsqu'elle est détruite par ceux
d' « en bas », les lois au contraire doivent être appliquées... il s'
agit de châtier leur absence d'exécution.

III - LA GEOGRAPHIE DU POUVOIR

Dans la géographie du pouvoir, on ne naît pas dans une partie du
monde, mais plutôt avec la possibilité ou non de dominer une ou l'
autre partie du globe. Si autrefois le critère de supériorité était l'
appartenance à la race, aujourd'hui c'est la géographie. Par ceux qui
habitent au nord, on entend ceux qui habitent non pas le nord
géographique mais le nord social, c'est-à-dire ceux du « dessus ».
Ceux qui vivent au sud sont « en dessous ». La géographie s'est
simplifiée : il y a un haut et en bas. Le haut est étroit et ne peut
contenir que quelques élus. Le bas est si vaste qu'il s'étend à toute
la planète et peut contenir toute l'humanité.

Dans la tour de Babel moderne une société est dite supérieure si elle
en conquiert d'autres, et pas si elle abrite davantage de progrès
scientifiques, culturels, artistiques, de meilleures conditions de
vie, une meilleure coexistence.

A l'époque moderne, le pouvoir mène de multiples guerres de conquête.
Je ne dis pas « multiples » dans le sens de « nombreuses » mais dans
le sens de « en de nombreux lieux et selon de nombreuses formes ».
Ainsi, les guerres mondiales sont aujourd'hui plus mondiales que
jamais. Car si le vainqueur continue à être unique, les vaincus sont
maintenant nombreux et se trouvent partout.

Par l'argument des bombes on adjuge les espaces : les lanceurs de
bombes sont au nord, en « haut » de la tour ; ceux qui les reçoivent
sont « en bas », au sud.

Mais ce ne sont pas les bombes qui modifient la géographie. Les bombes
modifient la répartition de la géographie, son domaine. Ainsi, dans
cet espace limité par des points et des traits, aujourd'hui l'un
domine, et demain ce sera un autre. C'est ce que l'on appelle «
géopolitique ». En réalité les cartes géographiques ne montrent pas
les richesses naturelles, les personnes, les cultures, les histoires,
mais celui ou ceux qui en sont les maîtres.

Pour le puissant, l'humanité entière est un enfant, qui peut être
docile ou rebelle. Les bombes rappellent à l'enfant humain l'avantage
d'être l'un et l'inconvénient d'être l'autre.

Aujourd'hui, voilà que les civils en Irak, les hommes, les enfants,
les femmes, les vieillards, ont quelque chose en commun avec le
prospère entrepreneur américain. Ce dernier fabrique les missiles de
croisière, eux les reçoivent. Les armées des Etats Unis et de la
Grande-Bretagne ne sont que les aimables préposés des postes qui
unissent deux points si éloignés géographiquement. De sorte que nous
devons être reconnaissant à des personnes comme Bush, Blair, Aznar, d'
avoir pris la peine d'être nés à notre époque. Sans des gens comme
eux, la géographie moderne serait impensable.

Mais cette guerre n'est pas contre l'Irak, ou du moins pas seulement
contre l'Irak. Elle se fait contre toute tentation , présente ou
future, de désobéir. C'est une guerre contre la rebellion, c'
est-à-dire contre l'humanité. C'est une guerre mondiale par ses
effets, et surtout, par le NON qu'ils provoquent.

IV - LE DESTIN DE POLYPHEME

La guerre de l'axe tragi-comique Bush-Blair-Aznar et leurs machinistes
des démocraties occidentales a déjà connu son premier échec. Elle a
tenté de nous convaincre que l'Irak est au moyen orient, eh bien non
!. Ainsi que le dit tout livre de géographie qui se respecte, l'Irak
est en europe, dans l'Union américaine, en Océanie, en Amérique Latine
; dans les montagnes du sud-est mexicain, et dans ce « NON » mondial
et rebelle qui dessine une nouvelle carte où la dignité et la honte
sont notre foyer et notre drapeau.

Les mobilisations sur toute la planète prouvent, entre autres choses,
que ceci est une guerre contre l'humanité.

