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Histoire de preuves
by R.B. Friday November 22, 2002 at 06:24 PM

Des preuves ? quelles preuves ?

. La malhonnêteté du soi-disant "dossier" par Robert Fisk
in The Independent (quotidien britannique) du mercredi 25 septembre 2002
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Nous avons beau retourner ces pages de casuistique persillée de "probablement", de "si" et de "peut-être" dans tous les sens, nous ne trouvons toujours aucune justification de faire la guerre.
Le "dossier" de Tony Blair sur l‚Irak est un document tout simplement choquant. Le lire ne peut qu‚emplir de honte et de colère tout être humain digne de ce nom. Ses pages apportent une preuve irréfutable ˆ si ce qu‚elles contiennent est vrai, ce qui reste à démontrer ˆ qu‚un crime de grande ampleur contre l‚humanité a été commis en Irak. En effet, si les détails concernant la construction par Saddam d‚armes de destruction massive sont exacts ˆ et j‚en viendrai, tout à l‚heure, aux "si", aux "mais" et aux "peut-être" ˆ cela signifie tout simplement que notre politique massive, brutale et étouffante de sanctions imposées par l‚ONU à ce pays a totalement échoué. En d‚autres termes, un demi-million d‚enfants irakiens sont morts. Tués, par nous. Pour des prunes !
Remontons en pensée jusqu‚au 12 mai 1996. Madeleine Albright, Secrétaire d‚Etat américaine, nous avait dit que les sanctions fonctionnaient et empêchaient Saddam de reconstruire des armes de destruction massive. Notre gouvernement acquiesça, bien entendu, et Tony Blair resta fidèlement dans la ligne. Mais, le 12 mai, Mme Albright fit son apparition sur la chaîne télévisée CBS. Leslie Stahl, l‚interviewer, lui demanda : "Nous avons entendu dire qu‚un demi million d‚enfants étaient morts (en Irak). Je veux dire<sum> c‚est beaucoup plus que le nombre de victimes à Hiroshima. Et, comment dire<sum> est-ce que ce prix très élevé en vaut la chandelle ?". A la stupéfaction du monde entier, Mme Albright répondit : "Je pense qu‚il s‚agit là d‚un choix très difficile, mais quant au prix<sum> oui, nous pensons que c‚est le prix à payer."
Désormais, nous savons ˆ si M. Blair nous dit la vérité ˆ que le prix payé l‚a été pour rien. Le prix a été payé en centaines de milliers de vies d‚enfants innocents. Mais ce prix incalculable ne valait pas tripette. Le "dossier" Blair nous dit qu‚en dépit des sanctions Saddam a pu continuer à fabriquer des armes de destruction massive. Tout le délire à propos de l‚usage Œdual‚ de la technologie, l‚embargo sur les crayons pour les écoliers ˆ parce que le plomb et le graphite contenus dans leurs mines étaient susceptibles de trouver une utilisation militaire ! ˆ ainsi que notre refus d‚autoriser l‚Irak à importer des équipements destinés à réparer les usines de traitement de l‚eau détruites par les bombardements durant la guerre du Golfe ; tout ça, c‚était du bidon.
Cette conclusion ˆ terrible ˆ est la seule conclusion morale que l‚on puisse tirer des seize pages censées détailler les horreurs chimiques, biologiques et nucléaires que la Bête de Bagdad est supposée conserver, derrière les fagots, à notre intention. Difficile de décider, après avoir lu l‚intégralité du fameux rapport, si l‚on doit rire, ou bien pleurer. Le degré de tromperie et de duplicité atteint dans sa rédaction en dit long sur les marlous qui "conseillent" le gouvernement de Blair et sur son absence de considération pour les parlementaires.
Oh, certes, il y a des petits trucs, de-ci, de-là, qui sonnent vrai. La nouvelle usine de perchlorate d‚ammonium fournie par une société indienne ˆ laquelle a violé les magnifiques sanctions de l‚ONU, bien sûr ˆ est un petit détail qui fait froid dans le dos. Il en va de même du nouveau banc d‚essais pour missiles sur le site d‚al-Rafah. Mais ces éléments sont tellement perdus au milieu de tant de tromperie et de coquinerie que leur intrusion finit par en perdre tout impact et toute efficacité démonstrative.
