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CSC: "Non, tout n'est pas à vendre !"
by CSC Wednesday January 22, 2003 at 03:32 PM

Des firmes transnationales pourront-elles demain gérer des écoles, des hôpitaux, la distribution de l'eau, chez nous ? Ou encore faire condamner la Belgique pour ses réglementations protectrices des travailleurs au nom du droit à la libre concurrence ? Ce ne sera plus de la science-fiction si les négociations en cours sur l'accord général sur le commerce des services (AGCS) ne changent pas de cap. Pour interpeller les négociateurs belges et européens, une manifestation sera organisée le 9 février.

Vous vous demandez sans doute en quoi un travailleur ou une travailleuse ici en Belgique est concerné par des négociations sur le commerce mondial. Pour vous mettre en appétit, voici deux exemples de ce que nous promet l'AGCS, l'accord général sur le commerce des services.
Dans le grand magasin qui vous emploie, vous travaillez régulièrement le soir et le samedi. Heureusement, la loi sur les heures d'ouverture fixe des limites aux horaires de travail et l'employeur doit mettre un frein à ses exigences de flexibilité. Savez-vous qu'à l'occasion des négociations de l'AGCS, certains pays, en dehors de l'Union européenne, demandent de supprimer cette loi pour que de nouvelles firmes étrangères puissent utiliser l'ouverture du dimanche pour s'imposer sur le marché de la distribution ?
Dans la construction, les partisans de la libéralisation veulent que des firmes étrangères puissent travailler en sous-traitance sur des chantiers belges avec de la main-d'œuvre issue de pays à bas salaires. Pour les plus radicaux, cela ne suffit pas : ils estiment que la concurrence ne peut pas vraiment jouer lorsque ces firmes doivent appliquer un salaire minimum et des normes strictes pour la sécurité au travail à cette main-d'œuvre qui n'en demande pas tant… Une ouverture totale à la concurrence internationale ne tarderait pas à démanteler les conditions de travail et de salaire dans la construction.
Vous trouvez que ces exemples sont tirés par les cheveux ? Détrompez-vous, vous pouvez les retrouver sur le site internet du service des relations commerciales du gouvernement britannique (www.dti.gov.uk).

Dans le secret
Ces exemples illustrent quelques enjeux des négociations sur l'AGCS. Ces négociations se déroulent dans le plus grand secret, dans les salons feutrés de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Genève et dans les couloirs de la Commission européenne. Des négociateurs de pays du monde entier tâtent le terrain pour voir quels secteurs de service ils peuvent ouvrir à la concurrence internationale. Ils imaginent les nouvelles règles à établir pour éliminer les obstacles à la concurrence et à la fourniture de services au-delà des frontières nationales. Pour la fin mars 2003, la Commission européenne fera aux pays tiers, en concertation avec les États membres, une offre d'ouverture des marchés. Les pays tiers feront de même vis-à-vis de l'Europe. Après l'échange de ces offres, les négociations effectives pourront commencer à l'OMC.
Le danger est réel que ces tractations débouchent sur des mesures susceptibles d'être utilisées pour attaquer la protection sociale des travailleurs et les services publics. En théorie, un contrôle est prévu en fin de parcours. Le Conseil européen des ministres devra approuver le compromis final issu des négociations. Dans la pratique, il sera très difficile, voire impossible, de modifier le résultat obtenu à l'OMC. Aucun gouvernement ne voudra prendre la responsabilité d'un échec de négociations menées depuis des années au niveau mondial.
L'enjeu est de taille et il y a urgence. C'est maintenant qu'il s'agit de se mobiliser, de faire pression sur les négociateurs gouvernementaux et la Commission européenne pour qu'ils sachent que les syndicalistes n'accepteront pas une mise en cause déguisée du modèle social européen.

Le calendrier des négociations de l'AGCS
Printemps 2002 : Les Etats membres de l'OMC soumettent à l'OMC des listes de demandes qu'ils adressent aux pays tiers : demandes de libéraliser certains secteurs et de modifier de lever des réglementations considérées comme des entraves au commerce des services.
Fin 2002 : Chaque Etat examine les listes de demandes reçues.
Janvier 2003 : La Commission européenne propose une liste de secteurs que l'Europe se propose de libéraliser (les États membres ont transféré à la Commission les compétences relatives au commerce avec des pays tiers).
Fin mars 2003 : Après négociations entre les Etats membres de l'Union, la « proposition d'offre » européenne est communiquée à l'OMC.
Après mars 2003, l'OMC confronte les propositions reçues du monde entier. Les négociations se poursuivent sur cette base en vue de conclure un nouvel AGCS pour fin 2004.

