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Une histoire populaire des Etats-Unis : rencontre chez Aden
by bendyglu Saturday November 16, 2002 at 04:31 PM

Howard Zinn Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours Traduit de l'anglais par Frédéric Cotton rencontre débat avec thieryy Discepolo (Agone) et jean bricmont Samedi 16 novembre à 20 heures Librairie Aden 44 Breart, B-1060 Saint-Gilles

Cette histoire des États-Unis présente le point de vue de ceux dont les manuels d'histoire parlent habituellement peu. L'auteur confronte avec minutie la version officielle et héroïque (de Christophe Colomb à George Walker Bush) aux témoignages des acteurs les plus modestes. Les Indiens, les esclaves en fuite, les soldats déserteurs, les jeunes ouvrières du textile, les syndicalistes, les GI du Vietnam, les activistes des années 1980-1990, tous, jusqu'aux victimes contemporaines de la politique intérieure et étrangère américaine, viennent ainsi battre en brèche la conception unanimiste de l'histoire officielle.

Howard Zinn a enseigné l'histoire et les sciences politiques à la Boston University, où il est aujourd'hui professeur émérite. Son œuvre (une douzaine d'ouvrages) est essentiellement consacrée à l'incidence des mouvements populaires sur la société américaine.

Revue de presse

Vers une nouvelle alliance contre les puissants ?

Depuis une quinzaine d'années, on assiste, aux Etats-Unis, à une remise en question fondamentale de l'histoire. Ce renouveau s'est manifesté dans des études ponctuelles sur l'esclavage et la reconstruction (1), la période révolutionnaire (2), la formation du « capitalisme politique » (3), ainsi que dans l'analyse de l'expansion territoriale (la conquête de l'Ouest) perçue comme la première étape de l'impérialisme américain (4). En commun, dans ces ouvrages, le refus de la simplification : pour ces historiens, l'esclave, par exemple, n'est pas le « Sambo » détruit par l'univers concentrationnaire de la plantation, ni le « super-africain » qui affirme son identité conquérante dans l'adversité, mais un « afro-américain » dont les comportements complexes relèvent simultanément de l'accommodation et de la résistance. En commun aussi la volonté d'une approche globale où la réalité est saisie dans sa multiplicité : la dimension économique est essentielle, mais non moins fondamentales les dimensions politique, sociale, militaire, idéologique et culturelle. Tous ces éléments sont imbriqués les uns aux autres, ils conservent néanmoins une relative autonomie.

Une autre constante est la volonté d'exprimer le point de vue – habituellement occulté – de l'opprimé : l'Indien, le Noir, le Chicano, le Portoricain, le minoritaire ethnique, mais aussi le soldat, le prisonnier, le gréviste, le sans-travail et la femme. On recourt à des sources non officielles, ignorées ou sous-utilisées jusqu'à une date récente : récits d'esclaves, confessions de prisonniers, correspondance de militaires, journaux de femmes, biographies et autobiographies, auditions publiques et autres documents appartenant à la tradition orale. On s'intéresse davantage aux mouvements populaires et aux modalités d'action – et cela dès le début de l'histoire américaine : grèves paysannes et ouvrières, boycottage par des locataires et des consommateurs, formes multiples de désobéissance civile, organisations de base (grassroot movments), tentatives de création d'un troisième parti politique, liens entre luttes syndicales et actions communautaires, etc.

Le nouveau livre de Howard Zinn A People's History of the United States (5) incarne toutes ces tendances. Une histoire du peuple, par le peuple, pour le peuple. Pour Zinn, l'histoire est la « mémoire du peuple » et non pas, comme pour Henry Kissinger, la « mémoire des Etats » (6). C'est aussi la première synthèse qui propose, à partir des centaines d'études spécialisées, une vision d'ensemble de la politique intérieure et étrangère des Etats-Unis, du débarquement de Christophe Colomb en 1492 à l'embarquement dans l'austérité de l'année 1980. Destiné notamment à un public étudiant, ce livre apparaît comme un contre-manuel par le choix du point de vue, la nature des matériaux présentés et, surtout, par la conception créatrice de l'histoire qui le sous-tend. Plus encore que leurs équivalents français, les manuels américains – comme le démontre brillamment Frances Fitzgerald dans America Revised (7) – déforment l'histoire selon les exigences idéologiques et les modes du moment, manipulent les enfants plutôt qu'ils ne les informent, et surtout vident l'histoire de son potentiel de subversion en niant l'impact du passé sur le présent et le futur. Cette conception aplatie de l'histoire, montrée comme un présent toujours renouvelé, encourage le statu quo. Le livre de Zinn, au contraire, contraint le lecteur à tirer les leçons du passé.

