Europe/Irak: Le consensus médical by John Brown Tuesday April 01, 2003 at 06:10 PM |
juandomingo@skynet.be |
L'intervention de la « coalition » en Irak, qui constitue une violation flagrante de la Charte des Nations Unies et un acte de terrorisme d'après la définition que donne de ce terme le département de la défense des Etats Unis , devient un acte médical sous cet angle commun que les gouvernants de l'UE sont arrivés à trouver.
Le consensus chirurgical
Par John Brown
"L'Etat capitaliste considère la vie humaine comme la matière véritablement première de la production du capital. Il conserve cette matière tant qu'il est utile pour lui de la conserver. La guerre n'est pas une catastrophe, c'est un moyen de gouvernement. On ne peut tuer la guerre sans tuer l'Etat capitaliste." Jean Giono
Bagdad est déjà sous les bombes et la stratégie américaine de Shock and awe ( choquer et épouvanter ) commence à s'appliquer avec les effets meurtriers que l'on sait. Entretemps, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne se sont réunis à Bruxelles jeudi 20 et vendredi 21 mars pour discuter des suites de la stratégie de Lisbonne (développement d'une économie fondée sur la connaissance et mise au travail pour le capital de la totalité de la vie en Europe) et de ce qu'on appelle pudiquement « la crise irakienne ». Entre ces deux sujets, malgré la distance apparente, il existe un lien solide. C'est grâce à ces « valeurs partagées » que l'ensemble des gouvernements de l'UE a pu se mettre d'accord sur une thèse commune à propos de l'Irak et approuver le reste des conclusions.
Commençons par la « crise irakienne ». Là dessus, les différents médias ont mis en relief la froideur de la rencontre des chefs d'Etat et de gouvernement européens appartenant aux deux camps « opposés » : celui de la paix et celui de la guerre. On ne peut pas nier que le regard que se sont croisé Chirac et Blair a été glacial. Ceci ne les a pas empêchés cependant de se trouver un socle commun d'entente pour l'avenir. Alors que la « légalité » internationale était bafouée par les Etats Unis, la Grande Bretagne et l'Espagne et que certains dirigeants européens comme Chirac et Schroeder prétendaient encore la défendre, les personnes raisonnables qui composent ce directoire des élites européennes qu'est le Conseil européen se sont rencontrées pour reconnaître qu' « avec le début du conflit militaire, nous nous trouvons devant une nouvelle situation ». Cela peut sembler peu de constater qu'avant le début des hostilités la situation est différente de celle qui s'est produite après. Cependant, toutes les parties, les deux « camps » confondus, affirment qu'il y a une nouvelle donne. Elles manifestent en outre leur espoir que « le conflit s'achève avec un minimum de pertes de vies humaines et de souffrance ». Ce qu'on dirait à une personne qui va entrer en salle d'opération.
L'intervention de la « coalition » en Irak, qui constitue une violation flagrante de la Charte des Nations Unies et un acte de terrorisme d'après la définition que donne de ce terme le département de la défense des Etats Unis , devient un acte médical sous cet angle commun que les gouvernants de l'UE sont arrivés à trouver. Cette intervention armée qui saurait autant être qualifiée de guerre que l'affrontement d'un champion de boxe avec un enfant de maternelle pourrait être appelé un combat est contemplée d'une perspective neutre qui permet aux deux camps de se rejoindre en reconnaissant que leurs différends sont de l'ordre des formes et de la méthode, mais ne portent pas sur le fond. En effet, la France, l'Allemagne et tous les partisans de la méthode onusienne veulent imposer un « changement de régime » en Irak tout autant que les membres du camp de la guerre. La méthode proposée est un maintien des sanctions et la poursuite d'inspections que tout le monde sait inutiles, parce que l'Irak, à en croire Scott Ritter et l'ancienne équipe d'inspecteurs n'était plus en possession d'armes interdites dans une quantité qui pût représenter le moindre danger. Or, s'il est possible de démontrer l'existence d'une chose, il est tout simplement impossible d'en démontrer de façon concluante l'inexistance. On sait, d'autre part, quel a été l'effet des sanctions sur l'Irak : plus d'un million de morts par manque de médicaments essentiels et d'aliments de base. La situation que vit l'Irak sous les sanctions et le programme « humanitaire » de l'ONU est si dramatique que même Tony Blair a pu présenter avec un cynisme exemplaire une attaque militaire comme une mesure humanitaire, vu l'effet meurtrier du maintien des sanctions.