La libéralisation en marche
Cantonnées d'abord au commerce des biens, les négociations commerciales internationales s'étendent aux services depuis la conclusion de l'accord général sur le commerce des services (AGCS) en 1994. Dès 1982, les grands secteurs des services se mobilisent pour une libéralisation. Aux Etats-Unis, ils constituent une « Coalition américaine des services ». En Europe se crée un « Forum européen des services », qui entretient des contacts étroits avec la Commission européenne.
Pourquoi cet intérêt pour la libéralisation du commerce des services ? Dans les pays industrialisés, les services représentent environ 60% de l'activité économique. Le marché mondial dans le domaine de l'eau, de l'enseignement et de la santé est estimé à quelque 6.500.000 milliards de dollars. Il est essentiellement détenu par le secteur public ou réglementé par celui-ci. Avec l'AGCS, les sociétés privées espèrent pouvoir investir ce marché gigantesque et en retirer des bénéfices colossaux.
À de rares exceptions, tous les services sont visés par l'AGCS : les services financiers, les services aux entreprises ou les télécommunications, mais aussi l'enseignement, les soins de santé, la culture et l'environnement. La distribution de marchandises (commerce de gros et de détail) est également considérée comme un service, tout comme la gestion de chantiers ou la sous-traitance dans la construction.

Une mécanique redoutable
L'AGCS de 1994 énonce quelques principes généraux tels que : la réglementation doit être transparente pour les entreprises étrangères. Les Etats membres de l'OMC ne sont pas obligés d'ouvrir leurs secteurs de service à la concurrence, ils ont la possibilité de le faire, par secteur, via des négociations bilatérales. Cela peut sembler anodin. Ce qui l'est moins, c'est la dynamique qui est ainsi mise en route. Car l'AGCS de 1994 prévoit que les membres de l'OMC organiseront régulièrement des cycles de négociations pour libéraliser de plus en plus de services et pour garantir la libre concurrence par des règles plus contraignantes pour les Etats. À chaque cycle, on passe à une libéralisation plus étendue et à des règles plus contraignantes pour garantir la concurrence. L'objectif à terme est bien de conclure un traité très large, lourd de menaces pour les services publics et pour diverses formes de régulation publique.

La main de fer de l'OMC
Fait plus grave, l'AGCS empêche de faire marche arrière sans plus quand un accord a été conclu. Même s'il s'aperçoit après coup que l'ouverture des marchés est un désastre, un État ne peut pas simplement rétablir la protection du marché. Il doit d'abord indemniser les pays dont les entreprises n'ont plus accès au marché local.
Il est assez clair que ce système est impraticable, comme le montre l'exemple de la Bolivie. Avec l'aide de la Banque mondiale, le gouvernement bolivien avait confié la distribution de l'eau à une société londonienne. Des hausses de prix phénoménales ont provoqué de graves désordres. Le gouvernement a dû reprendre en charge la distribution de l'eau. Si la Bolivie avait ouvert son marché dans le cadre de l'AGCS, la renationalisation de l'eau aurait donné lieu à une plainte auprès de l'OMC et le gouvernement aurait dû verser des indemnités.
L'OMC peut rendre contraignantes les règles qu'elle édicte, contrairement à l'OIT, par exemple, n'a qu'un pouvoir « moral » en cas d'atteinte au droit du travail. Les commissions de litiges de l'OMC interviennent lorsqu'un pays estime qu'un autre pays met des entraves au commerce en violation d'un traité de l'OMC. Le litige est soumis à l'arbitrage de diplomates de l'OMC. Il n'est pas rare que des spécialistes des matières commerciales soient amenés à émettre un avis sur des règlements qui concernent non pas le commerce, mais la santé publique, la protection de l'environnement, le climat et la protection du travail. Si la commission estime que les barrières commerciales sont répréhensibles, le pays qui a soumis le litige a le droit de prendre des sanctions commerciales à l'encontre de l'autre pays.

Vices cachés
Les traités de libre-échange conclus à l'OMC depuis le milieu des années 1990 recèlent parfois de pièges. De fins juristes (payés par le lobby des entreprises) rédigent des textes si abscons que personne n'en imagine les conséquences. C'est le cas du chapitre 11 de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). C'est bien longtemps après la ratification de ce traité qu'on s'est aperçu qu'il autorise les entreprises à poursuivre les pouvoirs publics lorsqu'ils prennent des mesures qui entravent la liberté des investissements ou le rendement. Des grandes entreprises ont obtenu des gouvernements canadien et américain le versement d'indemnités, même quand les réglementations en cause visaient à protéger l'environnement ou la santé publique.