C'est un défi que de vouloir combiner trois conceptions réputées contradictoires : l'histoire comme science, l'histoire comme éducation politique, l'histoire comme morale. C'est pourtant ce que tente Howard Zinn de livre en livre, la première fois dans S.N.C.C. (8) à propos des nouveaux abolitionnistes qui luttent pour les droits civiques des Noirs dans le Sud des années 1960. Un même idéal l'anime lorsqu'il organise, avec Noam Chomsky et Dave Dellinger, le mouvement contre la guerre au Vietnam. Aujourd'hui, il est menacé de licenciement, ainsi que quatre autres professeurs titulaires de l'université de Boston, pour s'être opposé à une administration universitaire chaque jour plus autoritaire qui censure les journaux étudiants, refuse les procédures légales de syndicalisation des personnels enseignants et administratifs et cherche à confisquer, les uns après les autres, les acquis des années 60. Le chercheur, le citoyen, l'être moral sont pour lui indissociables.

Ce livre sera sans doute critiqué par les historiens « objectifs », choqués par le parti ouvertement pris par l'auteur. Il le sera également par les « intégristes du marxisme », irrités par une interprétation pluridimensionnelle qu'ils trouveront équivoque. Zinn refuse le système d'explication unique, et parfois les détails s'accumulent, contradictoires. Des lignes de force émergent néanmoins : la réalité de la lutte des classes – dans un contexte sensiblement différent du nôtre ; la permanence de la résistance du peuple ; l'adaptabilité des techniques de contrôle social ; l'incertitude, mais aussi la nécessité du combat. Les jeux ne sont jamais faits. Cette histoire du peuple américain est précieuse en cette aube d'une décennie marquée par des politiques de restructuration idéologique autant qu'économique et sociale. Signe des temps, la multiplication des histoires (et des films) qui montrent que la guerre au Vietnam n'a été qu'une « erreur malheureuse ».


Ceux que l'on exclut, ceux que l'on courtise

Le « peuple », pour Zinn, c'est le contraire de l'élite qui possède, contrôle et gouverne. Il comprend ceux que l'élite exclut d'emblée : la majorité des Noirs, des Indiens, des pauvres – considérés comme une menace permanente à l'ordre. Il comprend également ceux que l'élite courtise et cherche à intégrer par le jeu éternellement renouvelé de la concession et de la répression : la fraction la plus aisée des travailleurs des villes et des campagnes, et les « cols blancs ». Les cloisons ne sont pas étanches entre ces classes qui rappellent un « lumpenproletariat » multiracial et une « aristocratie ouvrière » élargie aux artisans et aux petits commerçants. Le système peut absorber certains éléments du premier groupe et améliorer la condition du second, selon l'état économique de la nation et l'intensité des revendications populaires. C'est sa force et sa faiblesse, car les exigences peuvent devenir trop coûteuses, la politique de division sur laquelle est fondé le pouvoir de l'élite peut être déjouée. L'histoire américaine est une variation sur ce thème avec, d'un côté, ceux qui encouragent la division, de l'autre, ceux qui cherchent à la dépasser. Les facteurs de fragmentation sont ici plus nombreux : les distinctions de classe recoupent celles des ethnies (immigrants), des races et des sexes.

Les Indiens constituent la première composante du peuple, la plus inquiétante, la plus étrangère, la plus irréductible. Leur histoire se confond avec la genèse de l'idéologie occidentale : les historiens officiels admettent que les Indiens ont souffert et même qu'ils ont été victimes d'un génocide injuste, mais c'était le prix (nécessaire) d'un progrès (inévitable). La relation est donc naturelle, voire fatale, entre progrès et destruction.

Les Indiens fournissent la terre, les Noirs la main-d'oeuvre : dix à quinze millions d'Africains sont importés aux Amériques avant la fin du dix-septième siècle, et l'on estime que l'Afrique perd quelque cinquante millions d'hommes et de femmes au cours des siècles où se constitue le monde occidental moderne. Aux Etats-Unis, dès l'origine, l'élite pratique délibérément la division. On envoie les Noirs se battre contre les Indiens dans le Sud. On punit les rapports entre Noirs et Blancs : en Virginie, une loi de 1661 condamne « tout serviteur blanc qui s'est enfui avec un Noir à fournir plusieurs années de travail gratuit au propriétaire de l'esclave fugitif ». En 1691, une autre loi prévoit le « bannissement de tout homme ou femme de race blanche et libre qui épouse un Noir, un mulâtre, un Indien, homme ou femme, libre ou non ». Dans une lettre, en 1738, le gouverneur de Caroline du Sud précise que la « politique de son gouvernement a toujours été de créer de l'aversion entre les Indiens et les Noirs ».

