Oligopolistan / Geoffrey Geuens: "il y a collusion entre état et capital" by raf Sunday March 23, 2003 at 03:43 PM |
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Après les média-mensonges des Forges de Clabecq, Geoffrey Geuens l'avait déjà affirmé: le monde financier et industriel met les médias sour pression. Pour illustrer ce propos, son livre chez Labor. Son nouveau livre Tous Pouvoirs Confondus accumule les preuves de la collusion profonde et extrême du personnel étatique, economique et médiatique. Interview avec l'auteur.
Geoffrey Geuens est assistant à la section Information et Communication à l'Université de Liège. Il a déjà publié L'information sous contrôle. Médias et pouvoir économique en Belgique, en 2002 chez Labor. Tous Pouvoir Confondus, 470 pages, 29 €, vient de paraître chez EPO.
Q. Commençons par la fin: quelle est votre conclusion principale?
Geuens: Contrairement au discours qui est tenu par certains hommes politiques plutot à gauche en général, et par les plus modérés de l'alter-mondialisme, l'etat et le monde politique n'est pas du tout victime des multinationales et des marchés financiers. Mais en réalité il y a une collusion organique entre ce qu'il faut bien appeler l'etat et le capital.
Cela on peut montrer de différentes façons, la plus explicite etant d'étudier les gouvernements, que ça soient le gouvernement français, belge, américain ou autre. Pratiquement tous les ministres entretiennent des liens très étroits avec ces multinationales, de leurs pays respectifs. Et certains avant d'avoir été ministre, avaient été administrateurs ou présidents de ces grandes compagnies, ou ils le seront après leur mandat politique. En réalité, il y a une fusion entre l'état et le capital.
On ne peut pas critiquer la mondialisation qu'on appelle néo-libérale - déjà un terme que je ne n'aime pas trop: il faut plutot parler de capitalisme de type néo-libérale, puisqu'avant il y avait un capitalisme de type keynesien. On ne peut pas critiquer la mondialisation sans critiquer en même temps l'état et les forces politiques dominantes qui précisément ont un monopole sur ce pouvoir d'état. L'un ne va pas sans l'autre
Si en Europe on admet que le gouvernement Bush est un gouvernement qui a été financé par et qui a des liens étroits avec les industriels américains dont les industriels du pétrol, il ne faut pas avoir d'illusions sur la situation en Europe.
Les gouvernements européens entretiennent eux aussi des liens étroits avec les multinationales.
Q. Voyez-vous des illustrations récentes?
Geuens. La Sabena et le dossier Cockerill me paraissent être des cas exemplaires.
La Sabena, ça a l'air d'être un cas très significatif dans les rapports entre pouvoir économique et pouvoir politique et dans une certaine mesure médias.
Grosso modo, dans les médias on a présenté la Sabena comme une faillite, un accident, un disfonctionnement, une erreur du gouvernement qui aurait été berné par les Suisses, par la Swissair comme aujourd'hui on nous dit que le gouvernement wallon s'est fait avoir par les grands et méchants capitalistes français d'Arcelor.
Dans le dossier de la Sabena, ceux qui ont eté présentés comme les sauveurs de la compagnie et comme des gens qui n'avaient rien à voir dans ce dossier-là - je parle du vicomte Davignon et de Maurice Lippens - étaient largement impliqués dans le dossier. La personne de Maurice Lippens est assez exemplaire puisqu'il est présenté comme un sauveur, alors que son bras droit chez Fortis - le baron Valère Croes - était président de la Sabena peu de temps avant la faillite. Donc il y a quand même des questions, des noms, des liens, des situations qui posent des questions.
Par ailleurs, il faut savoir que parmi les administrateurs choisis par l'état belge pour représenter l'état au conseil d'administration de la Sabena, il y avait beaucoup de grands patrons venus du privé en Belgique, qui étaient président de grandes compagnies industrielles ou financières belges et qui depuis sont devenus les actionnaires de la nouvelle compagnie, la SN Brussels Airlines.
Ils étaient donc simples administrateurs de la Sabena et maintenant, grâce à la faillite, ils sont devenus actionnaires d'une compagnie dont on a vendu les meilleurs morceaux au privé.
