Si vous voulez la guerre, faites semblant de préparer la paix. by Jean Bricmont Monday November 18, 2002 at 07:32 PM |
Carte blanche parue dans Le Soir de ce vendredi 15 novembre 2002 Si vous voulez la guerre, faites semblant de préparer la paix.
Lors des négociations de Rambouillet qui avaient permis en 1999 de légitimer - à cause de « l'intransigeance serbe » -- les bombardements sur la Yougoslavie, on avait exigé du gouvernement yougoslave qu'il accepte de signer un document où il était spécifié (Annexe B, section 8) que « le personnel de l'OTAN bénéficiera, ainsi que leurs véhicules, bateaux, avions et équipements, du droit de libre passage, sans restriction aucune, à travers tout le territoire de la république fédérale yougoslave, y compris l'espace aérien et les eaux territoriales associés. Cela inclura, mais ne sera pas limité, au droit de bivouac, de manoeuvre, de logement et de l'utilisation de tout endroit ou installation requis à des fins d'appui, d'entraînement et d'opérations. » Notons qu'il s'agissait bien là de tout le territoire yougoslave, pas seulement du Kosovo. L'OTAN pourrait utiliser gratuitement les aéroports, les routes, les chemins de fer, les ports et les télécommunications (sections 11 et 15). Son personnel serait protégé contre toute poursuite ou enquête faite par les autorités yougoslaves (sections 6 et 7).
La résolution 1441 adoptée à l'unanimité par le conseil de sécurité impose des exigences presque aussi inacceptables à l'Irak. D'une part, les Irakiens doivent faire état, dans un délai de trente jours, de tous leurs programmes nucléaires, biologiques et chimiques, y compris ceux dont ils estiment qu'ils n'ont pas d'usage militaire (article 3). On se demande comment n'importe quel pays un peu industrialisé, possédant une industrie chimique par exemple, pourrait satisfaire une telle exigence, ce qui a d'ailleurs été souligné, mais sans effet, par Hans Blix, qui dirige la nouvelle mission d'inspection . Néanmoins, toute fausse déclaration sera considérée comme une violation de la résolution (article 4). Par ailleurs, les inspecteurs pourront interdire aux Irakiens de circuler dans n'importe quelle partie de leur territoire (article 7). Un nombre « suffisant » mais non spécifié de troupes de l'ONU pourra assurer la sécurité des inspecteurs. Finalement, ceux-ci pourront emmener, avec leur famille, pour interrogatoire hors d'Irak, n'importe quel citoyen irakien (article 5). C'est-à-dire qu'il peuvent en principe demander même à Saddam Hussein de les suivre aux Etats-Unis. Pour couronner le tout, le conseil réaffirme son engagement en faveur de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de l'Irak.
Pour apprécier à sa juste valeur cette « dernière chance pour la paix », il est utile de penser au témoignage de Scott Ritter, républicain américain et ancien inspecteur de l'ONU en Irak qui, outre qu'il parcourt le monde en déclarant qu'en 1998 l'Irak était désarmé, a affirmé au Sénat français, le 10 avril 2002, que « quand Richard Butler ? a autorisé l'emploi de ces techniques sensibles utilisées par mon équipe pour trouver des armes, pour enquêter sur la sécurité de Saddam Hussein à la demande des Etats-Unis d'Amérique, afin de favoriser la politique unilatérale américaine de renversement du régime, alors cela est devenu de l'espionnage. C'est la raison pour laquelle je suis parti : je ne voulais pas participer à cela. » On se rappellera aussi que devant le tribunal de La Haye, Rade Markovic, ancien chef de la sécurité de Serbie, présenté comme témoin de l'accusation au procès Milosevic, a déclaré, le 26 juillet 2002, s'être vu offert une vie de luxe à l'étranger (avec sa famille) s'il acceptait de faire un faux témoignage. Ainsi va la justice des puissants.
