La décroissance pour triompher de la pauvreté by Patrick Gillard Thursday December 05, 2002 at 10:53 AM |
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La publication des deux premières lettres ouvertes de Guy Verhofstadt aux antimondialistes dévoile, avec un an d'intervalle, le regard et la réflexion que notre Premier ministre portent sur un de ses thèmes favoris : la mondialisation libérale. Analyse.
La publication des deux premières lettres ouvertes de Guy Verhofstadt aux antimondialistes dévoile, avec un an d'intervalle, le regard et la réflexion que notre Premier ministre portent sur un de ses thèmes favoris : la mondialisation libérale. (1) (2)
Convaincu par le fait « que la mondialisation, le marché et le libre-échange constituent la meilleure méthode - la seule méthode avérée [sic] - pour triompher de la pauvreté » (2) partout dans le monde, Guy Verhofstadt - en altruiste qu'il semble être sincèrement - n'hésite donc pas à clamer haut et fort qu'« il nous faut plus, et pas moins, de mondialisation » (1). Cette conviction profonde ne l'empêche cependant pas d'écrire avec clairvoyance que « le commerce seul ne pourra pas sortir les pays les moins développés de leur situation » (1). C'est la raison pour laquelle il prône l'encadrement éthique du marché mondial dans « un triangle formé du libre-échange, de la connaissance et de la démocratie » (1). Cette "mondialisation éthique" - comme il l'appelle - serait conduite par une toute nouvelle organisation : un nouveau G8, celui « des associations de coopération régionale existantes » (1).
Sensible aux inégalités, notre Premier ministre n'en défend pas moins les prétendus bienfaits du libéralisme économique. Mais pas n'importe quel libéralisme : « le libre échange, mais pas rien que le libre échange » (2), précise-t-il. Il est donc tentant de résumer sa ligne politique présente dans une formule telle que "libéralisme scrupuleux", pour ne pas employer l'expression éculée de "libéralisme social". Avec ce courant libéral - belge, voire européen - à visage humain, nous pourrions croire être très éloignés du libéralisme "pur et dur" soutenu, par exemple, par le gouvernement étasunien qui n'hésite pas, lui, à placer en concurrence les pays du Tiers Monde, candidats à l'obtention de l'aide financière américaine, pour en faire bénéficier seulement les meilleurs, c'est-à-dire les pays qui auront le mieux appliqué les préceptes néo-libéraux à leur économie. Mais détrompez-vous : la distance qui sépare leurs points de vue n'est pas très importante ! Nous ne sommes en effet plus très loin de la position des États-Unis, lorsque Guy Verhofstadt encourage, par exemple, l'amélioration de « l'initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés) [...], qui lie l'allègement de la dette à un programme de lutte contre la pauvreté et de réformes économiques » (2), programme calqué bien entendu sur le modèle libéral occidental. Parce que, tout compte fait, un libéralisme même scrupuleux, social ou à visage humain reste toujours un libéralisme. Libéralisme social, socialisme de la 3e voie, écologisme pragmatique, développement durable, ... : on assiste d'ailleurs aujourd'hui - à l'heure de la sacro-sainte communication politique - à une multiplication de ces oxymores.
Le credo libre-échangiste du chef du gouvernement belge, mais aussi certains aspects de sa vision réductrice de la mondialisation - où, par exemple, « les droits humains ne sont pas mentionnés » (3), sans oublier les quelques amalgames et maladresses commis à l'égard des altermondialistes que contenait surtout sa première lettre, tous ces éléments ont déjà été sérieusement critiqués par ceux que Guy Verhofstadt s'obstine encore à qualifier d'"anti-mondialistes" (4) (3). Parlant au nom du Mali et de l'Afrique, Aminata Dramane Traoré a, de son côté, répondu clairement par la négative à la question posée par Guy Verhofstadt : le libre échange peut-il être la locomotive du développement durable ? (5)
Tout est dit donc. Non ! Paradoxalement, le texte des lettres du Premier ministre contient aussi en germe d'autres éléments qui prouvent que les « propositions [de Guy Verhofstadt et consorts] ne sont pas à la hauteur des défis que l'humanité doit relever pour assurer à tous les citoyens de la planète la garantie des droits humains fondamentaux » (3). Exemples.