Il y avait là par exemple le président honoraire de la BBL, qui est toujours président de la BBL, qui était au conseil d'administration de la Sabena et dont la BBL est devenu par la suite l'une des sociétés actionnaires de la SNBrusselsAirlines. Il y a ainsi d'autres noms.
Lorsqu'on donne tous ces noms, ça pose quand même certaines questions. Même si on n'a jamais les preuves factuels, mais ça pose des questions en tout cas.
Ca pose quand même pas mal de questions sur ce qu'on nous présente comme une faillite, alors que depuis longtemps l'état belge ne voulait plus investir dans la Sabena, dans le contexte général des privatisations. Ca ressemble plutôt à une privatisation larvée, présenté comme un accident pour mieux le faire passer aux travailleurs de la Sabena et à l'opinion publique.
Et pour parler de l'actualité: il y a des choses qui sont assez similaire, lorsqu'on doit parler du cas de Cockerill-Sambre. C'est peut-être même plus inquiétant, puisque non seulement c'est le discours tenu par les hommes politiques (qui est de dire: Cockerill-Sambre et la Région Wallonne ont été victimes des stratégies françaises, des multinationales français etc.), mais c'est aussi le discours des dirigeants syndicaux.
Si vous écoutez le discours des dirigeants syndicaux et notamment - lorsqu'il y a eu la manifestation à Seraing - celui de Jean Potier, qui est un des responsables de la FGTB à Liège, il a explicitement dit que la région wallonne avait perdu Cockerill-Sambre. Elle n'a pas perdu CS, elle a vendu CS. Elle a en plus vendu CS, on le sait, pour une valeur largement inférieure à la valeur réelle de la compagnie, pour un franc symbolique. Donc, ca pose aussi vraiment beaucoup de questions.
Par ailleurs, quand on parle par exemple du Cercle de Lorraine, il faut savoir que toute une série de dirigeants politiques, qui sont liés à ce dossier, sont membres du Cercle de Lorraine, avec Jean Gandois et Bernard Serin qui était le patron de CMI, donc de Cockerill.
Il y a là aussi toute une série de collusions, de liens, qui font que c'est très difficile évidemment de croire que la région wallonne a été victime dans ce dossier-là.
A nouveau, c'est un cas exemplaire de collusion entre pouvoir politique et économique où le pouvoir politique a simplement vendu ce qui était en partie un bien public, avec les effets qui s'en suivent.
Et lorsqu'on voit que le ministre-président de la Région Wallonne, Jean-Claude Van Cauwenbergh dit qu'il va faire pression sur la France et sur le ministre français de l'Economie Francis Mer, pour essayer de les emmener autour de la table et de trouver des solutions, c'est très drôle. Il ne faut pas oublier que Francis Mer lui-même était l'ancien patron d'Arcelor.
Donc, lorsqu'on étudie le dessous des cartes, on ne peut pas se contenter de déclarations publiques.
Q. Ceci n'est donc pas un livre sur les média?
Geuens: Tous Pouvoirs Confondus n'est pas un livre sur les médias. C'est un livre sur la mondialisation, sur la façon dont le capital est aujourd'hui - mais ça ne date pas d'aujourd'hui évidemment - hégémonique. Hégémonique parce que il ne peut non seulement avoir un monopole sur l'état mais également un monopole idéologique qui passe par le contrôle de think-tanks, de boîtes à idées, et des médias, qui sont les premiers instruments de diffusion d'idéologie et de discours dans l'opinion publique.
Les médias ont été étudié dans ce livre parce qu'ils sont à l'intersection des réseaux croisés d'intérêts et c'est un des éléments centrales du dispositif d'encadrement général politique et idéologique exercé par le capital.
Q. Mais il n'y a pas de dictature sur les médias?
Geuens: Chomski disait qu'un jour un étudiant lui avait demandé comment General Motors faisait pour contrôler telle ou telle télévision, et il disait: ils n'ont pas à contrôler telle ou telle télévision, cela leur appartient!