Troisième composante de la classe des opprimés, nombreuse et militante dès l'origine, la masse des Blancs pauvres : les sans-terre (journaliers ou petits métayers), les petits propriétaires terriens, les ouvriers des villes, les serviteurs blancs (indentured servants), les chômeurs déjà nombreux. La mobilité sociale est faible : les statistiques montrent que, après s'être libérés de leur contrat de travail, 10 % des esclaves blancs deviennent petits artisans, 10 % petits métayers, mais que 80 % d'entre eux restent ouvriers ou journaliers ou qu'ils retournent dans leur pays d'origine. Quant aux petits fermiers blancs, ils sont pris, dès le dix-septième siècle, dans l'engrenage de l'exploitation ; les Indiens sont harcelés par ces modestes hommes de la frontière, eux-mêmes imposés et contrôlés par l'élite de Jamestown. Pourtant des révoltes éclatent, puissantes mais aussi ambiguës : la plus célèbre – la « rébellion de Bacon » en 1676, un siècle avant la Déclaration d'Indépendance – est organisée par de petits fermiers auxquels se joignent des esclaves blancs et noirs, mais elle est tournée autant contre les Indiens, occupants des terres vierges convoitées, que contre les grands propriétaires terriens anglais ou américains.


Les schémas de contrôle social

La stratégie de base consiste, pour l'élite, à structurer, destructurer, restructurer les rapports sociaux et à imposer un contrat social fondé simultanément sur la division et l'intégration. Pour le peuple, il convient, au contraire, de résister à ces pratiques, de prendre conscience des intérêts communs, d'obtenir des concessions sans se laisser séduire par un consensus artificiel. Du côté du pouvoir, il ne s'agit pas d'une conspiration consciente, mais plutôt de l'accumulation de réponses tactiques qui se transforment, au vingtième siècle, en une stratégie d'ensemble, ainsi qu'en témoignent l'élaboration et la mise en place, par le grand capital et par l'Etat, du réformisme libéral dès avant la première guerre mondiale, puis du New Deal rooseveltien et autres « accords » sociaux, enfin d'une politique de planification capitaliste avec le président Nixon.

A l'époque pré-révolutionnaire, les objectifs de l'élite sont complexes : mater les rébellions populaires (ce qui fut fait avec une violence exemplaire dans le New-Jersey, en 1740, lorsque des paysans libèrent leurs camarades emprisonnés pour avoir refusé de payer le loyer des terres) ; détourner les paysans assoiffés de terre de l'alliance qui se dessine avec les Anglais contre les Américains (la réussite n'est que relative, notamment dans la vallée de l'Hudson) ; canaliser les masses que l'on a préalablement incitées à résister aux impôts de la Couronne mais qui veulent aller plus loin (ce fut le cas des Bostoniens qui détruisent, en 1765, la propriété du collecteur d'impôts) ; accorder aux ouvriers spécialisés et aux artisans, en plus des concessions économiques, des libertés politiques qui ne remettent pas en cause les structures de classe.

C'est dans ce contexte qu'apparaît une arme nouvelle : la rhétorique révolutionnaire. Ce discours doit tout à la fois soulager la tension entre les classes sociales et mobiliser les masses contre les Anglais. Patrick Henry, Thomas Paine, Jefferson en sont les créateurs et les maîtres. On proclame le droit – le devoir – de révolte contre toute tyrannie, les limites du pouvoir d'Etat considéré comme un mal nécessaire, le contrôle de ce pouvoir par le peuple, le droit de tout peuple à l'autodétermination, etc. Peu importe le nombre des exclus. Peu importent les révoltes que l'on tait. Peu importent les contradictions à venir d'une Constitution résolument centraliste. L'essentiel est qu'aucune classe sociale nouvelle n'accède au pouvoir avec la révolution.

