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La reconstruction de l'Afghanistan
by Patrick Gillard Monday November 18, 2002 at 05:49 PM
patrickgillard@skynet.be

«Dans l'Afghanistan d'aujourd'hui, les enfants jouent de nouveau au football, on peut entendre de la musique, et les filles sont retournées à l'école. » Francis X. TAYLOR

La levée de quelques interdits talibans, à laquelle, pour des raisons culturelles, les Occidentaux attachent d'ailleurs beaucoup plus d'importance que les prétendus bénéficiaires locaux, peut-elle constituer à elle seule une preuve de la reconstruction de l'Afghanistan ? La réponse à cette question est bien entendu négative : la reconstruction d'un pays ne se mesure pas uniquement à la présence ou non dans ses villes d'un certain nombre de produits et/ou activités propres à la société occidentale.

C'est pourtant l'impression réductrice que produit la lecture d'une partie du message de Francis X. Taylor, ambassadeur et coordinateur étasunien de la lutte contre le terrorisme, lorsqu'il écrit que : « dans l'Afghanistan d'aujourd'hui, les enfants jouent de nouveau au football, [qu']on peut entendre de la musique, et [que] les filles sont retournées à l'école. [Bref, qu'] une large coalition internationale aide à la reconstruction de l'Afghanistan pour que jamais plus il ne soit un sanctuaire pour des terroristes » (1). Ce "Monsieur terrorisme" américain reconnaît quand même « qu'il y a encore du pain sur la planche ». (1)

Dire que le gouvernement afghan et la communauté internationale ont encore du pain sur la planche est un euphémisme, tellement le défi à relever dans ce pays est énorme, après plus de vingt ans de guerre.

L'UNICEF et les Centers for Disease Control (CDC) ne viennent-ils pas de rappeler, par exemple, que « l'Afghanistan est l'un des pires endroits du monde pour la santé des femmes » ? (2) C'est en effet la catastrophique conclusion qui ressort d'une enquête menée par ces deux organisations dans quatre provinces afghanes couvrant des zones rurales et urbaines, entre mars et juillet 2002. Avec « en moyenne 1 600 décès de mères pour 100 000 naissances vivantes », les statistiques indiquent clairement que « l'Afghanistan [où quelque 515 000 femmes continuent à mourir chaque année pendant leur grossesse ou au cours de l'accouchement] est probablement le pire endroit du monde pour une femme enceinte ». (2) La situation sanitaire des enfants, dont un sur deux « souffre de malnutrition et 40 pour cent (...) meurent de diarrhée et d'infections respiratoires aiguës », n'est guère plus reluisante dans ce pays, où « le taux de mortalité des moins de 5 ans (...) est d'environ 257 pour 1 000 naissances vivantes (...), soit un enfant sur quatre ».(2)

Dans des conditions sanitaires aussi déplorables, de nombreuses mamans n'auront pas la joie de voir leurs enfants pratiquer leurs activités favorites. Beaucoup d'enfants ne joueront jamais au football, ni n'écouteront de la musique. Toutes les filles n'iront pas à l'école. Quant à celles qui auront la chance d'y accéder, elles manifesteront peut-être un jour, au péril de leur vie, dans les rues de Kaboul, comme viennent de le faire des universitaires, afin de dénoncer leurs mauvaises conditions de travail. Le 11 novembre dernier, « les étudiants protestaient [en effet] contre les conditions de leur logement en dortoirs, sur le campus de l'université de la capitale, qui les empêchent de travailler de façon satisfaisante. Des centaines d'entre eux ont dénoncé le fait qu'ils ne pouvaient par réviser le soir en raison des coupures d'électricité ». (3)

Outre qu'elle vise naturellement à cacher la triste réalité de la situation afghane d'aujourd'hui dépeinte rapidement ci-dessus à l'aide de deux exemples récents, l'utilisation de clichés réducteurs par Francis Taylor et consorts, un an après ce qu'il est convenu d'appeler la libération de Kaboul par les forces de l'Alliance du Nord soutenues par celles la coalition internationale formée au lendemain des attentats du 11 septembre, a aussi pour but de légitimer a posteriori la prétendue guerre menée au terrorisme en Afghanistan et ce, malgré ses échecs patents au regard des objectifs fixés au départ et malgré ses quelques bavures sur lesquelles la presse revient d'ailleurs de moins en moins souvent. Mais cette désinformation a encore pour objectif de nous démontrer, étant donné que la reconstruction de l'Afghanistan serait en bonne voie, que la guerre au terrorisme - cette formule simpliste qui marche - peut être exportée dans tous les lieux de la planète où sévissent prétendument des terroristes islamistes ou tous ceux que l'on assimilent par commodité à ces terroristes, même s'ils défendent des causes anciennes et reconnues par une grande partie de la communauté internationale, comme les Tchétchènes et les Palestiniens, ou encore comme les Irakiens que les nouveaux maîtres du monde et leurs serviles vassaux feignent sans cesse de confondre avec les représentants du réseau Al-Qaïda.

« La situation sur le front terroriste étant aussi précaire, faut-il ajouter une guerre [contre l'Irak] à une autre guerre [contre le terrorisme] », s'interroge sagement Gérald Papy. (2) Non, bien sûr. Mais ne faudrait-il prioritairement secourir tous les Afghans et toutes les Afghanes, écouter vraiment les revendications tchétchènes et régler le problème palestinien ? L'argent qu'on jette dans ces guerres ne suffira peut-être pas pour financer d'audacieux et authentiques plans de reconstruction, mais il sera nécessaire.

Patrick Gillard, historien.
Bruxelles, 15 novembre 2002

Notes :

(1) Francis X. Taylor, La lutte contre le terrorisme, dans La Libre Belgique, jeudi 7 novembre 2002, p. 14.

(2) L'Afghanistan est l'un des pires endroits du monde pour la santé des femmes, affirment l'UNICEF et le CDC, 7 novembre 2002 (Cf. http://www.newspresspro.com/aff_comm.php?communique=FR122510 )

(3) Un mort lors d'une manifestation d'étudiants à Kaboul, 12 novembre 2002 (cf. http://www.edicom.ch/news/international/021112055037.tu.shtml )

(4) Gérald Papy, Terrorisme : ne pas se tromper d'objectif, dans La Libre Belgique, jeudi 14 novembre 2002, p. 14.