Dans le monde arabe, on fait contre mauvaise fortune bon c?ur. La Syrie tente de justifier son vote en assurant qu'il permet d'éviter la guerre, alors que le New York Times (du 9 novembre) écrit que la campagne de bombardements durera moins d'un mois et que les Etats-Unis craignent que les Irakiens, soit par des commandos-suicide, soit en se battant dans les quartiers des villes, ne souillent la victoire américaine avec leur propre sang, dans l'intention d'augmenter les sentiments anti-américains dans la région. Quels barbares ! Il est d'ailleurs erroné de dire que la guerre va commencer - elle n a fait que se perpétuer depuis 1991, avec des dizaines de milliers de vols anglo-américains sur l'Irak et des centaines de milliers de morts dus à un embargo d'une cruauté unique dans l'histoire.
La résolution 1441, c'est le Munich du Tiers Monde - donner carte blanche à l'impérialisme le plus agressif du moment, comme l'avaient fait les dirigeants anglais et français en 1938. Un grand progrès a été réalisé depuis la guerre en Yougoslavie : celle-ci n'avait aucune base juridique, alors que celle contre l'Irak sera probablement légale, une fois que des preuves de violation de la résolution par l'Irak auront été trouvées. La France a rendu un fier service aux Etats-Unis, même si ceux-ci rechignent à l'admettre : il y a mieux pour les puissants que de violer le droit - c'est d'avoir un ordre légal à leur botte.
Sous peu, il ne restera plus aux soldats irakiens qu'à livrer un baroud d'honneur et à leurs dirigeants à choisir entre le tombeau et la prison. Ils résisteront peut-être héroïquement, mais comment combattre sous un déluge de bombes, face à un adversaire qui possède l'arme nucléaire et qui se déclare prêt à s'en servir si la résistance est trop forte ? Les survivants devront revivre pour une période indéterminée ce qui a été le sort de l'immense majorité de l'humanité pendant des décennies si pas des siècles : le joug colonial. Ce ne sera pas nouveau pour eux : après la fin de l'empire turc, Lord Curzon, qui dirigeait les affaires étrangères britanniques, avait proposé que le Moyen Orient soit gouverné par une « façade arabe dirigée par les britanniques », sans administration directe, mais dissimulée par des « fictions constitutionnelles » telles que qu'un « protectorat, une zone d'influence, un état tampon etc. ». C'est le renversement de cette façade qui a d'ailleurs mené aux régimes actuels que l'on déplore tant.
On pillera leurs ressources - ce sera la reconstruction de l'Irak. On dilapidera leur pétrole dans nos maisons surchauffées, nos bouchons et nos usines ; au passage, on détruira peut-être le climat de la planète. On éliminera de leur personnel politique tous ceux qui risquent de défendre un tant soit peu la souveraineté du pays - ce sera la démocratisation de l'Irak. Beaucoup d'ONG et de défenseurs des droits de l'homme se réjouiront de la disparition d'un tyran (sans avoir le courage d'en remercier G. W. Bush). De mauvais esprits se rappelleront que, s'il y a beaucoup de tyrans dans le monde, seul Saddam Hussein a osé dire, après le 11 septembre : « ceux qui pensent que la vie de leur peuple est précieuse doivent se rappeler que la vie des autres peuples du monde est précieuse aussi ».
Les nouveaux maîtres de l'Irak remercieront les Etats-Unis de les avoir libérés. Lorsque les Irakiens seront suffisamment découragés, on organisera des élections libres. Peut-être que, comme les Serbes, ceux-ci « voteront avec leurs pieds », c'est-à-dire resteront chez eux plutôt que d'élire des dirigeants choisis par nous. On élaborera de nouveaux plans de paix en Palestine.
Pendant ce temps, les intellectuels pro-occidentaux travaillent. Ils remettent avec empressement leur copie sur le sujet du moment : la critique du fanatisme religieux et de l'intolérance. On réédite Voltaire. On met en garde contre l'antiaméricanisme, cette maladie qui est censée affliger tout particulièrement le pays d'Europe où les manifestations contre la guerre sont les plus faibles, à savoir la France. Rares sont ceux qui se demandent si le véritable fanatisme n'est pas cette soif infinie de puissance et de profit qui domine l'Occident, ni si la colère que tant d'injustice et de cynisme provoque dans le monde arabe et musulman n'est pas légitime. A moins qu'un vaste mouvement international ne renverse le cours des choses, on s'apercevra peut-être un jour que le 11 septembre n'était qu'un début.
Jean Bricmont