Il y a évidemment le poids de structures de propriété et des actionnaires qui pèsent quand même sur la rédaction journalistique. Il y a un effet! Je suis persuadé que les actionnaires et les barons de l'industrie et de la finance qui sont derrière les médias et parfois les hommes politiques aussi, puisque il y a une fusion entre les deux, ont un effet sur les rédactions, même si c'est indirect et diffus.
Je montre aussi qu'il y a dans les rédactions des rédacteurs en chefs, des chefs de rubriques, des journalistes qui eux-mêmes viennent des milieux industriels et financiers, qui sont des fils de grands patrons, qui ont des liens très étroits avec le monde politique. Donc, pas besoin de les contrôler ni de faire pression, ils sont faits pour s'entendre.
Il faut rejeter deux théories: la théorie du complot qui dirait qu'il y aurait une grande main qui avec des ficelles tirait les hommes politiques et les journalistes. En réalité la logique du système capitaliste fait que l'état soit au service du pouvoir économique et que les médias soient aussi des appareils idéologiques au service des forces économiques.
Ce n'est pas du tout un grand complot, ce sont des réseaux croisés d'intérêts. Mais ça fonctionne de façon naturelle.
On ne peut pas dire non plus que les journalistes sont sous contrôle des milieux industriels et financiers et, ou qu'on leur dicte qu'ils ont à faire.
Une minorité des journalistes (ou même une majorité, ca dépend) sont précarisés, "dominés" comme disait Bourdieu. Ils n'ont pas, pour toute une série de raisons, la capacité d'avoir un recul critique, de faire de l'investigation, ou de recouper leurs sources. Ils se contentent de faire du copier-coller avec des documents venant d'agences de presse ou cabinets ministériels.
Puis, il y a l'élite médiatique, les héros de l'information, ce qu'on appelle les professionnels de l'information. Ils sont passés soit par des cabinets ministériels, soit par les service de Public Relations des multinationales. Ou alors, ils sont fils de grands industriels ou frères de grands dirigeants politiques.
Ils ne sont pas sous pression et chargés de faire des choses qu'on leur imposerait, puisque venants de ce milieu social ou politique privilégié, ils ont une vision du monde qui s'acccorde avec celle des maîtres du monde.
Il n'y a pas besoin d'exercer un contrôle, ils sont fait pour s'entendre. C'est encore plus marquant dans le cas du monde politique: toute une série d'hommes politiques viennent du monde des affaires. On n'a pas besoin de leur dire quoi faire, ni de faire pression sur eux, puisqu'ils défendent clairement ces intérêts-là. Ou alors ils sont masos! Mais ça ne tient pas la route évidemment.
Il y a une collusion organique entre médias, pouvoir politique et capital. Donc pas besoin de faire pression sur eux.
Q. On pourrait avoir l'impression que tous les capitalistes du monde entier sont unifiés dans un Empire, comme disait l'autre?
Geuens: Non pas du tout. Ce que j'ai essayé aussi de montrer dans ce livre en faisant non pas des discours très généraux - comme toute une série de bouquins qui sortent sur la mondialisation - mais en analysant vraiment les conseils d'administration des multinationales, les cercles privés de l'élite au niveau international mais aussi au niveau des états-nations, c'est qu'il n'y avait pas - comme le disent Toni Negri et Michael Hardt - un Empire unifié avec un capital unifié qui dépasserait les états, qui dépasserait le politique, et qui serait devenu le maître du monde.
Aujourd'hui c'est très clair avec le conflit en Irak. On voit qu'ils existent des conflits inter-impérialistes. Là, c'est très visible. Mais il ne fallait pas attendre le conflit en Irak pour s'en persuader. On peut se rappeler aussi des mesures protectionnistes prises par l'administration-Bush contre la sidérurgie européenne...
Q. et dans les médias?
Geuens: ...et dans les médias aussi. Les grandes multinationales, dont les multinationales de médias, sont d'abord controlés par des actionnaires dont la nationalité est liée à la nationalité de la compagnie.
Prenez Vivendi-Universal: bien entendu, il y a les intérêts américains de la famille Bronfman et de Seagram. Mais derrière Vivendi vous avez surtout la BNP, Axa, et toute une série d'autres compagnies françaises. Que ce soient des banques ou des compagnies industrielles.
