arch/ive/ief (2000 - 2005)

"Terres de Confusion" / * Poser la question de l'étranger
by Elise Nijs Friday November 22, 2002 at 03:54 PM
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* "Le capitalisme est devenu fou: le but n'est plus d' échanger mais d'accumuler" / Entretien avec Paola Stévenne sur son film 'Terres de Confusion"

J'ai rencontré Paola Stévenne (°1971) après que j'ai vu son premier film, "TERRES DE CONFUSION". Le thème de "Terres de Confusion" est la migration. Dans son documentaire Paola suive une route du Sud vers le Nord, vers l'Europe ou on a construit la "Fortresse Europe". Paola lui même, vient du Chili. Elle a quité le pays avec sa mère, en fuite pour le dictature militaire de Pinochet. (Elise Nijs)

E.N.: C'est ton premier documentaire ?

Paola Stévenne: "Oui. Mais j'ai déjà assisté à plusieurs films. C'est ce que je fais depuis que j'ai quitté l'école. Le dernier film sur lequel j'ai travaillé est celui de Martha Bergman, "HEUREUX SEJOUR". Je faisais également partie de l'équipe d'assistant de "AU-DELA DE GIBRALTAR" de Mourad Boucif et Taylan Barman, etc…"

EN: Quelles études avez- vous fait?

PS: "J'ai d'abord fait des études de philosophie à l'ULB, mais je voulais faire du cinéma donc j'ai fait mes candidatures en philosophie, puis j'ai fait l'INSAS. J'ai etudié la réalisation."

* Lié à la mort de Semira Adamu / l' indignation était le moteur de travail

EN: Sur quel sujet aimez-vous faire des documentaires?

PS: "Ca dépend vraiment, pour moi, ce n'est pas le sujet le plus important. Quand je sortais de l'école, Fabrice Georges faisait un projet autour de la fermeture d'une usine. Il m'a proposé d'être son assistante. Fabrice se demandait quelle vie les gens peuvent inventer après avoir travaillé pour un patron toute leur vie. Il a choisi de filmer des gens qui n'avaient pas de problèmes financiers ou peu et qui pouvaient s'en sortir comme ça.

Et voilà, je trouvais que le point de vue sur le sujet était intéressant, qu'il permettait de belles rencontres surtout. Mais j'ai du mal par exemple quand tu dis "être intéressée par des sujets sur les réfugiés". Moi, j'ai du mal à dire que je suis intéressée par "les refugiées", "les homosexuels" ... J'ai un problème avec les étiquettes.

C'est vrai en même temps que quand j'ai commencé à réfléchir sur le film (Terres de confusion) c'était il y a quatre ans. C'était lié à la mort de Semira Adamu; en fait l' indignation était le moteur de travail. Mes premières questions portaient sur les centres fermés, sur les sans papiers … Mais en quatre ans je pense que la question que je me pose, aujourd'hui que le film est fini, c'est celle de la place que notre sociéte réserve à l'autre, à celui qui est différent. Je sais que déjà à l'école ce sujet me préoccupait ou m' intéressait simplement."

* "J'aime bien les histoires qu'on raconte dans le café"

EN: Avez vous des documentaires qui vous ont marquée?

PS: "Le tout dernier documentaire que j'ai vu, c'est le dernier documentaire d'Agnes Varda, "LES GLANEURS ET LA GLANEUSE". J'aime Van der Keuken, Pasolini, Godard."

EN: Pourquoi faites-vous des documentaires?

PS: "Ca me va le mieux, je travaille au théâtre aussi. J'aime travailler avec des acteurs au théâtre. J'aime la démarche du documentaire. Quand je suis rentrée à l'INSAS; je connaissais certains documentaires mais vraiment très très peu, les grands noms comme Joris Ivens,Storck, tu vois. Puis j'ai vu des films qui m'ont bouleversé vraiment, je me souviens la première fois que j'ai vu "Herman Slobbe" de Van der Keuken. C'était une révélation vraiment pour moi.Donc j'ai vu que c'est varié, en plus les documentaires il y a plein de choses différentes. Moi j'ai une histoire qui fait que je sais que depuis toute petite que la petite histoire fait la grande histoire. Et puis, j'ai toujours aimé raconter des histoires. J'aime bien les histoires qu'on raconte dans le café, j'aime bien regarder les gens. J'ai découvert qu'il existait une manière de faire du cinéma qui était proche de comment moi je suis. Puis j'aime le tournage en documentaire. Même quand tu tournes dans une grande équipe, c'est trois ou quatre personnes. Et surtout il n'y a pas de hiérarchie en documentaire. En fiction on a besoin d'hierarchie.

