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Démocratie rime avec cacophonie
by Marthoz J.P. Wednesday December 11, 2002 at 09:44 PM

La presse belge francophone a le vague à l'âme et la plupart de ses journalistes ont le blues ...

La presse belge francophone a le vague à l'âme et la plupart de ses journalistes ont le blues. La disparition de titres de la presse périodique et la crise que traversent la plupart des journaux quotidiens semblent répéter une scène déjà cent fois jouée. Au cimetière des médias, les feuilles francophones se ramassent en effet depuis belle lurette à la pelle : la presse quotidienne de gauche a disparu, de grands mouvements de concentration ont happé les titres de province, et les hebdomadaires d'opinion qui avaient animé les débats des années 60 et 70, de La Relève à Combat, ont été remplacés dans les kiosques par les déclinaisons papier de Loft Story et de Star Academy.

Jadis, le monde politique avait l'habitude d'écraser une larme sur ces voix qui s'éteignaient. Aujourd'hui, la crise de la presse semble se dérouler dans une surprenante indifférence comme si tout le monde avait pris son parti d'un paysage médiatique de plus en plus concentré et de moins en moins pluriel. La prolifération des chaînes de télévision et des stations de radio commerciales ne doit en effet pas faire illusion. S'il y a plus de chaînes, il y a aussi moins de voix dissonantes.

Les professionnels doivent bien sûr s'interroger sur les raisons de cette nécrologie médiatique et sur leurs responsabilités en tant que journalistes ou éditeurs. La situation de la presse francophone se distingue en effet de celle de la plupart des pays voisins : en France, cette année, de nombreux quotidiens ont augmenté leur diffusion ; en Espagne, El Pais et El Mundo continuent de progresser et de prospérer. Il y a donc une spécificité belge francophone sur laquelle il faut de toute urgence se pencher sans immédiatement invoquer l'étroitesse du marché.

Mais les citoyens doivent aussi prendre part à cet exercice d'analyse et d'introspection. Beaucoup trop de Belges francophones ne s'informent plus qu'au travers de flashes radio captés distraitement à l'heure du rasage ou du maquillage ou de journaux télévisés ingurgités au moment du dîner. Ce choix a ses raisons mais il a aussi sa déraison. Sur de nombreux sujets qui déterminent leur quotidien et engagent leur avenir, de nombreux francophones, de nombreux jeunes surtout, acceptent d'être insuffisamment informés. A qui la faute ? Aux parents qui ont biberonné leurs enfants devant des jeux et des feuilletons télévisés ? Aux enseignants qui n'auraient pas réussi à donner à leurs élèves le goût de l'exigence et la passion de la lecture ? Aux écoles de journalisme qui ne formeraient pas des professionnels capables de rénover et d'améliorer les pratiques du métier ?

Avant même de pointer contre quiconque un doigt accusateur, le monde politique doit en tout cas prendre conscience des conséquences de cette crise. Peut-on vraiment assurer la force de la démocratie sur une opinion publique aussi mésinformée ? Notre système peut-il survivre à tant de « malbouffe » médiatique ? Si la qualité du débat public est au cœur de l'invention démocratique, la diversité est tout aussi essentielle. Démocratie rime nécessairement avec cacophonie.

Dans ce contexte, la crise des "petits journaux" et des revues d'opinion est aussi grave que celle des grands titres quotidiens. Certains se sont réjouis de la disparition de la presse de parti qu'ils estimaient malhonnête et mal faite mais ce clivage entre presse d'opinion et presse d'information est factice. La presse d'information a évidemment et légitimement des opinions et la presse d'opinion ne se distingue pas seulement par ses points de vue partisans. Elle aborde aussi le monde différemment, selon d'autres critères, et consacre à certains sujets une place inédite. C'est ce qui fait encore aujourd'hui en France tout l'intérêt démocratique et journalistique de La Croix ou de L'Humanité.

"La liberté de la presse", disait récemment le président de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, "est l'oxygène de la démocratie". Or, la crise d'asthme démocratique n'est pas loin si des sensibilités de plus en plus importantes de notre société ne peuvent plus s'exprimer directement, avec leurs propres mots et parti pris, et si leurs préoccupations ne sont plus traitées qu'épisodiquement, à la va vite, par les journalistes des grands médias d'information. Les sentiments d'impuissance et d'exclusion qui rongent tellement nos sociétés proviennent aussi de ces manquements de la sphère de l'information.

La presse alternative joue un rôle essentiel dans toute société réellement démocratique. La sanction du marché ne peut être en démocratie la seule mesure de l'utilité. En exprimant des opinions plus rebelles ou plus marginales, en dirigeant le faisceau de sa lampe sur des sujets « invendables » ou des réalités occultées, elle éclaire des espaces et trace des chemins dont bénéficie l'ensemble de la société.

Au moment où des lumières s'éteignent sur des salles de rédaction, le moment n'est-il pas venu de provoquer un réel débat sur la presse en communauté française de Belgique et d'en convoquer tous ses acteurs ?

Jean-Paul Marthoz

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"Etre aussi capables de penser en contradiction"

J.P. Marthoz qui était depuis 1996, directeur de l'information auprès de l'organisation internationale des droits de l'homme 'Human Rights Watch', a été choisi pour la fonction de directeur de rédaction et de rédacteur en chef de La Libre Belgique.

Pour Marthoz "mon objectif est de retrouver un jounalisme respectueux des faits, où le lecteur puisse s'y retrouver. Nous devons être au service de l'info, au service de lecteur, mais être aussi capables de penser en contradiction avec notre lecteur, notamment dans la dimension de débat qui est également la notre." (Le Soir, 4/12)

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