Dans les années 1830-1840, Henry Jackson poursuit cette opération idéologique : il glorifie le « common man », l'"homme démocratique » également chanté par Walt Whitman, l'Américain aux possibilités illimitées. Chacun se complaît dans cette image – en particulier les nouveaux travailleurs urbains, en col blanc, qui émergent dès cette période, vêtus comme des bourgeois, moins mal payés que les « cols bleus », alliés tout désignés de l'élite. Mais c'est à Lincoln que revient le privilège de fondre la rhétorique révolutionnaire et démocratique en une rhétorique nouvelle, celle de l'union. Lincoln n'est ni pour ni contre l'esclavage, même si l'ambiguïté de son discours – souvent double – permet à chacun d'y trouver ce qu'il souhaite ou ce qu'il craint. Poussé dans ses retranchements par un journaliste du New York Tribune, il établit en 1862 la commode distinction entre son « devoir d'Etat » (l'Union) et son « souhait personnel » (l'émancipation). Le seul conflit véritable est celui qui oppose deux élites, celle du Nord et celle du Sud. Et la seule urgence est la mobilisation des masses afin de défendre l'unité nationale.

C'est autour du concept d'unité, d'intégrité, de sécurité nationale – associé à l'idéal d'autodétermination – que s'organise le consensus en périodes d'avant-guerre. Les ressemblances sont frappantes dans les discours et les grands moyens d'information, quel que soit le conflit : guerre d'indépendance, guerre contre le Mexique, guerre contre l'Espagne, guerres contre l'Allemagne. L'exemple le plus frappant concerne Cuba : le peuple américain est convaincu qu'il va se battre pour libérer les Cubains du colonialisme espagnol. Au même moment, le président McKinley précise dans une correspondance privée : « Nous devons considérer cette intervention (à Cuba) comme rien de moins qu'une déclaration de guerre des Etats-Unis contre les révolutionnaires cubains. » Peu avant, en 1897, en pleine crise économique et en plein conflit social, Theodore Roosevelt écrit à un ami : « Entre vous et moi, je considère que toute guerre, ou presque, serait bienvenue. Notre pays a besoin d'une guerre. »


Mémoire des opprimés

D'autres pratiques de contrôle social sont démontées par Howard Zinn : le recours à la loi pour favoriser l'accumulation du capital ou pour pacifier le peuple. La Cour suprême prend des libertés avec la Constitution au nom du droit des Etats. L'exécutif refuse d'appliquer une décision de la Cour suprême (le président Jackson, par exemple). Les Etats violent en toute impunité les amendements de la Constitution qui garantissent la liberté des Noirs, etc. Le mensonge présidentiel a de lointains antécédents : le président Polk n'hésite pas à inventer l'incident qui va lui permettre d'intervenir au Mexique ; il affirme néanmoins devant le Congrès que l'armée américaine n'a fait que réagir à l'agression mexicaine. Le rituel de la répression se répète inlassablement : police, milice, troupes fédérales. L'Etat est au coeur du système. Comme le montre Claude Julien dans le Rêve et l'Histoire (9) – cette autre contre-interprétation de deux siècles d'Amérique, – l'Etat prend le parti du capitalisme contre la démocratie, de l'ordre contre la liberté, du racisme contre l'égalité.

L'apport le plus original de Zinn est, sans aucun doute, sa fidélité à la mémoire du peuple. Une mémoire riche, concrète, contradictoire, qui ne cède ni à la complaisance ni à l'autosatisfaction. L'objectif est de montrer, sans illusion excessive, la permanence d'un pouvoir populaire, l'épaisseur d'un passé qui doit instruire le présent, la nature de luttes qui sont à la fois des réponses défensives à la répression et des manifestations actives et authentiques de la culture du peuple.

Quelle mémoire ? Celle des Indiens, bien sûr, dont on a beaucoup parlé dans les années 60 : mémoire de traités violés, de terres spoliées, de cultures détruites, de résistance spirituelle. Celle des Noirs, faite de soumissions apparentes, de cadences brisées, de révoltes armées. Celle des victimes de ce que Zinn appelle l'« autre guerre de sécession » – les esclaves blancs, les petits fermiers, les journaliers, etc., – dont les luttes ponctuent l'ordre établi : dans les seize années qui suivent la rébellion de Bacon, on ne dénombre pas moins de dix-huit révoltes contre les gouvernements coloniaux, six soulèvements noirs et quarante rébellions diverses. Pourtant, les manuels scolaires continuent à ignorer la réalité des luttes de classes.

