La guerre irakienne de l'information by Patrick Gillard Thursday February 06, 2003 at 05:21 PM |
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Les guerres contemporaines se gagnant autant, voire davantage, dans les médias que sur le terrain des opérations militaires, la guerre irakienne de l'information a également déjà commencé.
Dans une lettre publiée dans plusieurs grands quotidiens, huit dirigeants européens manifestent non seulement leur soutien sans faille à la gestion martiale étasunienne de la question irakienne, mais aussi et surtout leur distance par rapport aux propositions plus pacifiques des "colombes" de la "Vieille Europe", emmenées par la France et l'Allemagne. (1)
La publication inopinée de cette dangereuse lettre, qui déchire publiquement l'Union européenne, constitue-t-elle déjà un dommage inespéré produit par la campagne de propagande que Washington a ouvertement entreprise contre les représentants de l'axe franco-allemand, depuis la mi-décembre 2002, dans le but « de diminuer leur influence sur la question irakienne » (2) ? C'est possible, bien qu'aucune preuve formelle ne vienne étayer pour l'instant cette hypothèse. Que le quotidien conservateur américain Wall Street Journal Europe ait pris l'initiative de la publication de cette lettre "clarificatrice" - dixit G. W. Bush - suffit pourtant amplement à éveiller de sérieux soupçons. On sait en effet - même si les médias en parlent peu - que « les États-Unis ont décidé d'entreprendre une vaste campagne de propagande en Europe, en utilisant tous les moyens ; de la désinformation à la corruption de journalistes et d'écrivains... Le but est simple : éliminer les dirigeants politiques (...) qui s'opposent à la guerre en Irak. A la mi-décembre [2002], les spécialistes américains des actions psychologiques ont [de plus] désigné les cibles prioritaires : la France et l'Allemagne » (2).
Quelle que soit la genèse exacte de cette lettre ouverte, une chose est certaine : une importante campagne de propagande étasunienne sévit plus que jamais aux quatre coins du monde. Les États-Unis viennent d'ailleurs de se doter d'une nouvelle agence d'influence : l'Office of Global Communications (OGC), ou Bureau des Communications Internationales, qui remplace le très controversé Office of Strategic Influence (OSI), ou Bureau d'Influence Stratégique. (3) Le 21 janvier dernier, le président Bush a en effet signé « le décret autorisant la création de l'OGC » (3) officiellement chargé, entre autres, « de concevoir et rédiger les messages destinés à soutenir la politique extérieure américaine, et de contrer les campagnes de désinformation du régime irakien » (3).
A coups de propagande, de désinformation, de manipulation, voire de corruption, le but à court terme de cette vaste campagne de relations publiques consiste évidemment à ranger la plus large coalition internationale possible sous la bannière étoilée des USA. Mais la campagne américaine ne s'arrêtera pas en si bon chemin...
Les guerres contemporaines se gagnant autant, voire davantage, dans les médias que sur le terrain des opérations militaires, la guerre irakienne de l'information a également déjà commencé. Parallèlement au gigantesque déploiement des forces armées américano-britanniques, qui se concentrent tous les jours davantage autour de l'irak, d'impressionnants préparatifs destinés à assurer la victoire de la bataille médiatique de cette troisième guerre du Golfe sont également visibles, au niveau des efforts consentis de part et d'autre pour obtenir le plus grand contrôle de l'information, tant aux États-Unis qu'au Proche-Orient.
Aux États-Unis
Sans omettre le battage patriotique incessant de l'administration Bush, visant à endormir l'esprit critique de la population américaine depuis le 11 septembre 2001 (4), signalons que le Pentagone « vient [par exemple] de lancer des stages d'entraînement à l'intention des journalistes. Le premier a eu lieu à la mi-novembre [2002] en Virginie, ..., pour plus de 300 personnes » (5). Les rédactions étasuniennes espèrent naïvement que les journalistes ayant participé à ces stages intensifs obtiendront, le moment venu, un accès privilégié au champ de bataille irakien. Pourtant le commandement militaire a été clair : il « se réserve sans surprise le droit de contrôler le travail des correspondants qu'il accepte dans les unités : [ce qui signifie] pas de direct s'il contient un renseignement sur la localisation de troupes, ou s'il dévoile une information que l'armée veut tenir secrète » (5). Aucun traitement indépendant de l'information n'est donc garanti.