Les trois dangers majeurs de l'AGCS
L'apartheid social

Laisser agir la logique du profit et de la concurrence dans des secteurs comme l'enseignement, les soins de santé et les activités essentielles d'utilité publique comporte des risques incalculables. Mises en concurrence sur ces terrains, les entreprises, dont le but est le profit, ne seront intéressées qu'à desservir les segments lucratifs du marché, c'est-à-dire les clients qui leur coûtent le moins. Le reste de la population devra payer le prix fort pour avoir accès aux services. En bout de course, les plus fortunés bénéficient de services de qualité à bas prix alors que les plus pauvres n'ont droit à rien.
L'évolution des services postaux donne un avant-goût de ce que l'avenir pourrait nous réserver. Sous la pression des directives européennes (et non de l'OMC), La Poste est de plus en plus confrontée à la concurrence (internationale). Des entreprises de l'Union européenne s'établissent en Belgique et y exercent les activités lucratives (courrier exprès, messagerie). Pour mieux lutter contre ses rivaux, La Poste est pressée de se restructurer et de fermer les bureaux de poste peu ou pas rentables. Ces fermetures ont pu être évitées parce que les pouvoirs publics versent à La Poste une subvention en échange de l'organisation d'un service postal qui couvre aux mêmes conditions toute la population, y compris dans des régions pauvres, éloignées ou moins peuplées. L'État belge pourra-t-il maintenir cette pratique si demain la logique de concurrence s'applique aussi à l'enseignement, aux soins de santé, aux assurances sociales et à des activités d'utilité publique comme la distribution de l'eau et de l'électricité ?

La déréglementation, objectif inavoué de l'AGCS

Dans beaucoup de pays, des entreprises privées dispensent des services collectifs, non pas par vocation sociale, mais parce que les pouvoirs publics ont établi des règles pour encadrer la concurrence dans certains domaines. Par exemple, la Belgique oblige les opérateurs de téléphonie à verser une redevance dont le produit permet à Belgacom d'assurer la couverture téléphonique de tout le pays.
L'AGCS pourrait mettre en cause les réglementations de ce type via de nouvelles règles commerciales applicables aux services. Les règles générales actuelles sont simples et ne constituent pas une menace. Par contre, des propositions plus ou moins secrètes qui circulent à l'OMC pourraient transformer l'AGCS en une machine de guerre contre l'autorité publique et son rôle régulateur. En voici deux exemples.

1. Le traitement national
Le « traitement national » vise à traiter sur un pied d'égalité les sociétés étrangères et les entreprises nationales. Il ne s'applique actuellement qu'aux secteurs des services pour lesquels le pays en question a ouvert ses frontières à la concurrence étrangère. De plus, un pays peut prévoir des exceptions à cette règle. C'est ainsi que l'Union européenne a stipulé dans ses obligations découlant de l'AGCS que « une subvention dans le secteur public ne remet pas en cause le principe de traitement national ».
Si le traitement national devenait une règle ne souffrant aucune exception, des sociétés étrangères pourraient revendiquer pour elles les subventions publiques réservées aujourd'hui aux secteurs publics et non-marchands. Les multinationales de services pourraient s'accaparer les budgets que les pouvoirs publics ou la sécurité sociale affectent à des objectifs sociaux.
2. Les tests de nécessité
L'AGCS de 1994 reconnaît aux gouvernements le droit d'édicter des réglementations, pour autant qu'elles soient scientifiquement fondées et qu'elles entravent le moins possible le libre-échange. En cas de litige devant l'OMC, le pays incriminé doit prouver qu'il n'existe aucune réglementation moins dommageable pour la liberté de commerce. On pense à des règles commerciales, mais des réglementations sur l'environnement, la santé ou le travail pourraient aussi être mises en cause.
Certains négociateurs (dont la Commission européenne) veulent concrétiser cette disposition de l'AGCS et, de plus, instaurer des « tests de nécessité ». Il s'agirait de vérifier systématiquement si la réglementation publique est « respectueuse du commerce ». Dans cette logique, aberrante, ce n'est plus le commerce qui devrait respecter l'environnement, la santé et des droits des travailleurs, mais l'inverse !
Entre-temps, les attaques contre les réglementations publiques ont déjà commencé à l'occasion des négociations de l'AGCS. Deux exemples :
En 1994, l'Europe s'est réservé le droit d'autoriser des monopoles (publics) et de réglementer les services d'utilité publique. Les pays non européens remettent en cause ces entraves à la concurrence.
Dans les hôpitaux, les pharmacies et les équipements médicaux lourds, l'offre totale est réglementée par les pouvoirs publics. Le but est d'éviter qu'un accroissement de l'offre se traduise par une augmentation des prestations et un dérapage du coût des soins de santé. Certains pays réclament l'abrogation de cette législation.
Services publics sous pression