La mémoire du peuple est aussi celle des « intimement opprimés ». En mars 1776, Abigail Adams écrit à son époux John Adams, futur président des Etats-Unis : « N'oubliez pas les dames ! » La conscience de l'oppression est ancienne et les formes de résistance infinies : en 1819, devant la législature de l'Etat de New-York, Emma Willard s'oppose à Jefferson, à sa conception de l'éducation féminine, « exclusivement destinée à apprendre aux femmes à déployer les charmes de la jeunesse et de la beauté ». Dès la guerre révolutionnaire, les femmes se sentent manipulées : un magazine offre un prix au meilleur essai sur le thème suivant : « Comment la femme américaine peut-elle le mieux prouver son patriotisme ? » Quelques décennies plus tard, une première version de l'idéologie de la domesticité apparaît dans la presse féminine avec le slogan « séparée mais égale » – formule que l'on proposera ultérieurement aux Noirs. L'année 1840 voit la première déclaration d'indépendance des femmes. La participation féminine est intense dans le mouvement abolitionniste, celle des femmes noires en particulier.

La mémoire du peuple est encore celle des soldats-prolétaires que l'on invite, d'abord à contre-coeur, à se battre pour l'indépendance. Ils s'engagent. Ils se mutinent lorsqu'ils apprennent, par exemple, que leurs officiers, eux aussi déçus, se voient promettre une demi-solde à vie, après la guerre. Leurs camarades noirs se mutinent lorsqu'on leur demande, quelques décennies plus tard, de tirer sur les Philippins, hommes, femmes et enfants au-dessus de sept ans. Beaucoup de soldats noirs désertent, et certains vont combattre aux côtés des Philippins, leurs frères de couleur. Les mutineries blanches et noires sont fréquentes, ainsi que les révoltes populaires contre la conscription que les riches réussissent à éviter. Mais de tout cela, point de trace dans l'histoire officielle.

Dans cette étude, qui n'est jamais systématique, deux constantes s'affirment, irréductibles et antagonistes : d'une part, l'inépuisable capacité de résistance d'hommes et de femmes en apparence impuissants, et en apparence satisfaits de leur sort ; de l'autre, les ressources infinies d'un système de contrôle, le plus ingénieux de l'histoire du monde. Avec leurs réserves en matières premières, en talents, en main-d'oeuvre, les Etats-Unis peuvent distribuer assez de richesse à assez de gens pour limiter le mécontentement à une minorité rebelle.

Nombreuses sont les ruses du pouvoir : « syphonage » des revendications par les partis politiques, intégration des élites populaires, intériorisation de la responsabilité de l'échec. ("Si vous êtes pauvres, déclarait un jour le romancier Vonnegut, c'est que vous n'avez pas su être riches !") Nombreuses, les ambiguïtés des forces progressistes : par exemple, face aux interventions expansionnistes, les travailleurs, les organisations syndicales et même les partis socialistes finissent par céder à la fatale union entre guerre et prospérité...

Howard Zinn n'est pourtant pas sans espoir. La « classe moyenne » que l'élite cherche à s'allier depuis l'époque prérévolutionnaire, la « classe-tampon » qu'elle dresse contre les pauvres, les immigrants, les minorités raciales, la « nouvelle classe ouvrière » – aujourd'hui constituée par les ouvriers spécialisés, les « cols bleus », les « cols blancs », auxquels se sont joints les enseignants, les fonctionnaires fédéraux et municipaux, les cadres moyens et moyennement supérieurs – est en train de se lézarder. Les « gardiens du système » sont eux aussi victimes de l'inflation, du chômage, de la réduction du niveau de vie. La crise de confiance dans les institutions (qui inquiète si profondément les néo-conservateurs américain) atteint la classe moyenne et non plus seulement les déshérités. La division internationale du travail menace ses acquis. Elle profite de moins en moins du pillage du tiers-monde. Comme la classe inférieure, elle commence à souffrir des politiques sociales entraînées par la crise fiscale des villes et de l'Etat. L'alliance plus que bicentenaire entre l'élite et la classe moyenne va-t-elle céder le pas à une alliance nouvelle entre la classe moyenne et celle des exclus sociaux, ethniques et raciaux ? Ou sera-t-elle maintenue grâce à quelques concessions symboliques et peu coûteuses, grâce aussi au renouveau de la rhétorique de l'union, de la sécurité, de la démocratie et du patriotisme ? Va-t-on assister, comme l'espère Howard Zinn, à la révolte des gardiens ou, au contraire, à la mise au pas de la garde ?