Pour la question irakienne, les docteurs de l'équipe Chirac-Schroeder et ceux de l'école Bush-Blair avaient des remèdes différents : les premiers (dans la tradition des médecins de Molière : vieille Europe oblige) proposaient la saignée, leurs confrères anglo-saxons, plus énergiques et moins patients, manifestaient leur foi dans les vertus du scalpel. Le but était le même : liquider le seul Etat arabe encore en mesure de tenir tête aux Etats Unis et à leur satellite israélien. Après des mois de débats, l'équipe dirigée par Bush a pris les devants et a commencé son intervention sans compter sur l'avis des autres et en dehors de l'institution médicale. L'Union européenne constate la situation et souhaite bonne chance et peu de souffrances au malade.
Il s'agit donc de transformer l'Irak malade en un corps « sain » prêt à s'inscrire dans la mondialisation heureuse. Quelques mesures s'imposent ainsi pour que le « patient » ne s'expose pas à trop de risques.
1. Tout d'abord, d'après la déclaration de l'UE : « L'UE manifeste son engagement en faveur de l'intégrité territoriale, la souveraineté, la stabilité politique et le désarmement complet et effectif de l'Irak dans tout son territoire et pour le respect des droits du peuple irakien, y comprises toutes les personnes qui appartiennent à des minorités ». On se demande comment ces nobles intentions pourront être menées à terme sous les bombes et l'occupation étrangère, comment les « droits du peuple irakien » vont être respectés alors que son droit fondamental à l'auto-détermination est violé par les agresseurs. On se demande également comment un Irak entièrement désarmé pourra maintenir sa « souveraineté » dans un environnement géopolitique marqué par les ambitions de la Turquie et de l'Iran sur son territoire et ses richesses pétrolières. La marge de décision « souveraine » du peuple irakien se réduit dans ces circonstances à l'application stricte des diktats des Etats Unis et de leurs « alliés ». Quand aux minorités, notamment les Kurdes, elles ne se font déjà plus d'illusions quant à la chute éventuelle de Saddam qui ouvrira grande la porte à une occupation turque encore plus brutale et bien sûr liquidera le régime d'autonomie de fait dans lequel ils ont vécu ces dix dernières années. Si la majorité de l'Irak est vouée à se transformer en une version à grande échelle de la Palestine occupée, les Kurdes d'Irak peuvent s'attendre à être traités comme leurs frères de Turquie dont l'identité et même l'existance comme peuple est niée par Ankara qui les considère des « Turcs des montagnes ».
2. Le rôle des Nations Unies est redéfini, au mépris de sa Charte. Si cette institution avait pour rôle de prévenir les conflits et de résoudre les litiges internationaux par des moyens pacifiques, les Chefs d'Etat et de gouvernement de l'UE s'en tiennent à une perspective plus réaliste. Le « rôle central que doit continuer à jouer l'ONU » se réduit à coordonner l'assistance dans la période après-conflit. L'UE « devrait demander à l'ONU un mandat fort pour cette mission ». Ayant abandonné toute prétension vraiment politique, l'UE ne conçoit désormais l'ONU que comme le cadre général de l'aide humanitaire et de la reconstruction dans l'après-conflit. Un partage des rôles s'impose donc entre les Etats Unis et leur « coalition » et l'UE : les américains manient le scalpel et les partisans de la « médecine douce » s'occupent, comme en ex-Yougoslavie, de la phase post-opératoire.
3. Celle-ci s'annonce dangereuse, puisque l'UE s'attend à ce que le conflit donne lieu à des « besoins humanitaires importants » auxquels elle se dispose à répondre, notamment en maintenant le programme « pétrole contre nourriture » qui est directement lié à l'embargo contre l'Irak et à ses conséquences qui peuvent être qualifiées de génocidaires. Ce programme « humanitaire » dont on demande le maintien a empêché l'Irak d'importer notamment du chlore pour ses stations d'épuration d'eau et des médicaments de première nécessité.
4. Finalement, l'UE se propose de « contribuer aux conditions qui permettront à tous les Irakiens de vivre dans la liberté, la dignité et la prospérité sous un gouvernement représentatif qui sera en paix avec ses voisins et deviendra un membre actif de la communauté internationale ». La normalisation du régime irakien obtenue par la force et en violation du droit international devient l'objectif commun de tous les membres de l'UE, camp de la paix compris. Une fois la démocratie « instillée » en Irak, ce pays pourra être soumis aux mécanismes de création de la prospérité qui ont été développés depuis les années 80 par le FMI, la Banque mondiale et l'OMC : les plans d'ajustement structurel, la liquidation de tout reste de service public, la spirale de la dette moyennant laquelle les ressources pétrolières et autres seront pompées à bas prix par les compagnies de la « coalition ». Quant à la liberté politique sous l'occupation étrangère, les Irakiens peuvent en avoir un avant-goût en contemplant le sort du peuple Palestinien. Dans ces conditions, est-il étonnant qu'ils préfèrent une dictature à la domination coloniale ?