Si quelqu'un a bien compris que l'Irak se trouve maintennat en tout
lieu de la terre, ce sont les jeunes. Quand d'autres regardent une
carte et se consolent en mesurant les milliers de km qui séparent
Bagdad de leurs propres territoires, les jeunes ont compris que ces
bombes ( les explosives et celles de la désinformation) ne veulent pas
seulement « casser » du territoire irakien, mais aussi le droit à être
différent.

Et quand un jeune peint un « NON » sur une affiche, dans un graffiti,
sur un cahier, dans une voix, il ne dit pas seulement « Non à la
guerre en Irak » il dit aussi « Non à la nouvelle tour de Babel », «
Non à l'homogénéisation »,« non à l'hégémonie », parce que les jeunes
rebelles peignent avec ce « Non » , et qu'avec ce « Non » à la fois à
la main et dans le regard, ils dessinent et imaginent une autre
géographie.

Comme le cyclope de la littérature grecque, Polyphème, le pouvoir voit
par le seul oeil de la haine de l' « autre ». Il est vraiment très
fort, et il paraît invincible. Mais, tout comme à Polyphème, un
fantôme nommé « Personne » lui lance un défi .

Quand le puissant se réfère aux autres, avec mépris il les appelle «
Personne ». Et « Personne » , c'est la majorité de la planète. Si l'
argent veut reconstruire le monde comme une tour qui satisfasse son
arrogance, le « Personne » qui fait tourner la roue de l'histoire veut
aussi un autre monde, mais un monde rond, qui inclue toutes les
différences avec dignité, c'est-à-dire avec respect. L'humanité n'
aspire pas au ciel mais à la terre.

Et ainsi , « Personne » érode le ciment de la nouvelle tour de Babel.

Parce que la terre est ronde pour tourner.

Dans le monde qui est à faire, à la différence de celui-ci et des
mondes antérieurs, dont la fabrication s'attribuait à des dieux
variés, quand quelqu'un demandera « qui a fait ce monde ? »la réponse
sera « Personne ».

Et pour imaginer ce monde et commencer à le construire, il est
nécessaire de voir très loin dans la géographie du temps. Celui qui
est « en haut » a la vue courte et se trompe quand il confond un
miroir avec une longue-vue. Celui qui est « en bas », « Personne », ne
se hisse même pas sur la pointe des pieds pour savoir ce qui va
suivre.

Parce que la longue-vue du rebelle ne servent même pas à voir quelques
pas devant soi. Ce ne sont qu'un kaléidoscope où les formes et les
couleurs, complices avec la lumière, ne sont pas des outils de
prophète, mais résultent d'une intuition : le monde,l'histoire, la
vie, auront des formes et des façons que nous ne connaissons pas
encore, mais que nous désirons. Avec son kaléidoscope, le rebelle voit
plus loin que le puissant avec sa longue-vue digitale : il voit le
lendemain.

Oui, les rebelles marchent dans la nuit de l'histoire, mais c'est pour
arriver au lendemain. Les ombres ne les empêchent pas d'agir
maintenant et dans leur géographie locale.

Les rebelles n'essaient pas de procéder à une critique ou de réécrire
l'histoire pour en changer les mots et la distribution géographique,
ils cherchent simplement une carte neuve où il y ait de l'espace pour
toutes les paroles.

Une carte où la différence entre les manières d'énoncer le mot « vie »
ne dépende pas de celui qui les dit, mais de la totalité des
différentes manières existantes de le prononcer. Parce que la musique
ne se compose pas d'une seul note, mais de beaucoup, et que la danse n
'est pas seulement le même pas répété jusqu'à l'écoeurement.

Ainsi, la paix sera un concert ouvert de mots et de regards sur une
autre géographie.

Depuis l'Irak des montagnes du sud-est mexicain, et en voyant le ciel
assombri par les avions et les hélicoptères militaires de l'opération
Centinelle,

Sous-commandant insurgé Marcos
Mexico, mars 2003
Grano de Arena 188 - informativo@attac.org