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Notes

(1) Lire P. Dommergues, « L'esclavage dans le développement de la société et de l'économie américaine », le Monde diplomatique, février 1976.
(2) Voir le dossier « Capitalisme et inégalités. Deux siècles d'expérience aux Etats-Unis », Le Monde diplomatique, juillet-août 1976.
(3) Lire P. Dommergues, « Contestation de l'histoire aux Etats-Unis », le Monde diplomatique, mars 1977.
(4) Ibid.
(5) Howard Zinn, A People's History of the United States, Harper & Row, New-York, 1980.
(6) Henry Kissinger, A World Restored.
(7) Frances Fitzgerald, America Revised, Atlantic Little Brown, Boston, 1979.
(8) Howard Zinn, S.N.C.C. : The New Abolitionists<:/i>, Beacon Press, Boston, 1964 ; Vietnam, the Logic of Withdrawal, Beacon Press, Boston, 1967 ; Disobedience and Democracy, Random House, New-York, 1968 ; The Politics of History, Beacon, Boston, 1970 ; Postwar America, Bobbs-Merrill, New-York, 1973 ; Justice in Everyday Life, W. Morrow, New-York. 1974.
(9) Claude Julien, Le Rêve et l'Histoire, Grasset, Paris, 1976.

Pierre Dommergues
Le Monde diplomatique, p. 8-9, avril 1980

L'arrogante fragilité - Interview de l'historien Howard ZINN

Howard ZINN porte ses 80 ans avec le charme et la coquetterie de ces rares personnes que la vieillesse rend plus belles. Après une enfance new-yorkaise (à Brooklyn), qu'il a racontée dans son autobiographie You can't be neutral on a moving train, il a travaillé sur les chantiers navals, avant d'être enrôlé dans les bombardiers au cours de la seconde guerre mondiale. Comme historien, il a participé aux mouvements pour les droits civiques des années 1960. Il a aujourd'hui une importante activité de conférencier et collabore à de nombreuses revues : The Nation, In these Times, et The Progressive (dont il est membre du comité de rédaction). Il vit avec son épouse Roslyn à Cape Cod, dont il s'éloigne très fréquemment pour parler dans le monde entier. Son livre le plus célèbre, réédité plusieurs fois et étudié dans de nombreux lycées aux Etats-Unis comme livre de textes, est Une Histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, «nbsp;une brillante et émouvante histoire des américains racontée du point de vue de ceux dont la condition a presque toujours été oubliée dans presque toutes les histoires » (Library Journal), une histoire racontée par les opprimés, par les femmes, par les indiens, les noirs, les immigrés, les ouvriers et les manoeuvres. La chaîne HBO est en train de produire une adaptation télévisée de cette «nbsp;Histoire des gens ».

Après le 11 septembre, Howard Zinn a écrit Terrorism and War, un livre interview dans lequel il réaffirme son pacifisme: « avec les armes d'aujourd'hui il n'y a pas de guerres justes : la seconde guerre mondiale, contre le nazisme était une guerre juste mais elle a mené aux bombardements qui ont rasé Dresde et aux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. » Il montre la colossale asymétrie entre les morts du 11 septembre et ceux provoqués par les bombardements américains. Les premiers étaient « des personnes, des êtres humains dans leur singularité, avec leur histoire, leur visage, leurs passions et leurs sentiments », dont la vie a été sortie de l'anonymat et racontée par la presse de façon incessante. Les seconds sont restés sans visage, entités abstraites, « comme ceux que nous bombardions pendant la deuxième guerre mondiale, de 10 000 mètres d'altitude ».

Il manifesto : Si vous regardez le 11 septembre de l'année passée, et ensuite jusqu'à aujourdhui, comment résumeriez-vous ce qui est vraiment changé ?

Howard Zinn : Le 10 septembre de l'année dernière, G. Bush était encore un président illégitime, on parlait de son élection comme d'une élection « volée » offerte à Bush par la Cour Suprême. Bush n'était pas un personnage populaire, il avait été catapulté à la Maison Blanche parce qu'il avait des amitiés politiques parmi les juges constitutionnels et dans l'état de Floride. Avant le 11 septembre, l'administration ne bénéficiait pas d'un grand crédit et surtout, aux USA et ailleurs – à gauche bien sûr, mais pas seulement – on voyait se développer les critiques et une préoccupation face à l'énorme pouvoir des multinationales dans l'économie globalisée : manifestations à Seattle, à Philadelphie, Washington, Gênes. Après le 11 septembre, toutes ces questions ont été mises « hors champ » au nom de la « guerre au terrorisme ». La guerre est très utile pour celui qui est au pouvoir parce qu'elle met de côté tout protestation, toutes les critiques, les mécontentements. L'urgence est utilisée comme un excuse pour ne plus parler d'autre chose, pour glisser sur les problèmes des gens et se concentrer sur l'ennemi. Et celui qui ose critiquer le gouvernement est taxé d'antipatriotisme et d'appartenir à une cinquième colonne de l'ennemi. En ce sens les choses ont terriblement changé depuis le 11 septembre.