« Quand pouvons-nous être certains que la mondialisation est bénéfique, non seulement pour un petit groupe de favorisés, mais aussi pour la grande masse des laissés-pour-compte du tiers monde ? » (1), s'interroge notamment un Guy Verhofstadt perplexe, reconnaissant honnêtement que le fossé qui sépare les riches des pauvres va en s'élargissant (2), malgré les prétendus effets "bénéfiques" d'une mondialisation "heureuse". Comment accepter la proposition de notre Premier ministre touchant la remise conditionnelle de la dette des pays pauvres, alors qu'il avoue par ailleurs avec raison que « nous, Européens, combattons la pauvreté d'une main tout en lui permettant de se maintenir de l'autre » ? (2) En critiquant enfin ce qu'il appelle de manière assez simpliste la "bureaucratisation" et le "paternalisme" des ONG et des autorités occidentales en charge de la coopération, le Premier ministre belge se transforme même en avocat de « l'émancipation de la population [des pays pauvres qui] est essentielle pour conduire au développement et à la prospérité » (2), rejoignant de la sorte - mais sans doute seulement à travers les mots qu'il utilise et pas par la signification qu'il leur accorde - le point de vue diamétralement opposé d'Aminita D. Traoré. (5)
Même si notre Premier ministre est de bonne foi, il est tout à fait illusoire de croire que la mondialisation, le marché et le libre échange pourront "sauver la planète" et triompher de la pauvreté. « Car même quand nous sommes pétris des meilleures des intentions, les intérêts d'une multinationale pétrolière ou des cultivateurs européens de betteraves sucrières nous sont plus chers que le sort du peuple Ogoni dans le delta du Niger ou que le piètre revenu des travailleurs des plantations de canne à sucre au Costa Rica » (1) conclut un Guy Verhofstadt lucide, sans évoquer les dégâts planétaires que peuvent aussi provoquer, par exemple, certains aspects de la politique unilatéraliste des États-Unis. Reconnaissons une fois pour toute avec François Partant, que l'aide au développement « est une absolue nécessité pour les pays industrialisés. L'aide ne sert qu'au maintien de l'ordre économique indispensable à la croissance de ces derniers. Par conséquent, elle ne peut que favoriser le sous-développement » (6) du Tiers Monde. Le développement - même ce qu'on appelle le développement durable, notion avec laquelle tout le monde s'accorde aujourd'hui puisque chacun peut y mettre et y trouver ce qu'il désire -, ce développement à la mode occidentale, donc, pour toute l'humanité est un leurre, une utopie totale. La planète terre ne le supportera jamais et tout le monde le sait. Heureusement, il existe d'autres solutions ; il existe même d'autres mondialisations !
Éric Toussaint ouvre déjà une voie lorsqu'il écrit, en donnant des exemples concrets, que « la solution aux inégalités qui se creusent passe notamment par une redistribution de la richesse tant au Nord qu'au Sud » (3). Une redistribution de la richesse, c'est bien de cela que le monde a besoin à l'heure actuelle. Mais alors une redistribution qui dépasse largement le concept de l'annulation de la dette des pays du Tiers Monde. Par conséquent, il s'agirait d'une vraie redistribution des richesses, tant du Nord vers le Sud, qu'à l'intérieur de ces deux entités géographiques, qui inaugurerait une ère nouvelle dont les maîtres mots seraient entre autres : arrêt de la croissance, puis "décroissance conviviale". La combinaison de ces actes "révolutionnaires" permettrait sans doute d'éradiquer plus facilement les pauvretés, richesses et pollutions inutiles, sources importantes des conflits, actes de violence, flux migratoires, crises humanitaires et sanitaires, dérèglements et catastrophes écologiques qui caractérisent le quotidien du monde présent. Utopique ? Pas davantage que l'utopie capitaliste soutenue par notre très libéral Premier ministre. Car « si le système [capitaliste] a naturellement tendance à aggraver les inégalités et les injustices, comment pourrait-on réduire les unes et combattre les autres, sans modifier fondamentalement sa logique, donc sans remettre en danger sa dynamique ? » (6).
Patrick Gillard, historien.
Bruxelles, le 4 décembre 2002
NOTES
(1) Guy Verhofstadt, Lettre ouverte aux antimondialistes sur le paradoxe de l'antimondialisation, dans Le Soir, mercredi 26 septembre 2001.
(2) Guy Verhofstadt, De Doha à Cancun : l'hypocrisie sous la compassion de l'Occident, dans La Libre Belgique, jeudi 17 octobre 2002, p. 13.
(3) Éric Toussaint, Oui, un autre monde est possible, dans La Libre Belgique, mardi 29 octobre 2002, p. 14.
(4) Lettre ouverte au Premier ministre (signée par plusieurs ONG belges), dans Le Soir, jeudi 27 septembre 2001.
(5) Cf. La Libre Belgique, jeudi 28 novembre 2002, p. 38.
(6) François Partant, Que la crise s'aggrave !, L'Aventurine, 2002, p. 86 et 37.