Il y a bien entendu des fusions, ou des oligopoles américano-brittaniques comme BP-Amoco, ou anglo-néerlandais comme Royal Dutch Shell. Mais majoritairement les multinationales restent liés à un état, les actionnaires sont d'autres compagnies. Et derrière vous avez les familles dont la nationalité est aussi lié à un état. Les administrateurs ont souvent la même nationalité que l'état.
L'état-nation reste le premier relais du capital national, ça me parrait tout à fait clair.
On peut le montrer en faisant de l'économie pur.Mais on peut le faire aussi en montrant que sociologiquement le personnel de ces multinationales, les administrateurs, les membres du conseil de surveillance, non seulement appartiennent à la même nation d'où est issue la multinationale, mais qu'on retrouve dans ces conseils d'administration toute une série d'hommes politiques du même état.
Derrière Axa par exemple, qui est l'un des premiers oligopoles financiers du monde, qui est français, vous avez d'abord des actionnaires français, des familles françaises, et dans le conseil d'administration vous avez principalement des hommes d'affaire français et des hommes politiques ou des anciens membres ou directeurs de cabinet français.
On voit très clairement - que ça soit sur un plan economique ou en faisant une analyse sociologique - qu'il n'ya pas un Empire unifié.
Bien entendu le capital s'organise toujours en partie au niveau international, à travers les clubs privés de l'élite, tel que le Groupe Bilderberg ou la Commission Trilatérale, ou bien à travers l'Organisation Mondiale du Commerce, le Fond Monétaire International. Là, ils se mettent d'accord entre sur les règles du monde, pour exploiter le Tiers Monde ou intervenir dans telle ou telle région. Mais une fois qu'ils ont fixé les règles, dans ce jeu-là ils se font la guerre.
Donc je ne crois pas du tout à la théorie de l'Empire, qui est un fantasme comme le fantasme du marché mondial.
Q. Le livre contient de fortes critique sur "une fraction du mouvement alter-mondialiste".
Geuens: Un bien fait et salutaire, c'est toutes les manifestations auxquelles on a assisté depuis Seattle. Tous les mouvements alter-mondialistes, et Attac aussi, sont en train de remettre au coeur du débat politique les questions essentielles. A savoir: la guerre, le social, l'économique.
Depuis la chute du Mur, mais déjà quelques années avant, on était tombé dans un contexte de consensus mou. Il n'y avait plus que des divergences sur les questions éthiques ou linguistiques ou communautaires.
Grâce au mouvement alter-mondialiste et grâce à Attac aussi, on a remis au coeur des débats le social, l'économique, la place du politique.
Maintenant, ce n'est pas suffisant. Il faut aussi pouvoir porter un regard critique.
Entre parenthèses: il faut savoir que dans Attac par exemple, il y a aussi des opinions très diverses. Il y a des gens venant de différentes formations politiques. Dans Attac-Belgique, il y a des membres du PS à ma connaissance, d'Ecolo, du PTB. De la même façon en France, vous avez des néo-keynesiens mais aussi des marxistes. Donc, Attac n'est pas un bloc homogène.
Mais la partie la plus médiatique du mouvement alter-mondialiste - c'est-à-dire ceux que l'on voit le plus souvent dans les médias, donc pas les membres d'Attac, mais les dirigeants médiatiques d'Attac, ceux que l'on voit tout le temps - ils tiennent en général toujours le même discours.
Ils se font l'écho du discours le plus modéré d'Attac, qui dit que l'état ou le politique est victime des multinationales, des marchés financiers. Et donc qu'il faut faire pression. Comme il y a une pression des lobbys financiers, il faut faire une contre-pression. Donc il faut être aussi un lobby, pour rappeler le monde politique à l'ordre, en disant: "Ce n'est pas bien, tu as oublié que ta fonction était de servir l'intérêt général, le sens commun. Vous êtes victime des marchers financiers. Mais vous pouvez retrouver votre vrai rôle!"
