arch/ive/ief (2000 - 2005)

"A l'ombre des branches mortes"
by (texte associatif et collectif) Thursday December 12, 2002 at 07:33 PM
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Une cinquantaine de collectifs et associations dénonce la mainmise des "piliers" traditionnels sur le secteur de "l'éducation permanente", et la vraie-fausse réforme de ce décret par le ministre de la culture de la Communauté française.

En 1976, la Communauté française se dotait d'un décret relatif à «l'Education permanente des adultes»: un texte législatif qui se voulait «l'expression d'une politique culturelle fondée essentiellement sur la valorisation des organisations volontaires qui, dans leurs diversités idéologiques, autant que la spécificité de leur action, constituent les outils indispensables d'un développement culturel pluraliste». La Communauté visait par là, à «développer une prise de conscience et une connaissance critique  des réalités de la société; des capacités d'analyse, de choix, d'action et d'évaluation; des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique».

Dans les faits, le secteur de l'Education permanente s'est essentiellement développé sur la base d'associations émanant des institutions qui pilarisent traditionnellement la société belge. La Belgique a reposé pendant longtemps sur les «piliers», ces mondes sociologiques cloisonnés - laïc, chrétien ou protestant, socialiste ou libéral… La Belgique, un temps y a trouvé une sorte de stabilité. Mais aujourd'hui, ces mondes se dissolvent et correspondent de moins en moins à une réalité sociologique.

Le monde a bien changé, donc. Il y a 25 ans, on ne parlait pas encore de mondialisation, le travail était encore une valeur sûre, on ne se posait que peu de questions sur le modèle de l'Etat-nation, la diversité culturelle n'était pas considérée comme «la» norme, l'environnement faisait timidement son apparition sur la scène politique et l'on ne parlait pas encore de développement durable… Aujourd'hui, les luttes autour du travail ne sont plus seules à rendre vivants l'espace public : de nombreuses organisations agissant à partir de questions multiples et souvent liés à la vie quotidienne voient continuellement le jour.

En 2001, le Ministre de la Culture Rudy Demotte annonçait son intention de réformer le décret organisant le secteur de l'Education permanente. Explicitant le sens qu'il entendait donner à cette réforme, dans une note d'intention dont le principal leitmotiv était de «reconnaître à leur juste place les mouvements associatifs qui émergent». Mr Demotte expliquait qu'il est «de la responsabilité de la Communauté française d'avoir ce rôle de levier et de faciliter l'émergence d'associations qui appréhendent de nouvelles questions de société (…) et où s'inventent de nouvelles formes d'organisation, d'apprentissage et de résistance».

Cette volonté de «prendre en compte l'évolution qu'a connu le secteur associatif pendant ces 25 dernières années» était pertinente et courageuse. Le ministre avait compris que «la législation doit être adaptée à cette transformation naturelle. (…) Un décret qui se fige se vide de son sens et sclérose le projet politique qui l'a sous-tendu». Néanmoins, quelques mois après la publication de sa note d'intention, le ministre de la Culture amorçait une marche arrière. Lorsqu'il organisait une série de forums avec le but affiché d'ouvrir le débat sur son projet de réforme, le thème initialement prévu de «l'ouverture à de nouvelles formes de participations citoyennes et de contestation sociale» n'a finalement fait l'objet d'aucun débat. Et de fait, les associations «émergentes» n'avaient manifestement pas été sollicitées pour participer à cette «vaste concertation».

Pourtant, un espace de discussion avec les interlocuteurs intéressés, autour de notions telles que «pratiques innovantes» et «associations émergentes», laissées dans le flou par le ministre, aurait pu susciter des échanges significatifs. On se serait entendus sur le fait que ce qui est innovant est radicalement ancien : considérer l'espace public comme le lieu de l'action et de la délibération. On aurait pu débattre sur la place qu'y aurait pris l'art et la création « qui ouvrent des portes »; sur la manière d'imaginer des processus participatifs créatifs et de travailler sur la base des intelligences « citoyennes » et collectives ; sur le pourquoi nous donnons tant de sens à la notion de territoire et à la ville, ce carrefour des diversités,  etc. On aurait expliqué que ces actions émergentes partent du repérage de ce qui est injuste et non pas à partir de visions utopiques déjà programmées ou connectées à un discours idéologique englobant, voire politiquement rentable

On aurait fort bien compris que ce que Rudy Demotte appelle les «branches mortes» qu'il disait vouloir couper sont moins des organisations en tant que telles que des pratiques inopérantes et désuètes. On aurait ensemble admis que le paternalisme socioculturel encore trop souvent pris comme modèle d'action serait définitivement dépassé, et que certaines pratiques bien ancrées dans le secteur et qui «mangent» une part du budget de celui-ci ne sont tout bonnement pas de l'ordre de l'éducation permanente.

Aujourd'hui, un avant-projet de décret est sur la table. Force est de constater que les intentions réformatrices du ministre se sont évaporées dans les chaleurs de l'été: l'organisation de l'Education permanente autour des piliers institutionnels y est confortée (même s'il s'agit d'en rajouter l'un ou l'autre: altermondialiste, islamique modéré…), tandis que les «associations émergentes» continueront vraisemblablement à être cantonnées dans un rôle de sous-traitants sous-traités. L'ouverture aux «pratiques innovantes» n'est plus à l'ordre du jour et les «branches mortes» seront donc maintenues dans leur état de léthargie sclérosante.

Quant à son «processus de concertation», il s'est achevé sur une victoire — annoncée? — des principaux bénéficiaires de la cagnotte de l'Education permanente, lesquels représentent leurs propres intérêts au sein du Conseil supérieur de l'Education permanente et continueront de voir leur rente de situation assurée. Pendant trois ans ils seront assurés d'une sécurité financière, alors que les nouvelles reconnaissances seront tributaires «des marges budgétaires disponibles»… qui n'apparaîtront pas avant trois ans. Certes il y va de la question de l'emploi, et on le comprend, mais «l'innovation» ne serait-elle pas porteuse d'emplois à venir elle aussi?

Quoiqu'il en soit, le débat politique est censé débuter. Il reste à espérer qu'il se trouvera des représentants politiques en mesure de reprendre le processus de refonte que Rudy Demotte n'a finalement pu qu'initier. Le débat n'a pas encore eu lieu et pour le coup, nous voulons par ce texte le rendre public. Nous le disions, l'espace public est notre lieu d'action par excellence: il ne peut être confisqué.

Signataires:
Ambassade universelle, Aphraate, Les Bains::Connective, Bruxelles nous appartient, Bureau vers plus de bien-être, Cinéma Nova, City Mine(d), Collectif sans ticket, Les Corsaires, Cube,  La Dissidence, diSturb, En Transformation, Etablissements d'en Face, Flying Cow, Genres d'à côté, GReFA (Groupe de recherche et de formation autonome), Kan'H, Magazins, Moving Art Studio, Parcours Citoyens, Plus Tôt-Te Laat, Polymorfilms, Projection Caliban, Les P'tits Belges, Radio Boups, Radio Panik, Recyclart, Rencontres pour Mémoire, Souterrain Production, Témoins occulistes, Théâtre Le Café, Tilt!, Violette & Marguerite,
(Bruxelles);  La Ferme du Biéreau (Louvain-la-Neuve); Acteurs de l'ombre, ASBL Gramsci / Carlo Lévi, Nova.Express.Org, ainsi qu'une dizaine d'autres associations liégeoises; Campagn'Art (Virton).