EN: Quels sont les atouts pour un documentaire?

PS: "Ce que j'aime au documentaire, c'est sentir que la personne qui est derrière la caméra, est une personne qui écoute et qui est ouverte et qui a un point de vue. Je trouve justement qu'il n'y a pas une recette.

* "La télévision est un outil qui t'achète"

EN: Y a- t-il une très grande différence entre la Flandre et la Wallonie pour réaliser des films?

PS: "Oui,je crois que la télévision flamande s'engage de moins en moins dans des documentaires. La RTBF s'engage toujours. Je pensais pourtant qu'il y avait plus d'argent en Flandres pour la culture."

EN: Quels sont les obstacles majeurs en Belgique pour faire des documentaires?

PS: "C'est naturellement une question d'argent. Combien estimes-tu avoir besoin pour vivre par mois. Je connais des gens qui ont arrêté le cinéma et qui travaillent pour la télé parce qu'ils ont besoin d'une certaine somme d'argent chaque mois. Ils n'ont plus le temps pour faire du cinéma. La télévision est un outil qui t'achète , qui te prend par la main et qui t'entraîne dans quelque chose, tu ne dois pas faire de démarche; déjà aller au cinéma, ça veut dire que tu es active et que tu as envie d'être active.

Il y a toutes les commissions. Je ne sais pas si c'est tellement difficile, je trouve qu'ils ont des critères déjà très proches de ceux de la télévision. Quand on a un projet et qu'on le présente à la commission s'il est en coproduction avec la télé, on a beaucoup de chance pour passer avec ce projet. Un projet qui est présenté sans télévision a plus de mal à passer. Je vois des projects qui sont superbes, et qui n'ont pas eu pas d'argent parce qu'ils sont moins classiques."

EN: Le système de l'argent , c'est quoi dans les autres pays?

PS: "Je ne connais pas bien les modes de production des autres pays. En France les grosses maisons de production ont une aide automatique de l'état. Il suffit qu'ils aient un préachat d'une télévision comme il y a beaucoup de chaînes à la télévision … Ils doivent demander un préachat, écrire une lettre et puis ils ont accès automatiquement à une aide, donc c'est plus facile de lancer des films.

En Espagne c'est très difficile. Ils n'ont pas de tradition de documentaire. Il y a aussi des commissions mais c'est difficile. Il n'y pas d'allocation de chômage comme ici ... En Espagne, les maisons de production produisent beaucoup plus de fiction."

EN: Le côte financier ça commence comment?

PS: "La comission de la communauté française donne de l'argent. La télé est toujours co-producteur des documentaires. La difficulté c'est la durée, vingt six minutes, une heure trente , moi je trouve ça absurde, c'est comme dire à un écrivain qu'il doit écrire un livre de treize pages.

Les ateliers qui dépendent de la communauté française donnent un peu de liquidité et de matériel surtout. Le RTBF donne aussi un peu de liquidité et surtout la service, donc on est obligé de travailler pour certaines choses de télévision.

* "Au départ il y a la colère, un point de vue sur la réalité"

EN: Vous vous basez sur un scénario? Comment est ce processus?

PS: "D'abord pour "Terres de Confusion", il y avait une colère, j'avais envie de le faire parce que j'étais en colère. Alors on met des mots, et en fait je crois un scénario est nécessaire, mais au moment du tournage j'ai oublié tout ça. Pour moi, je crois , c'est nécessaire, mais tu vois au départ il y a la colère, un point de vue sur la réalité, puis j'ai eu besoin de me documenter beaucoup, beaucoup,. Sur la politique euopéenne d'immigration j'ai énormément lu. J'avais besoin de rencontrer beaucoup de gens, et petit à petit je me suis affirmée dans un point de vue, et puis c'est vrai assez vite - même si au début c'était lié aux exigences des commissions - je fais une structure. Comme tu es obligé de faire une structure, tu cherches celle que tu veux pour le film. Au début il y avait plein de choses qui ne sont pas dans le film.

Au moment du tournage, j'ai jeté tout ça dans la poubelle. Je n'ai gardé que quelques éléments, par exemple de travailler des portraits de façon synchrone.