Ce que je montre dans ce livre, c'est que non seulement ils ne sont pas victimes, mais qu'il y a une collusion entre pouvoir économique et pouvoir politique, et je le montre de toute une série de façons.
Mais toute une rhétorique utilisée par la fraction la plus modérée de l'alter-mondialisme n'aide pas à comprendre comment fonctionne la mondialisation aujourd'hui.
On nous parle de néo-libéralisme, d'ultra-libéralisme, de marcher mondial, plutôt de parler de capitalisme. On parle du politique plutôt que de parler de l'état. Ou bien, lorsqu'on parle de capital, c'est pour critiquer le capitalisme financier qui serait parasitaire d'une certaine façon contre un capitalisme sain et bénéfique qui serait celui de l'industrie et des services.
On critique les ogres et les marchers financiers, la Bourse. Mais on ne voit pas du tout le lien entre état et capital.
Et surtout aussi: on est en permanence dans une rhétorique de la citoyenneté. Pas dans une rhétorique de classe contre classe, de lutte sociale, mais dans une rhétorique de citoyenneté. Or, le citoyen ç'est celui qui reconnaît l'état. Donc, quand on est dans une rhétorique de citoyenneté, forcément on tient un discours qui est un discours de justification de l'état.
L'alter-mondialisme est réduit dans les médias uniquement à Attac. Il y a donc les bons alter-mondialistes et les mauvais. Et Attac est réduit à ces dirigeants qu'on voit tout le temps. On ne voit pas les autres intellectuels d'Attac qui n'ont pas les mêmes grilles de lectures. Il y a des économistes français qui sont membres d'Atac, qui analysent les rapports entre état et pouvoir économique en termes de collusion, pas du tout en termes de victimes.
Mais ce discours-là ne passe pas.
Mais il faut prendre position dans le débat sur la mondialisation et dire qu'on doit avoir aussi d'autres grilles de lecture que celle de l'état-victime.
Q. Vous citez Michel Barrillon qui parle de bloccages idéologiques. D'où viennent ces bloccages?
Geuens: Michel Barrillon, si je ne me trompe pas, est membre lui-même d'Attac. Mais il a fait le livre le plus intéressant sur Attac, non seulement sur son fonctionnement, mais sur le discours général des principaux dirigeants d'Attac. Et il montre bien qu'il y a là aussi des bloccages idéologiques qui s'expliquent sociologiquement.
C'est-à-dire que Attac se présente comme un mouvement, dans certains de ces textes en tout cas, de masse. Or, ce n'est pas un mouvement de masse. Attac n'est pas un mouvement largement suivi par la classe ouvrière ou les classes populaires. Je ne pense pas que les principaux membres d'Attac soient des travailleurs de Cockerill ou de Umicore.
Sociologiquement au contraire, ce qu'il montre c'est que les dirigeants et une bonne partie des membres d'Attac sont plutôt des gens qui sont ou appartiennent aux classes moyennes ou la petite-bourgeoisie, au monde universitaire, de l'enseignement, de la recherche. Ils sont fortement liés aux services publiques et ils ont une image idéalisée de l'état, telle qu'ils le voient à l'époque du Keynesianisme, avant la révolution néo-libérale de Thatcher, Gol, Martens, Reagan etc.
Barrillon montre précisément que ces gens-là sont dans une relation de fétichisme à l'égard de l'état et du politique.
Alain Bihr, un sociologue français, explique ça dans un très beau livre qui s'appelle Entre Bourgeoisie et Proletariat, l'Encadrement Capitaliste. Il montre que ce discours de révérence à l'égard du politique, de l'état comme garant du bien commun, s'explique par la position sociale de ces gens-là, par le fait que généralement ils viennent du secteur publique et qu'ils ne peuvent pas penser l'état comme un instrument qui est parti prenante de l'antagonisme de classes. Parce que ça voudrait dire que eux-mêmes font parti de ce que Alain Bihr appelle la classe de l'encadrement, qui est là pour encadrer les classes dominées dans un discours réformiste, de régulation etc.
Ce n'est pas du tout une manipulation. Mais sociologiquement - à nouveau sauf à être masos - ils ne peuvent pas avoir un regard sur l'état et sur sa fonction réelle puisque eux-mêmes la plupart du temps travaillent dans des organismes et dans des appareils d'état.
