arch/ive/ief (2000 - 2005)

L'unilatéralisme étasunien
by Patrick Gillard Friday February 21, 2003 at 05:55 PM
patrickgillard@skynet.be

Pourquoi malgré les prétendues récentes victoires du camp de la paix, l'administration Bush agit toujours conformément à sa logique de guerre ?

Secourues non seulement par le caractère mitigé du récent rapport des chefs des inspecteurs en désarmement de l'ONU, mais aussi, et peut-être surtout, par l'importance exceptionnelle des manifestations pacifiques des 15 et 16 février, l'OTAN et l'Europe - cette dernière, tant dans sa version à quinze que dans celles élargies à vingt-cinq et à vingt-huit - parleraient donc à nouveau d'une même voix modérée sur la question irakienne. Ces avancées ou "victoires" du camp de la paix, dans lesquelles le rôle de la Belgique n'aurait pas été négligeable, n'ont pourtant pas atteint leur double objectif : d'une part, celui de contenir la vigueur du discours belliciste de l'administration Bush qui a repris de plus belle, propagande à l'appui, dès le 18 février, après quelques jours d'accalmie et, d'autre part, celui de freiner le déploiement des forces anglo-américaines qui se poursuit inéluctablement dans la région du Golfe, rendant ainsi l'attaque de l'Irak de plus en plus inévitable. Quelles sont les raisons de cet échec ? Pourquoi malgré l'existence de ces multiples freins, les États-Unis progressent-ils sans cesse sur le chemin de l'unilatéralisme ? Tentative d'explications.

Interrogé au journal parlé de la RTBF, le responsable de la campagne Greenpeace contre la guerre en Irak, Jan Vandeputte, fournit déjà un premier élément de réponse lorsqu'il souligne, avec raison, le paradoxe qui caractérise la position actuelle de la Belgique dont des représentants au plus haut niveau, emmenés par Louis Michel, se démènent sur la scène internationale pour "éviter" une guerre, alors que l'on enregistre simultanément une intensification des transports de matériel militaire étasunien dans le port d'Anvers, où cinq bateaux vont emporter « des chars, des hélicoptères, des véhicules militaires » dans la région du Golfe (1), « en raison des conventions bilatérales qui lient [notre pays et d'autres, comme l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Italie] aux États-Unis » (2).

La présence à la manifestation antiguerre de Bruxelles d'« Elio Di Rupo et [de] Laurette Onkelinx [qui] décochent des sourires [socialistes] plus vite que d'autres distribuent des tracts » (3) et celle, beaucoup plus inattendue, du libéral Daniel Ducarme, s'encanaillant à la dernière minute sur les pavés « pour être en phase avec l'opinion publique » (4) s'expliquent évidemment par la proximité des élections législatives du mois de mai. Les calculs électoraux à très court terme des ténors politiques de tous bords présents aux récentes manifestations contiennent pourtant une part de risques, dont Washington ne manquera pas de profiter. Il suffirait en effet que les États-Unis attaquent l'Irak sans attendre un éventuel feu vert des Nations Unies - hypothèse de plus en plus plausible - pour que les prétendues unités de vues qui rassemblent, pour l'instant, non seulement certains responsables politiques belges et européens et leurs opinions publiques, mais aussi les pays européens entre eux, éclatent au grand jour, laissant réapparaître, à l'échelle européenne par exemple, les récentes fissures soi-disant colmatées par la déclaration commune du 17 février. Ces nouvelles fractures ouvriraient encore plus largement la route militaire menant directement Washington à Bagdad. Les premiers "travaux" de dégagement de cette voie irakienne remontent à l'opération, sans doute suggérée par l'administration Bush, qui aboutira à la publication de la "lettre des Huit" responsables européens soutenant les thèses étasuniennes ; ces mêmes "travaux" se poursuivant ensuite par la déclaration du même acabit, signée le 5 février par les dix pays dits du "groupe de Vilnius", émise également à l'initiative de Washington, puisque Bruce Jackson, ancien responsable de la Défense américaine aurait joué « un rôle considérable » dans la rédaction de celle-ci. (5)