Je ne pense pas qu'un scénario est un tout, mais on doit avoir une direction choisie . Simplement dans mon film j'ai décidé de partir de Ceuta parce qu'il y a un nouveau mur et de terminer à Berlin. Juste au début du tournage, j'étais toute seule avec ma caméra et j'ai rencontré Janeth à Paris, c'était une rencontre forte et il s'est passé vraiment des choses, et je me suis dit, OK la structure c'est ça. Sur le chemin il y a Paris, et le fait que Janeth ne soit pas dans le scénario n'avait aucune importance…"

* "Poser la question de l'étranger"

"Je ne crois pas qu'un scénario est inutile dans un premier temps, mais je ne crois pas que c'est impossible de tourner sans scénario. Je crois qu'il y a un avantage et un désavantage dans un scénario. Pour moi, le travail du réalisateur consiste à choisir l'endroit où filmer consiste à poser le cadre et faire que la réalité vienne à l'intérieur. S'il se passe quelque chose, tu dois être ouvert à ça se qui se passe. Même si ce n'est pas dans ton scénario. Ce n'est pas parce que tu n'as pas prévu quelque chose que cela n'est pas très fort dans le film.

Pour Marseilles je voulais parler du centre de rétention d'Arenc, je voulais montrer que c'est quelque chose qui n'est pas neuf dans l'histoire de l'Europe qui est vieux, au contraire. Ce centre de rétention est connu sur le port de Marseille depuis 1973. Poser la question de l'étranger, d'une société qui divise ceux qui l'habitent en catégories: l'une n' a pas de droits et l'autre en a. La question qui se pose pour moi c'est celle de la nation, de la légitimité de ce genre de système. Je voulais poser cette question à Marseilles et je voulais rencontrer Titou, mais je n'avais réussi à le rencontrer. Donc j'avais envisagé comment tourner tout ça sans Titou. Et puis au moment du tournage on a rencontré Titou.

Par exemple, à Ceuta, les Algériens qui sont sur la montagne ,ce sont eux qui sont venus nous chercher pour filmer. Tu vois, tu as ton point de vue, on doit être sûr de ça mais quand ce n'est pas dans le scénario tu dois tourner avec qui tu es."

* "Ils sont dans l'illégalité donc c'est un risque d'être filmé / C'est un acte politique vraiment pour eux"

EN: Alors pour vous, c'est nécessaire d'avoir un dossier?

PS: "Ca dépend du film. Moi, j'ai besoin d'être très absorbée pas d'être naïve. Je pense que c'est nécessaire pour la qualité du film. Pour "Terres de confusion" j'avais besoin d'être d' être très préparée pour que justement les rencontres puissent être spontanées sincères. Il fallait que je sois consciente de tout ce qui avait en jeu.

Par exemple j'étais très préparée en fait que je rencontrais des gens qui étaient dans la peur de la répression. A la dernière minute ils pouvaient se désister, ou alors ils pouvaient être arrêtés, changer de pays,… Je savais que ça faisait partie du jeu et puis aussi pour moi c'est important de dire à chaque personne que je filmais que j'avais rien à leur promettre. C'est un risque d'être filmé. Ils sont dans l'illégalité donc c'est un risque , c'est un acte politique vraiment pour eux. Pour cela et pour d'autres raisons je pense que c'est nécessaire de ne pas être naïve, de ne pas arriver en disant je suis la gentille cinéaste engagée qui va faire un film qui va changer le monde. Je sais que la situation ne va pas changer, les quinze pays ( de l'Europe) ne sont pas en traîn de discuter du fond du problème mais du dispositif policier qu'ils vont mettre en place. Pour moi par raport à ce sujet- là, c'est important. Là j'ai un projet de film et je suis en traîn de réfléchir parce je pense que je vais commencer assez vite à tourner et peut-être je tournerais toute seule et je n'ai pas le temps d' écrire parce que c'est plus intime, parce que ce sont des rencontres de l'instant."

* "Un pacte symbolique"

EN: Mettez-vous en scène vos personnages parfois?

PS: Qu'est - ce tu penses du fait qu'on dirige les personnages? Je trouve que ça dépend, diriger de genre "Tu viens de là et tu mets le thé comme ça, etc..", moi je n'aime pas ça, parce qu'un documentaire raconte aussi le désir d'une personne filmée, d'être filmée. Si tu peux filmer une personne qui est en traîn de faire naturellement quelque chose, c'est bien. Mais dans un portrait de quelqu'un il y a une mise en scène. Eux se mettent en scène. Nous on pose la caméra , et on dit cela au personnes et eux décident de se mettre en scène dans le cadre."

EN: Où se situe la différence entre la fiction et le documentaire?