Q. Pourqoui de telles études sont aussi rares de ces jours?
Geuens: C'est très difficile de dire. Cela s'explique par la place que les chercheurs et les intellectuels ont en general, ou le lien qu'ils ont avec le monde du pouvoir, qui font que certains font des recherches, d'autres pas. Cela s'explique aussi par le climat et le contexte idéologique dans la pré-chute du Mur, qui font que toute une série d'analyses ou de discours connotés du côté du marxisme ou du côté du marxisme renouvelé etc. sont discredités dans l'opinion publique.
Il y a toute une série de raisons, de climat idéologique, de liens étroits qu'entretiennent aussi - j'en parle aussi dans le livre - toute une série d'intellectuels avec le pouvoir qui font que il y a certaines questions dont on ne parle pas etc. Le fait aussi que ces intellectuels-là ne sont pas toujours relayés par des forces politiques qui pourraient être en accord avec ce type d'analyse.
Il faudrait faire une histoire pour montrer le fait que cette analyse matérialiste a disparu quasiment des débats publics. En France il reste encore pas mal d'economistes qui font un travail remarquable et qui publient; aux Etats-Unis aussi bien entendu.
Je viend notamment de commander un livre d'un chercheur français sur précisément la disparition du discours économique marxiste dans l'opinion publique française. Comment depuis dix ans ce discours a disparu.
Donc, c'est l'intérêt aussi de faire le livre maintenant, parce que c'est le grand débat de la mondialisation.
Q. Pourquoi ne parlez vous presque pas de la publicité?
Geuens: C'est tout à fait volontaire pour une raison très simple. Lorsqu'il y a des travaux sur les rapports entre médias et pouvoirs économiques ou sur les dangers que peuvent faire peser l'économique sur les médias, on parle systématiquement de la même chose. Et ce qui revient à chaque fois comme une tarte à crême dans les médias c'est le rôle de la publicité.
Or c'est vrai que la publicité a un rôle parce que beaucoup de journaux sont devenus de simples vitrines qui sont là pour vendre de la publicité entouré d'information et non pas de l'info entouré de publicité et qu'il y a aussi des exemples où les publicitaires font pression sur les lignes rédactionelles.
Il faut se souvenir par exemple que Renault avait décidé pendant quelques mois ou peut-être même un an de se désinvestir du secteur des médias en Belgique, après le conflit de Renault-Vilvorde, parce qu'au gout des dirigeants de Renault les médias belges avaient été trop critique à l'égard de la multinationale française.
Donc c'est vrai, on ne peut pas imaginer qu'il n'y ait pas de liens.
Par ailleurs, je montre très bien que les principales compagnies de publicité, si on excepte leur secteur particulier, sont des multinationales comme les autres, qu'elles font partie du Top-100.
Lorsquo'n regarde par exemple le conseil d'administration de Publicis - qui est deuxième leader mondial de la publicité - la principale famille actionnaire, c'est la famille Badinter, qui a des intérêts politiques puisque monsieur Badinter a été ministre de la Justice en France sous un gouvernement socialiste.
Donc, ces compagnies de Relations Publiques ou de publicité sont étudiés dans le livre comme des multinationales, comme les autres, pour montrer le lien avec le monde politique.
Mais il n'y a pas un chapitre en particulier sur la pub parce que précisément il y en a d'autres qui en ont déjà beaucoup parlé.
Q. Votre livre est une base de donnée assez statique; il faut l'exploiter. Elle n'explique pas tout, en toute évidence.
Geuens: C'est juste en partie et c'est aussi une critique formelle. C'est vrai que c'est un livre qui est très documenté, avec un index de pratiquement 70 pages, un double index noms propres-noms de familles avec 2000 noms de personnes cités et 3000 sociétés. C'est un travail considérable qui a demandé beaucoup de recherche, ça n'a pas été fait ailleurs.
Mais l'objectif c'était aussi clairement de se démarquer de tous les livres qui sortent sur la mondialisation, aussi bien des petits bouquins pamphlets de 100 ou 200 pages, que de livres plus conséquents comme celui de Toni Negri mais qui reste dans l'abstraction générale.