Il manifesto : Depuis un an, nous subissons une avalanche de rhétorique sur le « rien ne sera plus comme avant », mais par exemple Benedict Anderson soutient que rien n'a changé : les USA ont soutenu les tyrans et leurs gorilles depuis 50 ans et ils continuent.

Howard Zinn : Je suis d'accord. La «nbsp;guerre au terrorismenbsp;» permet aux USA de continuer ce qu'ils faisaient avant mais le 11 septembre leur a fourni une excuse spéciale pour poursuivre dans cette politique, qui est celle de l'expansionnisme impériale sur le reste du monde. Si [on] regarde l'histoire américaine, chaque période d'expansion a été expliquée avec une excuse particulière, différente. Celle des annexions du Texas, Arizona et Nouveau-Mexique, au milieu du 19e était appelée Manifest Destiny ; après la guerre de 40, notre expansion fut justifiée par la lutte contre le communisme et le « Monde Libre ». Mais les Etats-Unis s'étendaient déjà bien avant que l'URSS ne fut un danger pour eux, et depuis déjà bien longtemps ils soutenaient les despotes d'Amérique Centrale et du Sud. Il y a donc une continuité. La différence est que le 11 septembre a fourni un prétexte très fort, terrible.

Il manifesto : Sans vouloir être cynique, moins de 3 000 morts sont une broutille dans l'histoire des massacres du 20e siècle et à distance, cela apparaîtra comme un épisode marginal.

Howard Zinn : Ça a toujours été comme ça. Les USA sont très égocentriques. Les victimes américaines sont importantes, celles d'outre-mer, non. Un mort à l'intérieur des USA est plus important que des milliers de morts à l'étranger. C'est vrai que le coût en vies humaines du 11 IX est dérisoire en regard des victimes des autres terreurs en Amérique centrale, dans le sud-est asiatique et en Afrique. Mais le nationalisme américain est tel qu'il est facile pour un gouvernement fort et pour une presse contrôlée de faire passer les 3 000 morts comme la plus grande tragédie de l'histoire de l'humanité.

Il manifesto : En général, l'Europe sous-évalue la sagacité de la classe dirigeante américaine. Elle attribue le pouvoir de celle-ci à une tautologie : les U.S.A. sont forts parce qu'ils sont riches, ils ont les ressources et les armes, donc ils sont forts parce qu'ils sont forts. Mais on oublie que cette puissance a été construite avec ce que Woodrow Wilson appelait « la lie d'Europe ». Ma question est donc : n'est-il pas possible que cette fois aussi nous sous-évaluions la classe dirigeante américaine ? Et que la politique de Bush réussira dans son expansion et dans le renforcement de l'empire américain ?

Howard Zinn : Je pense que le pouvoir étasunien est vraiment fragile, il est vide, il n'est pas enraciné. On l'a vu pour d'autres pays qu'on croyait solides, contrôlant tout, qui en fait se sont écroulés tout d'un coup parce qu'ils n'avaient pas de racines, étaient corrompus et se leurraient car sous l'apparence d'une mainmise totale, s'opéraient des changements progressifs dans la population où se développait la conscience que quelque chose n'allait pas. Je crois que la même chose est en train de se produire aux USA, qui ont tout ce pouvoir, ces armes, cette richesse mais dont l'hégémonie est construite sur du sable: parce qu'ils sont en train d'aller trop loin, ils se font trop d'ennemis. Pour le moment, ils se font trop d'ennemis à l'étranger mais après le processus arrivera aussi à l'intérieur : pour continuer à développer sa puissance, l'empire américain devra s'approprier une part toujours plus grande de l'argent des américains. Pour avoir un budget militaire de 400 milliards de dollars, il y aura moins d'argent pour la santé, l'école et le logement. Et la conscience de ce que fait le gouvernement est en train de se développer. Je parle ici d'une direction, d'une ligne de tendance, pas d'un moment. Personne ne peut dire quand cette tendance prendra le dessus. Ni combien de temps il faudra pour que le pouvoir américain tombe, mais je crois qu'à la fin, il tombera.