PS: "Je trouve que cette question a deux aspects, si on parle uniquement de la narration, il n'y a pas de frontière pour moi. Ils ont un mode de narration très personnel. Après il y a une frontière très nette entre le documentaire et la fiction: un acteur qui est filmé est payé pour être filmé. Il se donne à ce film, à un personnage et il connaît le début et la fin de l'histoire. Je trouve qu'en documentaire, c' est un pacte symbolique que tu as avec les gens filmés. Je trouve ça plus difficile à gérer et très beau aussi."

* "Le capitalisme est devenu fou: le but n'est plus d' échanger mais d'accumuler"

EN: Un documentaire donne la réalité vraiment ou on change aussi la réalité?

PS: "Je crois qu'on a les deux, vraiment. La réalité est modifié quand tu es là avec une caméra. Ce n'est pas la réalité qui est là hors de toi. Il y a une transmission de réel, de ce réel- là tu as été témoin et tu as rencontré des gens ou des lieux et c'est un désir de partager à un moment donné."

EN: Tu trouves qu'un documentaire comporte une mission sociale? Ca peut changer le monde?

PS: "Je trouve qu' en même temps, quoi que tu fasses, tu as une mission sociale, le capitalisme est né du troc, avant les gens échangaient parce qu'ils avaient besoin l'un de l'autre, maintenant c'est devenu complètement fou parce que le but n'est plus d' échanger mais d'accumuler des choses.Pour moi quoi que tu fasses au cinéma , que tu sois cordonnier ou boulanger tu dois avoir un peu de sens social parce qu'on vit dans une société avec des autres. Moi j'ai toujours besoin de parler et échanger avec des autres.

J'ai fait mon film parce qu'il y a quelque chose qui doit changer. Et moi je veux travailler dans le sens d'un changement. Mais je ne crois pas que mon film changera les choses. En tout cas même si ça ne change pas on doit se donner des outils pour la mémoire. C'est primordial pour moi de ne pas oublier le combat de Semira Adamu. Pour moi ce film est important s'il permet qu'on n' oublie pas et qu'on ne fasse pas que comme si ça n'existait pas, comme si les "sans papiers" n'étaient que des statistiques, … Et toutes les personnes dans le film disent qu'elles sont là. C'est faire de la mémoire."

* "Comment un quartier rouge devient un nid de délinquents ?"

EN: Quel sujet t'intéresse encore pour le futur?

PS: "Je suis en traîn de préparer un film dans un quartier pauvre en Amérique Latine, c'est l'histoire de ce quartier à travers des portraits des femmes. Je connais le quartier parce que j'ai vécu là quand j'étais petite. Il y a vingt ans c'étair un quartier rouge, communiste. Ce quartier est né d'une occupation de terre, (comme beaucoup de quartiers latinoaméricains) après il y eu des immeubles, les gens ce sont installés. Aujourd'hui, la presse en parle comme d'un nid de délinquents. Ca m'interesse de chercher à comprendre comment un quartier rouge devient un nid de délinquents. A travers les femmes, je voudrais montrer un bout de l'histoire de cet endroit. Le mari d l'une d'elles a disparu etc…

Je veux tourner en février. C'est un film que je veux faire en plusieurs voyages et vraiment petit à petit. Mais j'ai d'autres projets qui n'ont rien à voir, j'aimerais par exemple filmer des rencontres de musiciens africains et des occidentaux."

Elise Nijs

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Cet entretien a été publié dans Belgian DOC n° 8

* A propos du redémarrage de Belgian DOC

Entre 1996 et 2000, j'ai publié cinq rapports annuels élaborés à propos des documentaires belges. En même temps je tentais aussi de publier un véritable magazine du documentaire. Le manque d'argent (dû, en partie, à l'attitude conséquemment indépendante - sans subventions - de l'ASBL Mediadoc) y a mis un bâton entre les roues. Entre temps, l'expérience de 6 mois d'e-DIOGENE(S) hebdomadaire nous a appris que les bulletins électroniques forment une bonne alternative pour les magazines imprimés fort chers.

Comme je suis régulièrement approché par des gens qui me demandent de ‘recommencer à publier quelque chose' à propos du documentaire, et que je reçois régulièrement des textes intéressants, mais qui ne sont publiables nulle part ailleurs, l'idée de recommencer Belgian DOC, mais cette fois en version électronique, a lentement mûri.

Pour la continuation de cette initiative, je compte sur tous ceux qui, du côté francophone et néerlandophone (mais aussi à l'étranger), trouvent qu'un e-zine à propos du documentaire belge vaut la peine. Envoyez-moi tout ce que vous trouvez intéressant: des articles, interviews, brèves, dates de festivals, … Et si c'est urgent, on pourra toujours le publier dans l'e-DIOGENE(S) hebdomadaire.

Jean-Pierre Everaerts