Aminata Traoré refuse la marchandisation de l'Afrique by Patrick Gillard Wednesday November 27, 2002 at 02:29 PM |
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La diffusion d'une partie de l'intervention percutante de vérité d'Aminata Traoré, ancienne ministre malienne du tourisme, dans le cadre de l'émission engagée Face à l'Info du mardi 26 novembre 2002, a permis de sauver quelques passages du discours que l'auteure du récent ouvrage intitulé : Le viol de l'imaginaire adressait directement à notre Premier ministre.
Le Premier ministre, Guy Verhofstadt, a resservi, mardi 26 novembre 2002 à Leuven, devant un panel de personnalités internationales, un de ses grands thèmes de prédilection : la mondialisation libérale. Le menu de cette grand-messe du libéralisme économique se retrouve complètement dans la question phare de ce rassemblement : Le libre-échange locomotive du développement durable ? On connaît bien entendu la réponse du chef du gouvernement belge.
En invitant à la tribune de ces réunions des altermondialistes qui ne partagent pas ses vues, notre Premier ministre peut donner l'impression de prendre régulièrement des risques inutiles. Mais ce n'est qu'une impression. Les discours de ces conférences - la première avait eu lieu l'année dernière à Gand, en pleine présidence belge de l'Union européenne - s'envolent très rapidement. Les actes du colloque de Leuven seront-ils publiés in-extenso ? Ce serait très intéressant, mais rien n'est moins sûr.
« Verhofstadt pose la question : le libre-échange locomotive du développement durable ? La globalisation à l'inspection », titre Le Soir (1), tandis que La Libre Belgique évoque de son côté le « front commun Verhofstadt-Lamy » (2). La lecture des principaux quotidiens belges francophones de ce mercredi 27 novembre 2002 a certainement dû contenter notre Premier ministre : le peu de lignes consacrées à la conférence de Leuven le mettent plutôt en avant, malgré les discours très critiques qui ont été prononcés par différents intervenants dans les locaux de la K.U.L.. Guy Verhofstadt a-t-il dû faire « pression sur les journalistes pour qu'ils restent dans la ligne » ? (3) C'est difficile à dire, bien qu'on sache maintenant que « Verhofstadt appelle régulièrement les journalistes, [ et qu'] ils sont menacés d'exclusion, s'ils ne font pas ce qu'il veut ». (3)
La diffusion d'une partie de l'intervention percutante de vérité d'Aminata Traoré, ancienne ministre malienne du tourisme, dans le cadre de l'émission engagée Face à l'Info du mardi 26 novembre 2002, a permis de sauver quelques passages du discours que l'auteure du récent ouvrage intitulé : Le viol de l'imaginaire (4) adressait directement à notre Premier ministre.
Extraits :
" J'espère que vous serez de ces dirigeants de l'hémisphère nord qui, ..., sauront encourager leurs homologues du sud à accepter le principe du débat ouvert et contradictoire sur la mondialisation libérale et ce que nous, Africains, sommes en droit d'attendre de ce processus.
Car, Monsieur le Premier ministre, l'enlisement actuel du continent [africain] dans des conflits armés découle en grande partie de l'absence du débat véritable que les élites politiques ne s'autorisent pas, parce qu'elles ont peur des vraies réponses, parce qu'elles ont peur de vous contrarier, vous, leurs généreux donateurs. (...)
[A] la question, le libre échange peut-il être le moteur du développement durable en Afrique ? la réponse est évidente : c'est non ! Parce qu'il n'y a pas de libre échange possible entre les anciennes puissances coloniales et leurs anciennes colonies, à qui les premières laissent à peine le choix. Parce que l'Afrique est sous tutelle, comme vous le savez : FMI, Banque mondiale, OMC. Maintenant le développement - après avoir produit, sécrété la pauvreté -, il n'est plus question de lutte contre la pauvreté, ce qui montre jusqu'à quel point nous nous étions trompés de défi. Et justifie aujourd'hui pourquoi nous, nous sommes occupés à nous organiser : ne plus laisser le soin à des dirigeants pris en otage par la communauté des créanciers, ne plus laisser le soin à ces dirigeants-là de parachever la marchandisation de l'Afrique.
Cette position n'est en rien un refus systématique de l'échange de biens et de services entre les humains, comme certains s'empressent de conclure, dès l'instant où l'on remet en question la marchandisation du monde. L'échange dans lequel vendeur et acheteur se connaissent mutuellement et se respectent est familier à tous les peuples de la terre. Les marchés locaux ont été et demeurent, dans beaucoup de cultures, des lieux de vie et de convivialité que l'on fréquente pour voir, rencontrer, déguster et acquérir les biens dont nous avons besoin : nourriture, vêtements, médicaments, mobilier.
Les modalités des transactions étaient et sont la plupart du temps claires pour les parties en présence et respectueux des droits économiques, sociaux et culturels des uns et des autres. Sur ces marchés des humains, l'éthique était le principal facteur de régulation des rapports et des échanges. Des lois coutumières tranchaient les différends et pas nécessairement en faveur des riches.
Le modèle "marchand dominant" nous arrache à ces réalités simples, socialement et culturellement pertinentes pour nous projeter dans une machine à broyer nos normes économiques, à broyer nos principes, les existences elles-mêmes et les rêves. Ce marché [est lointain, lourd, opaque et aveugle au désarroi du plus grand nombre] : je parle de la mondialisation. Peut-on civiliser le commerce mondial, c'est-à-dire l'humaniser lorsqu'il n' a été qu'un acte de barbarie, de dépossession et d'humiliation pour la majorité des peuples du monde et, plus particulièrement, pour l'Afrique ?
La coopération au développement a consisté à maquiller la nature prédatrice du système capitaliste, en usant du mot développement. [...] Le développement a enrichi le développeur et contribue à la ruine des développés. Vouloir pour l'autre, proche ou lointain, ce que l'on souhaite pour soi-même et les siens, tel devrait être l'un des principes régulateurs des rapports Nord/Sud et, plus particulièrement entre l'Afrique et l'Europe. Il n'est pas certain que vous ayons nous-mêmes compris que nous avons le droit et le devoir, et la responsabilité de dire non quand il le faut. Cela suppose entre autres une bonne dose de courage politique dans nos rapports à nos anciens maîtres, l'estime de nous-mêmes et surtout une perception claire de ce que l'on pourrait et devrait faire une fois que nous avons dit non ou tout au moins la volonté de penser et d'imaginer l'alternative". (5)
Voilà donc un discours qui nous présente une Afrique toute différente. Un texte surtout à méditer et à débattre, comme le souhaite certainement notre Premier ministre, lui qui a « constaté que la discussion sur la mondialisation ne fait plus la une de l'actualité dans les médias de par le monde ». (2)
Patrick Gillard, historien
Bruxelles, le 27 novembre 2002
Notes
(1) Philippe Régnier, Verhofstadt pose la question : le libre-échange locomotive du développement durable ? La globalisation à l'inspection, dans Le Soir, mercredi 27 novembre 2002, p. 9.
(2) Olivier Mouton, Un front commun Verhofstadt-Lamy, dans La Libre Belgique, mercredi 27 novembre 2002, p. 8.
(3) Jean-Pierre Stroobants, Les étranges manières des hommes politiques belges, dans Le Monde, mardi 26 novembre 2002.
(4) Actes Sud-Fayard, Paris, 2002, 206 pages, 17 €.
(5) RTBF, La Première, Face à l'Info, mardi 26 novembre 2002.