Au Proche-Orient
L'acquisition éventuelle de « l'exclusivité des images de la totalité des satellites privés survolant [l'Irak] » (6), à l'instar de ce qu'a déjà fait le Pentagone en Afghanistan, l'équipement photographique de la plupart des bombes américaines - qui nous promet déjà un lot quotidien de photos "propres" dans le cadre de prétendues frappes "chirurgicales" - et la reconstruction entière des studios de télévision américaine dans le quartier de Bagdad réservé à la presse internationale, garantissent seulement une nouvelle guerre en "live", dont les images auront été préalablement sélectionnées par les responsables de communication du Pentagone, au détriment d'une information complète et objective.
Les rédactions occidentales accréditées à Bagdad étant par ailleurs étroitement surveillées par les autorités irakiennes, la plupart des organes de presse occidentaux attendent la dernière minute - c'est-à-dire, le déclenchement de l'attaque contre l'Irak - pour y envoyer leurs reporters chevronnés, tout en espérant aussi pouvoir faire remonter des renseignements de première main par d'autres filières, comme, par exemple, le témoignage de personnes qui ont séjourné en Irak pour des raisons personnelles. Utilisant une main d'oeuvre irakienne, les médias arabes, aux premiers rangs desquels arrivent la célèbre chaîne de télévision Al-Jazira et la chaîne Abou Dhabi TV, jouissent d'une tellement grande liberté de manoeuvre en Irak que les chaînes occidentales - dont CNN - leur ont déjà acheté le droit d'utiliser leurs images. (7)
Bref - on le voit - sur le front médiatique aussi, tout semble presque prêt pour déclencher la phase irakienne de la guerre de l'information. L'objectif de ce conflit médiatique étant le contrôle sans partage des informations destinées au grand public et que, pour y parvenir, tous les coups sont également permis (mensonges, propagande, désinformation et manipulation), il n'est certainement pas inutile de rappeler aux téléspectateurs les termes de la conclusion d'une étude du Center for Studies in Communication de l'Université du Massachusetts, publiée au lendemain de la guerre du Golfe : « plus les gens regardaient la télévision, et moins ils étaient informés. Moins ils étaient informés, et plus ils appuyaient la guerre » (6). Multipliez donc vos sources d'informations ! Une manipulation est si vite arrivée.
Si les Irakiens et les Irakiennes seront les victimes du conflit militaire, l'information sera celle de la guerre médiatique irakienne.
Patrick Gillard, historien
Bruxelles, le 6 février 2003
Notes
(1) Vaclav Havel, Jose Maria Aznar, José-Manuel Duro Barroso, Silvio Berlusconi, Tony Blair, Peter Medgyessy, Leszek Miller et Anders Fogh Rasmussen, Face à l'Irak, l'Europe et les États-Unis doivent faire front uni, dans La Libre Belgique, vendredi 31 janvier 2003, p. 17 et Union et États-Unis doivent faire front, dans Le Soir, vendredi 31 janvier 2003, p. 7.
(2) Jean-Baptiste Jusot, La France et l'Allemagne ennemis publics numéro un ?, Infoguerre.com, 11 janvier 2003 (http://www.infoguerre.com/article.php?sid=461).
(3) GM, Vie et mort des agences d'influence américaines, Infoguerre.com, 28 janvier 2003 (http://www.infoguerre.com/article.php?sid=485&mode=threaded&order=0).
(4) Laurent Raphaël, Les médias américains déjà en guerre, dans La Libre Belgique, jeudi 6 février 2003, p. 4.
(5) Alain Campiotti, L'armée américaine prépare les journalistes à la guerre, dans Le Temps, mardi 24 décembre 2002.
(6) Jacques Bouchard, Irak : crimes de guerres et relations publiques (http://www.terredescale.net/article.php3?id_article=224).
(7) Florence Amalou, Les médias occidentaux travaillent difficilement en Irak, dans Le Monde, samedi 18 janvier 2003.