Il manifesto : Mais comment se fait-il que les Etats-Unis n'ont pas compris la leçon qu'il est faux de dire « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » ? Saddam Hussein était ami parce qu'il était ennemi de l'Iran, et maintenant il est l'ennemi numéro un. Oussama Ben Laden était une créature de la CIA, choisi, armé et financé par les USA parce qu'en Afghanistan il était l'ennemi de l'URSS, et on voit comment ça a fini avec les Twins Towers. Mais après le 11 IX, ils continuent à soutenir des dictateurs comme Musharraf qui, chaque jour qui passe, s'offre une année de plus de pouvoir absolu. Comment peuvent-ils ne pas en tirer de leçon ?

Howard Zinn : Parce qu'ils n'ont pas d'alternatives. S'ils n'obtiennent pas l'appui de Muscharaff ou de gouvernements répressifs comme la Turquie ou l'Arabie Saoudite, ils n'obtiennent aucun appui. Ils ne peuvent rien faire d'autre.

Il manifesto : En octobre dernier, Studs Terkel se disait en partie optimiste, parce que peut-être que cette horrible attaque allait ôter aux américains ces préjudices et ces oeillères que comporte l'invulnérabilité ; qu'ils comprendraient comment ils sont considérés par le reste du monde et qu'ils ne sont pas ressentis comme ces « braves types » qu'ils croient être. Mais après un an, il semble que cet optimisme est en grande partie infondé.

Howard Zinn : S. Terkel a raison quand il dit que dans le 11 IX il y a un potentiel pour comprendre que nos victimes ne sont ni les premières ni les pires. C'est vrai. Mais le gouvernement a un formidable appareil de propagande qui fait tout pour évacuer la vérité. Le problème est : quelle est l'efficacité, et pour combien de temps, de cet appareil ? Moi, je crois que les gens vont tirer des leçons du 11 IX, mais qu'il faudra beaucoup d'efforts de la part des secteurs progressistes de la société américaine pour éduquer le public. Et cette éducation, c'est seulement la réalité, le monde qui nous entoure qui pourra la faire. La propagande a évacué la réalité mais celle-ci, petit à petit, remontre le bout de son nez. Ceci est évident pour l'Afghanistan : il y a presque un an que les bombardements ont commencé et de plus en plus de gens se rendent compte que la prétendue guerre au terrorisme ne fonctionne pas. La gauche porte cette prise de conscience à travers un réseau informel, souvent souterrain, de radios locales, de presse alternative, associations communautaires. Mais abstraction faite de cette action ramifiée invisible de la gauche, l'américain moyen est en train de se rendre compte que cette guerre au terrorisme est une blague, une tragique blague. Quand on oblige quelqu'un à regarder un film trop longtemps, à la fin c'est forcé qu'il se lève parce qu'il doit quand-même aller aux toilettes. C'est arrivé aussi pour la guerre froide, quand la menace communiste et soviétique était sans arrêt brandie. Au bout d'un moment les gens se sont réveillés. Rappelons nous que la guerre au Viet-Nam était présentée comme une guerre qu'on devait faire pour arrêter le communisme. Mais rapidement il apparût clairement que c'était autre chose. Et comme ça la menace communiste s'évapora et dans les années 1960 le Comité parlementaire sur les activités anti-américaines disparut de la scène. C'est pour cela que je crois que le gouvernement aura de moins en moins de succès dans sa façon de nous rendre hystériques sur le terrorisme.

Il manifesto : Comment se fait-il que les américains ne réalisent pas à quel point l'affaire de Guantanamo a sali leur image à l'étranger ? Que ces images de prisonniers enfermés à l'extérieur dans des cages comme des animaux, sous des lumières permanentes, faisait reaffleurer les souvenirs des camps de concentration ?

Howard Zinn : Les américains ne savent rien de ce qui se passe à l'étranger, parce que l'écrasante majorité d'entre eux perçoit toutes les nouvelles par la télé qui ne parle jamais de l'étranger. Et les journaux en parlent très peu. Si [on] fait un sondage sur Guantanamo, [on constate] que 90 % des américains ne savent rien de ce qui s'y passe. Le contrôle total de l'information dans ce pays est l'obstacle le plus sérieux pour un changement de la politique américaine.


Traduit de l'italien par Marie-Ange Patrizio

Propos recueillis par Marco D'Eramo
5 septembre 2002, Il manifesto