Voici un exemple, entre mille, de la malhonnêteté de ce "dossier". A la page 45, on nous dit ˆ dans un long chapitre consacré aux violations des droits de l‚homme par Saddam ˆ que, "le 1er mars 1991, à la suite de la Guerre du Golfe, des échauffourées (sic) ont éclaté dans la ville de Bassorah, au sud du pays, lesquelles s‚étendirent rapidement à d‚autres villes du sud irakien, peuples majoritairement de chiites. Le régime répliqua en faisant des milliers de victimes". Le mensonge, dans ce paragraphe, est contenu dans le mot "échauffourées". Il ne s‚agissait en rien d‚échauffourées, ni même d‚émeutes locales, mais bien d‚une rébellion massive à laquelle avait appelé le père du président Bush junior par l‚intermédiaire d‚une radio de la CIA basée en Arabie Saoudite. Les chiites irakiens répondirent à l‚appel à l‚émeute lancé par M. Bush senior. A la suite de quoi, il furent abandonnés à leur triste sort par les Américains et les Britanniques, dont on leur avait donné toutes les raisons de croire qu‚ils viendraient les aider. Ils moururent, par dizaines de milliers : cela n‚a rien d‚étonnant. Mais ce n‚est pas du tout ce que le "dossier" Blair nous dit.
Et quiconque lit les mots ambigus qui parsèment ce texte ne peut qu‚en retirer une profonde préoccupation au sujet des fondements de la décision britannique de partir en guerre. Le programme d‚armements irakien cherche "avec une quasi certitude" à enrichir de l‚uranium. Il "semble" que l‚Irak serait en train de tenter d‚acquérir une ligne de production magnétique. Des preuves existent que l‚Irak a essayé d‚acquérir des tubes en aluminium à usage spécifique dans l‚enrichissement de l‚uranium, mais "il n‚existe aucune preuve absolue" que ces tubes soient destinés à être utilisés dans un programme nucléaire. "Si" l‚Irak a pu acquérir des matières fissiles, il pourrait produire des armes nucléaires d‚ici un à deux ans. Il est "difficile de juger" si les missiles Al-Hussein sont en état de fonctionnement opérationnel. Des efforts en vue de la reprise du programme irakien de construction de missiles ont "probablement" commencé en 1995. Et le "dossier" de continuer ainsi, dans la même veine<sum>
Maintenant, peut-être bien que Saddam a effectivement repris son programme d‚armes de destruction massive. Répétons tous, à haute et intelligible voix, vingt fois : Saddam est un tyran brutal et rusé. Mais tous ces "presque certainement", "il semble que", "probablement" et "si" peuvent-ils sérieusement représenter le cri de ralliement avant l‚envoi de nos grenadier dans les déserts de Kut-al-Amara ?
Les inspecteurs en désarmement de l‚ONU sont dignes de notre haute estime. Il y a pourtant encore plus de tricherie dans le chapitre les concernant. Le rapport cite le Dr. Hans Blix, secrétaire exécutif de la commission des inspections de l‚ONU, qui aurait dit qu‚en l‚absence d‚inspections (depuis 1998), il est impossible de vérifier que l‚Irak respecte bien ses obligations de désarmer. Mais, le 18 août de cette année, le même Dr. Blix déclarait à l‚agence Associated Press qu‚il ne pouvait affirmer avec certitude que Baghdad possédât des armes de destruction massive. Nulle trace de cette déclaration, bien entendu, dans le "dossier" de Blair.
Donc, c‚est tout simple. Si ces pages de "probablement" et de "si" ne servent qu‚à nous tromper, nous n‚avons rien à faire en Irak ˆ surtout pas la guerre. Si, en revanche, toutes les hypothèses avancées dans ce rapport son vraies, nous aurons assassiné un demi million d‚enfants irakiens en vain. Et ça, pour un crime de guerre, c‚en est un. Absolument gigantesque.