On aurait tort, cependant, de croire que le peuple irakien qui subit aujourd'hui la guerre préventive américaine soit le seul souci du Conseil européen. Ce même Conseil, après avoir réglé son sort à l'Irak s'est penché sur l'ensemble de mesures de « modernisation » sociale qui s'inscrivent dans le cadre de la stratégie de Lisbonne. Le but de ce processus qui fut lancé par le Conseil européen de Lisbonne est de pratiquer une intervention sur le corps du travailleur collectif européen qui permette de l'inscrire dans le marché mondial. Pour cela, il faut « faire de l' économie européenne l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d'une croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale ».
Cette formule qui rappelle par sa lourdeur les vieux slogans staliniens prétend mettre en pratique une vaste opération d'ingénieurie sociale. Il s'agit de mettre en valeur la connaissance et les savoirs des travailleurs, qui sont promus au premier rang des facteurs de compétitivité : l'Europe doit être une économie de la connaissance. Ceci semble un but moderne et amplement partagé : ne s'agit-il pas de transformer une économie du labeur et de l'effort en quelque chose de plus noble ? De fonder la production et la productivité sur le savoir ? Cependant, la réalité est bien différente, quand on sait que ce capital humain de connaissances et de savoir partagés et développés en commun doit être mis au service de la compétitivité. En effet, l'innovation, loin de permettre un développement humain de qualité, permettant de libérer du temps de travail en faveur de l'auto-production des sujets productifs, est destinée à servir exclusivement à la compétitivité. Ainsi, un capital humain qui, par nature est collectif et qui ne saurait se développer que dans l'espace du commun est voué à une privatisation généralisée. Tout développement de la connaissance est soumis à l'impératif de « disposer de la main d'œuvre qualifiée et de l'innovation requis pour soutenir la compétitivité » (Conclusions du Conseil européen, Bruxelles 20-21 mars 2003, doc. 100/03, p.14 ). L'Europe, nous dit-on, « dispose d'un vaste poyentiel d'innovation- mais elle doit redoubler d'efforts pour transformer les idées en réelle valeur ajoutée » (Concl., p.4). Ainsi, tandis que l'enseignement général et la recherche de base se dégradent, on propose de développer la Recherche et le développement (R&D) « en particulier celle menée par les entreprises de façon que l'UE puisse se rapprocher de son objectif de 3% du PIB consacrés aux investissements en matière de R&D » (p.4). L'entreprise et la concurrence deviennent le but ultime et unique de la connaissance : aucune autre dimension sociale de celle-ci n'est prise en compte. Comme le dit le Conseil européen qui, en cela n'est que la voix du patronat (UNICE, ERT) : « il convient une fois de plus de placer la compétitivité au centre des préoccupations. Cela suppose de créer un environnement où l'entreprise et les entrepreneurs peuvent prospérer […] ». La propagande en faveur de l'entreprise dans cette économie de marché dirigée et imposée est ainsi un objectif essentiel : « Il est également essentiel de promouvoir la culture d'entreprise en motivant les individus et en incitant la société à valoriser les succès des entreprises ».
Quant à la croissance économique « durable » elle est déterminée par trois facteurs essentiels : l'orthodoxie financière, la viabilité écologique et la cohésion sociale, ces dernières dans le cadre strict de la rentabilité et de la compétitivité. Il faut en premier lieu « s ‘efforcer de mettre en œuvre des politiques macroéconomiques saines afin de rétablir la confiance et de renouer avec la croissance économique » (Concl.p.6). La vieille recette ultra-libérale consacrée dans les programmes de convergence qui ont précédé et qui accompagnent l'introduction de l'euro nous est à nouveau proposée comme une panacée, alors que cette politique a amené la plupart des pays de l'UE au bord de la récession et qu'une augmentation importante du chômage a exigé en Allemagne et en France un dépassement du 3% de déficit public. Il s'agit à nouveau de serrer les boulons de la rigueur financière pour maintenir la « confiance » des investisseurs.
Mais tout n'est pas finance déshumanisée dans ce que la présidence grecque appelle « Notre Europe » , puisqu'un des buts affichés est bien de « protéger l'environnement dans l'intérêt de la croissance et de l'emploi » (Concl.p. 4). Les effets destructifs du capitalisme néolibéral sur l'environnement sont pris en considération, mais la formule pour y parer n'est pas une forte intervention publique pour protéger le bien commun qu'est la nature, mais encore de tout soumettre à une création de valeur ajoutée. S'il faut que « chaque Etat exploite pleinement son potentiel économique » et qu'il engage une mobilisation totale de toutes ses forces productives (connaissance, savoirs, ressources naturelles, capacités techniques etc.) « ce processus doit s'accompagner aussi d'améliorations de notre environnement et de notre qualité de vie ». Ce petit mot « aussi » est significatif, puisque d'un même mouvement on reconnaît et on dénie que le but du modèle économique préconisé n'est nullement d'améliorer l'environnement ni la qualité de vie. En effet, même la politique de protection de l'environnement est destinée à encourager « de nouveaux investissements dans des technologies propres et permettant une utilisation plus efficace des ressources ».
