Pas de famine sans faim ! by Patrick Gillard Friday December 20, 2002 at 04:08 PM |
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Les famines s'inscrivent dans la problématique plus vaste, mais indissociable, de la faim dans le monde.
Le malaise que fait naître en nous la lecture du texte de la "carte postale" que Marie-France Cros nous envoie d'Afrique, sous le terrible titre : « l'année 2003 sera celle de la famine » (1), est certainement amplifié par le fait qu'elle nous la fait parvenir à une époque de l'année où il est plus coutumier d'échanger des voeux de bonheur, de santé, voire de prospérité. En tout cas, on lui en saura gré de nous avoir prévenus à temps. Personne ne pourra dire : je ne savais pas.
Au-delà des hécatombes humains prévus un peu partout sur le continent africain l'an prochain, l'intérêt mais aussi, paradoxalement, la faiblesse de cette étude prospective résident dans le dénombrement des différentes causes qui seraient responsables des famines africaines à venir. Si l'on en croit Marie-France Cros, « les causes de ces crises sont multiples. Dans la Corne de l'Afrique, c'est la sécheresse le coupable. (...) La fragilité des populations [y] est accentuée par la chute des cours du café, tombés à leur niveau le plus bas depuis 30 ans et surtout par la guerre entre l'Éthiopie et l'Érythrée, terminée il y a peu (...) Sécheresse aussi en Afrique australe (...) accentuée [là] par l'épidémie de sida. [Enfin], la crise est parfois aggravée par la mauvaise gestion » (1) des dirigeants locaux. Somme toute, la journaliste de la Libre Belgique nous dresse un tableau où « la sécheresse est en cause mais ses effets sont démultipliés [surtout] par la guerre, le sida et la malgouvernance » (1).
S'il se contentait de l'analyse incomplète de Marie-France Cros, le lecteur inattentif ou pressé pourrait donc croire que les crises alimentaires qui séviront bientôt en Afrique trouvent essentiellement leur origine dans des événements violents et/ou des fléaux propres à ce continent abandonné. Or, il n'en est rien. Cette présentation journalistique omet en effet de prendre en compte un fait capital : les famines s'inscrivent dans la problématique plus vaste, mais indissociable, de la faim dans le monde.
Ainsi dans le contexte global actuel, les famines - appelées également "faim conjoncturelle" - représenteraient, si je puis dire, la petite partie visible d'un iceberg dont la plus grande part immergée correspondrait à ce que l'on appelle la "faim structurelle", c'est-à-dire aussi bien les situations de disette, la sous-alimentation et la malnutrition permanentes, que la pauvreté endémique ; bref, tout ce que recouvre en général l'expression : "la faim dans le monde". Par conséquent, les famines qui frapperont les populations de certains pays d'Afrique en 2003, le feront non seulement à cause des sécheresse, guerre, maladies et autre malgouvernance, mais aussi et surtout parce que des situations de disette permanente préexistaient dans ces régions. D'où l'intérêt de se pencher prioritairement sur les raisons qui expliquent le caractère permanent de ces situations de pénurie alimentaire, précédant les famines.
Même en prenant en considération l'importance des facteurs démographiques, climatiques et écologiques, la faim dans le monde ne peut jamais se réduire - contrairement à ce que certains "productivistes" aimeraient nous faire croire - à une question de production ou à un problème de quantité de biens alimentaires. Non, il s'agit d'abord et avant tout d'une question de redistribution de ces biens. « La faim n'est pas un problème technico-économique : elle est un problème social et politique » écrit un éminent agro-économiste. (2) De nombreuses études montrent effectivement qu'il serait possible de bien nourrir dix, voire douze, milliards d'humains, à condition bien entendu de revoir sérieusement la manière dont nous redistribuons les biens alimentaires à l'échelle de la planète. Est-il nécessaire de rappeler, à titre d'unique exemple, « qu'un quart de la récolte céréalière du monde est chaque année utilisé pour nourrir les boeufs des pays riches ? » (3)
Mais ce sont principalement d'autres freins, directement liés à la nature de notre système économique, qui gênent et qui empêchent le plus tout partage plus ou moins équitable des denrées alimentaires au niveau mondial. En effet, malgré le fait que, dans une économie de marché comme la nôtre, où tout s'achète et tout se vend, les pauvres en général et ceux du Sud en particulier ne disposent pas d'assez de moyens financiers pour se nourrir suffisamment, cela n'empêche cependant pas les tenants de l'économie néolibérale de refuser, au nom des prétendues lois du sacro-saint marché, tant les redistributions gratuites et systématiques de produits alimentaires excédentaires du Nord aux populations pauvres du Sud que les ventes de ces mêmes denrées à des prix que les pauvres pourraient payer. De plus, les théories capitalistes qui favorisent la création artificielle de la rareté et la fixation du prétendu "juste prix" justifient aussi bien la destruction honteuse des excédents alimentaires occidentaux que leur écoulement via une aide humanitaire urgente et limitée ; elles légitiment de surcroît les illogiques compensations financières qui incitent de nombreux agriculteurs du Nord à limiter voire à arrêter leur production. Les Programmes d'ajustement structurel, enfin, imposés dans le cadre de la mondialisation néolibérale aux pays du Tiers Monde par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, avec l'assentiment intéressé d'une partie des dirigeants locaux, et qui consistent notamment à développer les monocultures d'exportation dont l'Occident a besoin au détriment des cultures vivrières locales, contribuent en outre à rompre le fragile état d'indépendance alimentaire que la plupart des pays pauvres avaient connu jusque-là. Cette désorganisation inavouée des économies des pays du Sud est surtout profitable aux pays riches dont les industries et les populations bénéficient rapidement de l'offre de matières premières agricoles à des prix fixés avantageusement par la Bourse des matières premières agricoles de Chicago, alors que ce prétendu remaniement organisationnel nuit beaucoup aux économies des pays du Sud dont les marchés se trouvent en retour inondés non seulement par des produits industrialisés à partir de leurs propres matières premières, mais aussi par d'autres produits agricoles venant du Nord et financièrement très concurrentiels parce que largement subsidiés par leurs pouvoirs publics. Cette guerre économique entre le Nord et le Sud, cette nouvelle forme de colonialisme, fragilise dangereusement les équilibres alimentaires des pays pauvres, transformant, au moindre accroc économique ou autre, leur état de disette latente, en véritable famine.
C'est pourquoi plusieurs voix du monde réclament le droit à la souveraineté alimentaire pour tous les pays. (4) Les dirigeants et populations occidentales accèderont-ils à la légitime revendication de ces grandes dames ? C'est le voeu que je forme.
Patrick Gillard, historien
Bruxelles, le 20 décembre 2002
Notes
(1) La Libre Belgique, mardi 10 décembre 2002, p. 9.
(2) François de Ravignan, La faim... comment s'en sortir ?, dans l'Écologiste, n°7, juin 2002, p. 27 (cf. aussi le dossier spécial : Comment nourrir l'humanité ?, p. 23-69).
(3) Jean Ziegler, La faim dans le monde expliquée à mon fils, Paris, Seuil, 1999, p. 29.
(4) Vandana Shiva, Le terrorisme alimentaire. Comment les multinationales affament le tiers monde, Paris, Fayard, 2001, 200 p. ; Helena Norberg-Hodge, Quand le développement crée la pauvreté. L'exemple du Ladakh, Paris, Fayard, 2002, 281 p. ; Aminata D. Traoré, Le viol imaginaire, Paris, Fayard-Actes Sud, 2002, 210 p.