L'ouverture à la concurrence internationale ne donne pas toujours les effets attendus : elle peut conduire à la constitution de monopoles privés. Dans la distribution de l'eau, par exemple, l'installation de canalisations et de réseaux de distribution différents est un gaspillage. C'est pourquoi on parle dans ce cas de « monopole naturel ». Si les pouvoirs publics n'exercent pas un contrôle suffisant, une entreprise privée qui acquiert un monopole naturel cherchera à maximiser ses bénéfices, elle augmentera ses prix et diminuera ses coûts. Elle réduira la qualité du service, le volume du personnel, le niveau des salaires et des conditions de travail.
Dans les entreprises publiques, on connaît déjà les conséquences de la libéralisation. Belgacom a supprimé des milliers d'emplois depuis la libéralisation du marché des télécommunications. Ces pertes n'ont été que très partiellement compensées par l'émergence de nouveaux opérateurs. À La Poste, la libéralisation européenne aura aussi provoqué la suppression de milliers d'emplois. Le statut et les conditions de travail du personnel de ces entreprises ont été bouleversés. La stabilité de l'emploi a disparu, l'heure est à la flexibilité. Après les suppressions d'emploi, le personnel restant est soumis à une pression accrue.

Quand la libéralisation tourne au désastre
Chili : des soins de santé à deux vitesses

Depuis 1981, les Chiliens doivent choisir entre souscrire une assurance privée ou cotiser à l'ancien système d'assurance publique. Les Chiliens fortunés ont opté pour le privé. Le système public, qui prend en charge 70% des Chiliens, manque de moyens puisque les 30% les plus riches n'y cotisent plus. Les effectifs du secteur public ont été réduits de moitié en 15 ans et les patients doivent vendre tout ce qu'ils possèdent pour pouvoir acheter les médicaments de première nécessité.

Vers l'apartheid scolaire ?
Le marché de l'enseignement financé par le secteur privé est déjà libéralisé en Europe. Le financement public de l'enseignement permet de contenir le développement de la libéralisation. À l'avenir, les écoles privées pourraient invoquer le principe de « traitement national » de l'AGCS pour accuser de concurrence déloyale les écoles financées par les pouvoirs publics. Si elles obtenaient gain de cause auprès de l'OMC, les pouvoirs publics seraient obligés de subsidier aussi les institutions privées d'enseignement, au détriment de l'enseignement qu'ils organisent.

L'essentiel des revendications de la CSC
Des services tels que l'enseignement, la santé publique et les secteurs d'utilité publique comme l'eau, les communications, l'électricité, la mobilité de base et la sécurité (police, prisons) ne peuvent pas être ouverts à la concurrence internationale. Dans ces domaines, l'Europe et la Belgique ne peuvent ouvrir leur marché interne ni exiger cette ouverture de pays tiers. L'Europe doit obtenir que ces secteurs soient explicitement exclus du champ d'application de l'AGCS.
Les accords mondiaux sur le commerce et l'AGCS en particulier ne peuvent pas mettre en cause la régulation publique. L'AGCS doit reconnaître clairement que des objectifs sociaux, écologiques et de santé publique doivent toujours primer les règles du libre-échange. Les pays doivent conserver le droit d'octroyer des subsides pour réaliser des objectifs sociaux et de développement. La clause actuelle selon laquelle les pays doivent prouver que leur réglementation n'est pas plus contraignante que nécessaire doit être supprimée.
Les pouvoirs publics doivent pouvoir continuer à jouer un rôle dans la fourniture de services sans s'exposer à des plaintes auprès de l'OMC ni à d'éventuelles sanctions. L'AGCS doit stipuler que la procédure prévue par l'OMC en cas de litige ne s'applique pas lorsque les pouvoirs publics interviennent en qualité de prestataires de services.
Les pays doivent avoir le droit de rétablir la protection des marchés des services si la libéralisation s'avère désastreuse. De plus, l'AGCS doit, comme le GATT, prévoir la possibilité d'une protection temporaire des secteurs nationaux des services.
En matière de liberté d'investissement, l'AGCS ne peut en aucun cas autoriser les entreprises à poursuivre un pays ou à contester une législation fiscale et une réglementation publique. Par contre, les investissements des multinationales doivent respecter les directives de l'OCDE et les gouvernements doivent conserver la possibilité d'introduire des critères écologiques et sociaux dans les soumissions publiques.
Les négociations de l'AGCS doivent se préoccuper du lien entre le libre-échange international et les droits fondamentaux des travailleurs tels que définis par l'OIT.