La cohésion sociale, elle, est dominée par l'objectif de mettre la population au travail. Ainsi, dans le cadre de la stratégie de Lisbonne dont les résultats sont loin d'être atteints, le but est d'augmenter le taux d'emploi jusqu'à atteindre un 70% en 2010. Il s'agit donc d'augmenter dans le marché du travail et ce de façon très significative l'offre de la marchandise « force de travail ». De cette façon une diminution générale de sa valeur pourra être obtenue qui contribuera à la compétitivité des entreprises européennes. Simultanément, cette force de travail sera soumise à une adaptation permanente à la demande des entreprises au moyen d'une flexibilisation générale des conditions d'emploi (diminution des charges et des contraintes contractuelles). Pour reprendre les termes du Conseil européen : « les marchés du travail doivent devenir plus ouverts, les possibilités d'emploi devant être accessibles à tous, à mesure que, dans le même temps, ils deviennent plus à même de s'adapter aux conditions économiques » (Concl.p.3). Il doit être impossible dans leur Europe qu'une personne adulte et même âgée (le Conseil européen de Barcelone avait repoussé l'âge moyen de la pension de 5 ans) ne vende pas sa force de travail pour vivre. « Les Etats membres devront entreprendre de vastes réformes des systèmes de prélèvements et de prestations, augmenter les incitations à l'exercice d'un emploi et à la participation au marché du travail et réduire sur ce marché les disparités entre les sexes ». (Concl.p.3). Ainsi, dans une société qui connaît une énorme augmentation de la productivité depuis plus de vingt ans, la seule utilisation sociale de cette productivité doit être l'augmentation des profits privés. Aucune réduction du temps de travail n'est prévue, aucune possibilité de libérer du temps de vie pour d'autres activités, d'ailleurs indispensables à la cohésion sociale et à la véritable innovation : un maximum du temps de vie, ainsi qu'un maximum de ressources intellectuelles, affectives et naturelles communes doivent être consacrés au profit et au capital. Ainsi, même ce socle commun qu'était l'accès gratuit aux services publics d'éducation ou de santé se voit liquidé par les politiques de l'UE qui remplacent ces services par les fameux « services d'intérêt général ». En ce qui concerne ces services le Conseil européen prône que soit préservée la fourniture de ces services tout en veillant à ce qu'elle soit « compatible avec les règles de l'UE en matière d'aides d'Etat et de concurrence et que la mise en œuvre de ces aides et l'application de ces règles ne nuisent pas à la fourniture des services publics et également que les dispositions des Etats membres relatives au financement ne faussent pas le marché des services échangeables ».
Ce projet général de mise au travail que proposent les Chefs d'Etat et de gouvernement de l'UE aux sociétés européennes ne s'impose pas sans violence, puisque sa réalisation représente la liquidation de conquêtes sociales fondamentales. Comme il arrive en général avec toutes les grandes stratégies libérales, cette destruction généralisée du public et du commun au nom du marché et de la concurrence est l'œuvre d'une massive intervention politique qui inclut une forte participation de l'Etat pour assurer une redistribution régressive du revenu et la mise en œuvre des dispostifs de contrôle et de répression de la population qui doivent nécessairement encadrer ces politiques. Les différents textes prétendument antiterroristes qui ont été approuvés par les instances européennes avant et après le 11 septembre constituent autant de mesures préventives contre une inquiétude sociale grandissante. La complicité européenne dans la destruction de l'Irak par la « coalition » est parfaitement cohérente avec les objectifs affichés dans le volet « socio-économique » des conclusions du Conseil européen. La Guerre Globale Permanente, qu'elle soit ouverte à la façon anglo-saxonne ou larvée selon le style onusien préféré par la France, l'Allemagne et la Belgique est devenue un outil fondamental pour la gouvernance capitaliste. La privatisation du port irakien d'Oum Qasr (qui sera livré à une entreprise privée américaine) juste après la destruction de la ville du même nom par la « coalition » nous montre ce fonctionnement combiné de la violence et du marché que les gestionnaires du capitalisme global ne destinent pas exclusivement à des pays « exotiques » comme l'Irak.