arch/ive/ief (2000 - 2005)

L'AGCS veut privatiser l'enseignement
by Gérard de Sélys Monday February 10, 2003 at 03:55 PM

Petite fiction: 2008. L'organe de règlement des différends (ORD) de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) interdit à la Communauté française de subventionner désormais ses réseaux d'enseignement. Ces subventions faussent la concurrence avec les écoles privées ouvertes en région francophone par la multinationale "Edumonde". Fiction? Non! Depuis que la Belgique a signé, en 1994, l'Accord général sur le commerce des services (AGCS) et que cet accord spécifie que l'enseignement est un service comme un autre, rien n'exclut cette éventualité.

Explication

Le "marché" de l'enseignement est gigantesque. Si l'enseignement était privatisé dans le monde entier, c'est à dire si tous les élèves du monde devaient payer pour apprendre, l'enseignement représenterait un secteur plus rentable que les secteurs de l'automobile et de l'énergie réunis. Dans ses bureaux de Genève, l'OMC, l'organisation mondiale du commerce, élabore aujourd'hui, dans la plus grande discrétion, des règles qui interdiront bientôt à un État, quel qu'il soit, de protéger légalement son enseignement public.


La production automobile des vingt-neuf pays membres de l'OCDE génère un chiffre d'affaires annuel d'environ 1.286 milliards de dollars (1.410 milliards d'euros ou 56.880 milliards de francs belges) et emploie près de cinq millions de travailleurs. Les mêmes pays consacrent annuellement mille milliards de dollars (1.096 milliards d'euros ou 44.240 milliards de francs belges) au financement de leur enseignement qui occupe près de dix millions d'enseignants. On estime les dépenses annuelles mondiales d'éducation à 2.000 milliards de dollars (2.193 milliards d'euros ou 88.480 milliards de francs belges).

Les dirigeants des principales multinationales européennes réunis au sein de l'ERT1 écrivent déjà en 19952 : "Les méthodes et outils d'éducation devraient être modernisés, particulièrement pour encourager l'auto-apprentissage (...) à l'école et à la maison (...) chaque élève devrait à terme disposer de son propre ordinateur. "

Avec la Commission européenne et l'OCDE3 d'abord, puis avec l'OMC aujourd'hui, les industriels élaborent une nouvelle stratégie: dispenser eux-mêmes, en le vendant, l'enseignement dont ils ont besoin. Pour cela, il faut pousser une partie de la population, celle qui peut payer, à aller chercher de l'enseignement présenté comme plus "pointu", plus "performant" sur internet ou dans des écoles privées. Comment? En appauvrissant l'enseignement subventionné par les États de manière que les écoles soient moins bonnes et l'enseignement ressenti comme médiocre (les dépenses pour l'enseignement se montaient à 7% du PIB4 belge en 1980, moins de 5% aujourd'hui). Ainsi, par crainte du chômage, les "enseignés" qui en ont les moyens payeront pour apprendre.

La clientèle potentielle existe-t-elle? En Belgique, une étude réalisée par l' Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles, publiée en mars 19975 , révèle que les frais éducatifs (y compris les frais de scolarité) moyens assumés annuellement par les parents d'élèves de langue française qui disposent d'un revenu mensuel égal ou supérieur à 2.479 euros (100.000 francs), sont de 4.958 euros (200.000 francs), le montant moyen pour les plus de dix-huit ans allant même jusqu'à 10.709 euros (432.000 francs). Un tiers des parents sont dans le cas. Extrapolons: il y a 80 millions d'étudiants dans l'Union européenne. Un tiers de quatre-vingt millions d'étudiants, cela fait vingt-sept millions d'acheteurs potentiels. Et, ce, "du berceau au tombeau", comme l'écrivent les industriels estimant que ce que l'on apprend d'utile pour eux n'a qu'une durée de vie de sept ans. Quel marché fabuleux!

Hélas, il y a un obstacle. L'enseignement est régi par la loi. Dans tous les pays, y compris ceux de l'Union européenne. Ne peut pas dispenser de l'enseignement qui veut. Panique. Alors l'ERT et la Commission européenne vont se pencher sur la question et trouver la réponse. La voici6 : "Le traité CEE prévoit une action de la Communauté dans le domaine de l'éducation et de la culture. Cette disposition limite donc les compétences nationales. Le développement de l'éducation à distance est explicitement cité comme l'un des objectifs de l'action de la Communauté à l'article 126, paragraphe 2, alinéa 6. (du traité de Maastricht) L'enseignement privé à distance est un service". Or, "La libre prestation de services est garantie à l'article 59 et suivants du traité CEE et constitue une des libertés fondamentales du marché commun. (...) Il est donc possible de la faire valoir directement contre les restrictions imposées par les États membres." L'affaire est réglée. Les États ne peuvent pas empêcher un marchand d'enseignement de vendre sa marchandise sur son territoire.

Mais il y a un autre problème. L'attribution des diplômes et certificats de fin d'études est aussi régie par les lois nationales. Et les industriels ne peuvent pas attendre que toutes les lois soient abrogées ou revues. Cela prendrait des années. Alors, encore une fois, ils se mettent au travail avec la Commission européenne. Et celle-ci va concevoir la mise au point d'une "carte d'accréditation des compétences" (skill accreditation card). L'idée est simple. Imaginons qu'un jeune accède à plusieurs fournisseurs commerciaux d'enseignement par Internet et acquière ainsi des "compétences" en technique, en gestion et en langues. Au gré de son auto-apprentissage, les fournisseurs d'enseignement le "créditeront" des connaissances et compétences qu'il a acquises. Cette "accréditation" se fera électroniquement et sera comptabilisée sur une disquette (une "carte") qu'il aura glissée dans son ordinateur connecté à ses fournisseurs. Lorsqu'il cherchera en emploi, il introduira sa disquette dans son ordinateur et se connectera à un site "offres d'emploi" géré par une association patronale. Son "profil" sera alors dépouillé par un logiciel et, si ses "compétences" correspondent à celles que cherche un employeur, il sera engagé. Plus besoin de diplômes! Les industriels gèrent désormais leur propre système qui échappe totalement au contrôle des États et au monde académique.

Et l'école dans tout cela? Que devient elle l'école? L'OCDE répond cyniquement: "dans certains pays, il semble que les enseignants encourent réellement le risque d'être les laissés-pour-compte dans le développement du marché des technologies de l'information (...) les pouvoirs publics" n'auront plus qu'à "assurer l'accès à l'apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l'exclusion de la société en général s'accentuera à mesure que d'autres vont continuer de progresser." 7

Myoto Kamiya, responsable du Centre pour la recherche et l'innovation dans l'enseignement de l'OCDE estime, quant à elle, que "dans nombre de pays, les règles qui encadrent l'ouverture d'une école sont assouplies et la gestion d'établissements publics passe à des sociétés privées. L'étape suivante est de faire de l'école une entreprise de plein droit."8

Sylvan International Universities, multinationale de l'éducation, possède plus de 800 écoles en Amérique du Nord et a pris le contrôle de l'université de Madrid en 1999, en Grande-Bretagne Procter & Gamble partage avec Shell International la gestion de centaines d'écoles (encore) publiques, dans l'Etat indien du Kerala, 75% des universités ont été privatisées, en Côte d'Ivoire, 60% des établissements secondaires sont privés, aux États-Unis, plusieurs dizaines d'université ont vendu l'intégralité de leurs cours à des opérateurs Internet privés.