Une analyse matérialiste, une analyse de faits, ça passe inévitablement par une analyse où on met à plat le monde des conseils d'administration, le monde des multinationales, les gens qu'on retrouve. Si on ne passe pas par là, on peut tout affirmer. Tout et son contraire.
Ce niveau-là est parfois très documenté, même jusqu'à l'écœurement, même si c'est fait exprès et que ça reste aussi en partie une dimension annuaire, bottin téléphonique si l'on veut, qui peut être utilisé par d'autres pour étudier des dossiers particuliers. Par exemple, quels sont les intérêts espagnols dans la guerre contre l'Irak? Mais allons voir s'il y a des liens entre les compagnies espagnols et américaines, qui est administrateur etc.
C'est un bouquin qui peut servir de base, mais il a quand-même une préface, il a quand-même une introduction, il y a quand-même avant chaque chapitre une introduction et des liens entre les chapitres.
C'est un bouquin qui est très documenté, mais qui fournit quand-même une grille de lecture de sociologie ou de politique générale, qui montre le dispositif d'encadrement général, pouvoir économique, état, place des médias, que la guerre s'inscrit dans la logique de militarisation de l'économie.
C'est aussi un bouquin qui en un nombre restreint de pages dit l'essentiel sur un plan théorique à savoir les rapports entre classe dominante, état, comment il faut vraiment penser la mondialisation.
C'est vrai que ça reste un annuaire, mais il me semble que l'essentiel sur le plan théorique a quand-même été dit, il y a quand-même une grille de lecture sur toutes ces données qui à mon avis est quand-même éclairante dans le débat sur la mondialisation.
Q. Jean Bricmont dit qu'il faut déprivatizer l'état et transformer radicalement le caractère de l'état.
Geuens: Oui, c'est la préface de Bricmont, c'est pas la mienne. Donc, la question essentielle qui se pose c'est celle-là.
Si on analyse clairement la situation, les problèmes dans les médias ne s'expliquent pas par la pression qu'exerceraient des lobbys ou des ogres financiers sur le politique - qui serait dépossédé de son pouvoir - ou d'un état qui aurait disparu de ses fonctions essentiels, sauf de ces fonctions régaliennes de la police.
Si on montre concrètement que c'est pas comme ça que cela fonctionne, donc: si on montre qu'il y a un lien organique entre état et capital et que les choses doivent être pensés dans ces termes-là, inévitablement les solutions entre les lignes et implicites, c'est bien entendu de mettre en cause le fonctionnement de l'état tel qu'il est aujourd'hui, les liens qu'il entretient avec les classes dominantes, avec les capitaux industriels et financiers.
Et ça emmène sur des positions idéologiques et politiques qui ne sont pas celles qu'on entend habituellement dans les fractions les plus modérés de l'alter-mondialisme. C'est-à-dire que ce n'est pas un conflit, comme le dit bien Bricmont, d'abord entre reformettes et révolution. C'est pas d'abord un conflit politique ou idéologique qui font que moi - parce que dans mon livre je serais proche de tel ou tel parti politique alors que je n'ai pas de liens privilégiés avec certaines formations politiques - j'aurai tenu ce discours-là.
C'est l'analyse des faits qui ne peut qu'emmener à des propositions un peu crédibles.
Il y a un lien entre le constat qu'on fait du monde et les propositions.
Donc je dirai, le plus important dans le débat sur la mondialisation c'est d'abord de convaincre les gens et de faire le bon constat de comment fonctionne vraiment la mondialisation.
Une fois que le constat sera fait, qu'on aura réussi à convaincre les gens de la façon dont se nouent, dont fonctionnent réellement les rapports entre état, pouvoir économique, médias, intellectuels etc. alors on pourra réfléchir à que faire du monde, que faire contre cette mondialisation etc.
Mais la première étappe maintenant, c'est pas celle-là. La première étappe c'est de convaincre les gens et d'apporter des arguments et des faits pour montrer que c'est en ces termes-là qu'il faut poser la mondialisation aujourd'hui.