Quoi qu'on ait pu en dire, ce n'est certainement pas l'accord obtenu au forceps (procédure du silence, réunion du comité des plans de défense permettant d'écarter - à sa demande ? - la France) à l'OTAN, le dimanche 16 février, qui obligera Washington à adoucir sa position vis-à-vis de Bagdad. La décision de dimanche soir reprend en réalité « exactement ce que revendiquaient les États-Unis, la Turquie et leurs plus fidèles alliés » (6). Autrement dit, « elle ne diffère pas de ce que le secrétaire d'État adjoint à la Défense, Paul Wolfowitz, avait proposé sur la Turquie, le 15 janvier [2003] » (7). En dépit de leur position pacifique, l'Allemagne et la France étaient paradoxalement déjà engagées sur le terrain militaire : la première a « envoyé des missiles Patriot aux Pays-Bas, à charge pour [les Hollandais] de les disposer en Turquie » (7) ; la seconde a « déployé son [porte-avions] Charles de Gaulle en Méditerranée » (8). La Belgique s'est donc retrouvée complètement isolée au sein de l'organisation transatlantique. Mais elle serait néanmoins parvenue à disposer quelques "garde-fous" dans le texte de la déclaration de l'OTAN : un compromis à la belge donc à propos duquel « chaque camp peut crier victoire » (6), les États-Unis en premier.

Malgré les fortes divergences de vues étalées sur la place publique depuis la publication de la fameuse "lettre des Huit", la déclaration commune des Quinze du 17 février serait censée mettre un terme à la cacophonie européenne dont résonnait la question irakienne. Pourtant, résultat de l'imprécision et des lacunes du texte de la récente annonce, « dès l'issue du sommet, les Premiers ministres se contredisaient. Pour le Belge Verhofstadt, il faut compter [le temps des inspections] en mois, pour autant que l'Irak coopère. Pour le Britannique Blair, il s'agit de semaines non pas accordées aux inspecteurs pour trouver des armes de destruction massive, mais pour juger de la manière dont l'Irak collabore avec l'ONU » (9). Dans leur déclaration consensuelle, les Quinze, rejoints dès le lendemain par les treize pays candidats à l'Union européenne, s'emploient tellement à essayer de colmater les sérieuses brèches apparues dans l'unité européenne, qu'ils laissent sans doute échapper l'occasion de présenter une véritable alternative constructive au Président Bush et à ses alliés, puisque les Européens n'auront peut-être pas la possibilité de défendre leur point de vue au Conseil de Sécurité de l'ONU.

Tous ces paradoxes, calculs électoraux, compromis "chèvrechoutistes", sans oublier les multiples intérêts stratégiques, économiques et financiers des nombreux pays présents en Irak et dans la région du Golfe (10), réduisent tellement la portée des prétendues victoires du camp de la paix que l'administration Bush, déjà naturellement si peu encline au multilatéralisme, peut allègrement feindre de les ignorer pour se consacrer exclusivement et unilatéralement à l'objectif de la fondation Project for a new American century qui vise à assurer aux États-Unis « la prééminence planétaire ». (11)

Patrick Gillard, historien
Bruxelles, 21 février 2003.

Notes

(1) RTBF La Première, Journal parlé, lundi 17 février 2003, 23h00.

(2) Christophe Lamfalussy, Les Européens n'excluent pas la guerre, dans La Libre Belgique, mardi 18 février 2003, p. 7.

(3) Bénédicte Vaes, Bruxelles, capitale de la vieille Europe, dans Le Soir, lundi 17 février 2003, p. 4.

(4) Olivier Mouton, Vague belge pour la paix, dans La Libre Belgique, lundi 17 février 2003, p. 2.

(5) Irak : un américain a co-rédigé la déclaration est-européenne, dépêche ATS du jeudi 20 février 2003, (http://www.edicom.ch/news/international/030220073538.th.shtml). Voir aussi Gérald Papy, Irak. Une illustration du lobbying américain, dans La Libre Belgique, vendredi 21 février 2003, p. 12.

(6) Philippe Regnier, Otan : la Belgique sauve la face et rentre dans le rang, dans Le Soir, mardi 18 février 2003, p. 8.

(7) Christophe Lamfalussy, Belle bataille politique à l'Otan, dans La Libre Belgique, mardi 18 février 2003, p. 9.

(8) Christophe Lamfalussy, Lord Robertson explique "sa" crise, dans La Libre Belgique, mercredi 19 février 2003, p. 10.

(9) Martine Dubuisson, Les questions sans réponse européenne, dans Le Soir, mercredi 19 février 2003, p. 8.

(10) Pour la France, cf. par exemple : Dominique Lagarde et Alain Louyot, France-Irak. Le dessous des cartes, dans L'Express, lundi 13 février 2002.

(11) Éric Rouleau, Dans l'engrenage de la guerre. De la propagande et de ses ratés, dans Le Monde diplomatique, février 2003, p. 17.