L'émergence d'un "fascisme volontaire" by Patrick Gillard Thursday December 12, 2002 at 02:37 PM |
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Le texte intitulé "Notre démocratie et ses ennemis" que Mischaël Modrikamen, avocat au barreau de Bruxelles, a déposé le 27/11 sur le site d'indymedia a déjà provoqué de nombreuses réactions. En voici une de plus. (http://archive.indymedia.be/front.php3?article_id=40414)
L'émergence d'un "fascisme volontaire" (1)
Mischaël Modrikamen récidive. Après avoir dénoncé, il y a six mois, la prétendue « démission morale, intellectuelle et stratégique » de la Belgique (2), l'avocat au barreau de Bruxelles accuse aujourd'hui « l'État belge moderne [d'être] dangereusement affaibli » (3). Selon lui, « une police sous-équipée en hommes et matériel, une justice toujours organisée comme au 19e siècle, la sûreté de l'État négligée et une armée disposant de budgets et de missions anachroniques face aux nouvelles menaces » (3) que constituent les «terrorisme» (2), «ultra fondamentalisme fanatique» (2) et autre «islamisme djihadiste» (3), caractériseraient l'affaiblissement actuel de notre pays. Ces supposées faiblesses seraient en outre aggravées par le fait « que le pouvoir politique [belge] est parcellisé entre l'échelon fédéral, communautaire, régional, provincial et communal » (3). Et face à cette soit disant déliquescence de la Belgique, Mischaël Modrikamen proclame que « l'heure est (...) à la mobilisation des énergies et des volontés et à la fermeté » (3).
Soucieuse de favoriser un véritable débat de société au sein de son lectorat, La Libre Belgique accepte donc logiquement la publication de propos tels que ceux de Mischaël Modrikamen qui, bien qu'ils puissent choquer et être qualifiés de réactionnaires, n'en demeurent pas moins - hélas - représentatifs de la pensée d'une frange - peut-être même importante - de la population belge. Cette indiscutable liberté d'expression ne nous décharge toutefois pas de la responsabilité citoyenne qui consiste à porter un regard critique sur le texte signé par l'avocat d'affaires et ce, d'autant plus qu'au terme d'un examen attentif, il s'avère que ni la méthode utilisée, ni les arguments avancés par maître Modrikamen ne soient exempts d'erreurs. Analyse, en commençant pas l'aspect méthodologique.
« Inquiet de découvrir des similitudes entre la situation de 1938 et celle de cette fin d'année 2002 » (3), la plaidoirie de maître Modrikamen - si je puis dire - épouse la forme d'une suite de prétendues analogies historiques qui permettraient, selon l'auteur, non seulement de mieux comprendre la signification de certains événements de l'actualité récente, mais aussi et surtout de prendre aujourd'hui de meilleures décisions politiques et stratégiques que dans le passé, grâce à l'éclairage qu'apporterait la confrontation avec certains faits et gestes datant des années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale. Pourtant on le sait, cette méthode comporte des limites intrinsèques : « en général, l'argument par analogie ne conduira pas à une certitude, mais simplement à une probabilité plus ou moins grande » (4). Et de plus, la procédure "historique" problématique qu'utilise ici Mischaël Modrikamen n'est malheureusement pas assez étayée par des témoignages d'historiens et/ou de journalistes pour qu'on puisse lui accorder quelque crédit. En d'autres termes, il n'est jamais fait mention de l'une ou l'autre référence bibliographique, ce qui fragilise beaucoup le contenu de son argumentaire dont voici quelques éléments.
Ainsi, le classement de la récente prise d'otages de Moscou qui s'est tragiquement terminée par un gazage coûtant la vie à quelque 170 personnes - preneurs d'otages compris - au sein d'une simple énumération reprenant les principaux attentats islamistes de ces derniers temps, alors qu'il est prouvé que cette prise d'otages a été entreprise - peut-être même avec la complicité de Moscou - dans le cadre des revendications indépendandistes du peuple tchétchène, ce classement rapide est aussi fautif que celui qui consiste à étiqueter Noël Mamère, le leader des Verts français, de la tendance extrême gauche. Et à la question - « le chef des meurtriers du 11 septembre, Mohammed Atta, n'a-t-il pas rencontré le responsable des services secrets irakiens quelques semaines avant l'attaque des tours jumelles ? » (3) -, il est aisé de répondre, d'une part, par la négative parce que les États-Unis ont mis, mettent et mettront tout en oeuvre pour tenter de prouver le moindre contact de ce type, tellement ils sont désireux de pouvoir lancer une attaque dite préventive contre l'Irak. D'autre part, en posant cette autre question : Oussama Ben Laden - non seulement le patron d'Atta, mais surtout l'ennemi public n°1 des USA depuis 1998, faut-il le préciser ? - n'aurait-il pas, de son côté, séjourné du 4 au 14 juillet 2001 dans le très réputé département d'urologie du docteur Terry Callaway de l'hôpital américain de Dubaï et n'y aurait-il pas de surcroît rencontré dans le plus grand secret le représentant de la CIA sur place ? (5) Curieuse coïncidence !
Mais au-delà de nos approches et de nos arguments respectifs et respectables - ne vient-on pas justement de rappeler dans ces colonnes « que la vérité historique n'est pas la vérité judiciaire » ? (6) -, les accusations caricaturales et stériles que porte régulièrement maître Modrikamen à l'égard de l'État belge s'avèrent en dernière analyse assez dangereuses. Ses appels qui se limitent à demander davantage de fermeté, donc plus de "sécuritaire", risquent en effet d'être récupérés par les partis d'extrême droite présents sur l'échiquier politique belge. De plus, ils retentissent à une époque où d'aucuns craignent à juste titre que notre pays se dirige déjà précisément «vers un État policier» (7), comme vient encore de le prouver, par exemple, la rocambolesque et courte arrestation du chef de la Ligue arabe européenne, Abou Jahjah.
A quoi serviraient les valeurs et libertés démocratiques auxquelles semble sincèrement tenir Mischaël Modrikamen, si un jour un arsenal de lois sécuritaires qu'il appelle régulièrement de ses voeux, censé les protéger, venait inéluctablement les annihiler ?
Patrick Gillard, historien
Bruxelles, le 11 décembre 2002
Notes :
(1) J'emprunte l'expression à Charles MELMAN (cf. La Libre Belgique, mardi 10 décembre 2002, p. 14)
(2) Mischaël MODRIKAMEN, La Belgique et le terrorisme, dans La Libre Belgique, vendredi 7 juin 2002, p. 48 (cf. aussi La Libre Belgique, vendredi 21 juin 2002, p. 44).
(3) Mischaël MODRIKAMEN, Notre démocratie et ses ennemis, dans La Libre Belgique, lundi 25 novembre 2002, p. 13. (Cf. aussi http://archive.indymedia.be/front.php3?article_id=40414)
(4) Pierre SALMON, Histoire et Critique, Bruxelles, Éditions de l'ULB, 1976, p. 155.
(5) Alexandra RICHARD, La CIA aurait rencontré Ben Laden à Dubaï en juillet, dans Le Figaro, mercredi 31 octobre 2001, p. 2.
(6) Jean-Pierre NANDRIN, L'historien, le juge et la vérité, dans La Libre Belgique, jeudi 5 décembre 2002, p. 13.
(7) Jean-Claude PAYE, Vers un État policier en Belgique ?, dans Le Monde diplomatique, novembre 1999, p. 10.