arch/ive/ief (2000 - 2005)

Matisse-Picasso : terrain impraticable, match remis!
by Patrick Gillard Thursday January 16, 2003 at 05:49 PM
patrickgillard@skynet.be

Avec son chiffre de fréquentation, sa moyenne de visiteurs journalière, son nombre de catalogues vendus et la bonne place de l'événement dans son classement des expositions les plus courues au Grand Palais, le communiqué final de la confrontation Matisse-Picasso à est digne des résultats sportifs.

Avec son chiffre de fréquentation, sa moyenne de visiteurs journalière, son nombre de catalogues vendus et la bonne place de l'événement dans son classement des expositions les plus courues au Grand Palais, le communiqué final de la confrontation Matisse-Picasso à Paris (après Londres et avant New York) est digne des résultats sportifs publiés dans nos quotidiens.

« Plus de 580 000 visiteurs », « 6 500 paires d'yeux en moyenne se sont pressées chaque jour », « la sixième plus grande fréquentation sur les 243 expositions accueillies aux Galeries nationales du Grand Palais depuis leur ouverture en 1966 », « le catalogue "Matisse-Picasso" s'est vendu à plus 60 000 exemplaires » (1) : toutes ces données quantitatives, si élevées soient-elles, mesurent seulement l'importance de l'accès à l'exposition. Mais elles ne sont certainement pas suffisantes pour attester le soi-disant succès de la confrontation Matisse-Picasso dont la qualité des oeuvres présentées n'est pas en cause ici. Avant de parler de réussite, il conviendrait en effet de prendre en compte également le caractère qualitatif - plus délicat à évaluer - de l'accès à cette manifestation.

Parallèlement au « côté match » (2) - Matisse contre Picasso - que les organisateurs ont exploité tant dans la conception que dans la présentation de leur projet, une compétition se déroulait aussi sur le terrain des visiteurs, à leur corps défendant. Compétition devant le Grand Palais d'abord, entre les personnes qui avaient réservé ou non, au profit des premières qui pouvaient entrer assez rapidement, tandis que les secondes devaient patienter longtemps dans une interminable file, quel que soit le temps. Compétition pour tenter d'approcher les quelque 170 oeuvres réparties dans douze salles ensuite, entre les trop nombreux visiteurs entrant, au rythme moyen de 650 personnes à l'heure, harnachés de surcroît, le jour de ma visite où le vestiaire était fermé, non seulement de leur manteau mais aussi de leur sac-à-dos, et armés majoritairement d'un inévitable audio-guide leur apportant, certes, quelques renseignements utiles, mais les privant surtout d'une bonne partie de leur autonomie de déplacement.

Ces piètres conditions de visite, qui ne sont hélas pas exceptionnelles et qui ne favorisent certainement pas la découverte artistique - ce qui constitue quand même le premier objectif d'une telle organisation -, résultent clairement de la logique marchande qui nourrit de plus en plus la politique des grands promoteurs culturels. Sous couvert d'une prétendue démocratisation de l'accès à la culture, certains organisateurs privilégient en effet « une rentabilité rapide et maximale » (3) de leur manifestation, n'hésitant pas, au détriment du confort de visite de chacun, à en donner l'accès simultanément à un trop grand nombre de personnes. Cette approche capitaliste de l'événement culturel explique-t-elle également le regrettable choix opéré par les organisateurs de Matisse-Picasso « de ne pas donner trop (sic) de textes (...) au visiteur » (2), dans le probable et inavouable but d'écourter un peu la durée des visites et d'augmenter les quotas de visiteurs, puisque « la Réunion des musées nationaux avait souhaité plus de pédagogie dans l'accrochage, donc [plus] de textes aux murs, mais [qu'elle] s'est inclinée devant le choix des commissaires » (2) ?

L'accès du plus grand nombre de personnes à l'exposition Matisse-Picasso ne représente pas à lui seul la garantie de son succès. Passé un certain nombre d'individus visitant en même temps une exposition donnée, le succès de foule rencontré par l'événement peut même se transformer en un échec individuel puisque chaque spectateur, noyé dans la multitude, se trouve dans l'impossibilité d'accéder dans de bonnes conditions aux oeuvres qui s'offrent à lui. (4) Les promoteurs culturels et les décideurs politiques ont donc également la responsabilité de veiller à la qualité de l'accès qui est offert au grand public. Car en aval du caractère qualitatif de la démarche des organisateurs, des oeuvres et de leur accrochage, c'est en dernière analyse des modalités de l'accès des visiteurs que dépendent et le plaisir et l'intérêt rencontrés par le public.

Pour qu'un visiteur "non privilégié" - qui n'a donc pas accès aux visites privées diurnes ou nocturnes -, puisse espérer pouvoir jouir le plus complètement possible des "richesses" des oeuvres d'une exposition, les organisateurs doivent donc à tout prix favoriser la potentielle et subtile rencontre entre ce spectateur et les oeuvres. Seule une atmosphère paisible combinée à un espace libre autorisant un certain recul par rapport aux oeuvres favorise la curiosité des visiteurs et déclenche aussi parfois la délicate rencontre du public avec la démarche d'un artiste.

Le terrain étant tellement impraticable l'autre jour au Grand Palais que j'ai dû mettre fin prématurément à contrecoeur à la représentation du fameux "match" Matisse-Picasso.

Que les choses soient bien claires : loin de moi l'idée de limiter l'accès du grand public aux manifestations artistiques d'importance, tout au plus faudrait-il veiller à mieux répartir les visiteurs pour que chacun d'entre eux puisse bénéficier des meilleures conditions de visite auxquelles il a droit.

Aussi, dans le cadre d'une véritable politique de démocratisation de l'accès à la culture, pourquoi ne pourrait-on pas offrir gratuitement l'accès aux grandes manifestations culturelles à tout le public désireux de les visiter et de garder celles-ci accessibles aussi longtemps que celui-ci montre de l'intérêt pour ces dernières, quitte à transformer partiellement certains projets temporaires en expositions permanentes ?

Patrick Gillard
Bruxelles, le 16 janvier 2003

Notes

(1) Matisse et Picasso, partout un grand succès, dans La Libre Belgique, jeudi 9 janvier 2003, p. 42.

(2) Geneviève Breerette, Matisse et Picasso, côte à côte et dos à dos, dans Le Monde, dimanche 22 septembre 2002.

(3) Cf. par exemple : Christophe Kantcheff, Culture, la logique marchande, dans Politis, jeudi 26 décembre 2002. Autre exemple de rentabilité de l'exposition Matisse-Picasso, « la Tate Modern à Londres est restée ouverte 36 heures d'affilée ». Cf. Catherine Poirier Agnès, Une nuit avec Picasso, la même avec Matisse, dans Libération, lundi 19 août 2002.

(4) Ces notions rejoignent le célèbre concept de "contre-productivité" d'Ivan Illich. Cf. par exemple : Jean-Pierre Dupuy, Ivan Illich ou la bonne nouvelle, dans Le Monde, vendredi 27 décembre 2002.