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La Guerre de l'Empire
by John Brown Monday November 11, 2002 at 11:18 PM
juandomingo@skynet.be

Les Etats Unis sont aujourd'hui à la tête d'une nouvelle souveraineté mondiale, un Empire reconnu comme tel par les autres puissances, notamment par l'Europe.

La Guerre de l'Empire : logique de l'exception et retour de la souveraineté
John Brown

« Remota itaque iustitia quid sunt regna nisi magna latrocinia? quia et latrocinia quid sunt nisi parua regna? » Augustinus. De Civitate Dei. IV.4

Introduction
(Le Département d'Etat à l'écoute de N. Chomsky ?)

Noam Chomsky, avait rappelé dans son intervention publique à Porto Alegre que, s'il y avait un acteur politique dans ce monde dont la pratique correspondait à la définition du terrorisme du Département de la Défense des USA, c'était bien l'administration américaine. En effet, l'intervention en Afghanistan (et bien d'autres auparavant) constituaient conformément à cette définition : « Une utilisation calculée de la violence ou de la menace d'une action violente dont le but est de contraindre ou d'intimider des gouvernements ou des sociétés dans la poursuite de buts qui sont généralement de nature politique, religieuse ou idéologique » .

Cette définition a été changée par le Département de la Défense depuis le mois de décembre 2001 et le mot « violence » est désormais accompagné du qualificatif « illégale » ou « illégitime », en anglais « unlawful ». La constatation de Chomsky n ‘a probablement joué aucun rôle dans cette importante modification ; celle-ci était devenue indispensable dans le cadre du programme d'utilisation généralisée de la violence politique calculée qui, après le 11 septembre caractérise l'action extérieure de l'administration américaine.

Si la première définition –qui date de 1994- se bornait à délimiter le concept de terrorisme, la deuxième suppose l'existence d'une exception dans les cas où le sujet des actes qui définissent le terrorisme agirait de façon légitime (lawful). Dans le premier cas, la violence d'Etat demeurait pudiquement cachée; dans le deuxième, elle apparaît comme l'envers « légitime » du terrorisme. Un terrorisme qui ne porte plus ce nom parce qu'il est pratiqué par les Etats Unis et subsidiairement par leurs alliés.

Il s'agit donc, dans la définition la plus récente de rendre explicite cette exception. Ce qui est nouveau ce n'est pas que l'Etat –et plus concrètement l'Etat américain- ne se soit jamais privé d'exercer la violence politique contre la population d'autres pays et contre son propre peuple, mais qu'il reconnaisse ouvertement que l'exercice de cette violence est pour lui un droit légitime. Nous considérons ce petit ajout comme un signe éclairant du processus constituant qui est en cours et qui vise à établir une souveraineté au niveau mondial. L'établissement de cette nouvelle souveraineté met en question l'ensemble du droit international et subvertit également l'Etat de droit au niveau national. D'autre part, la nouvelle souveraineté est forcée dans la recherche d'une légitimation à mener une guerre permanente dans laquelle l'ennemi est toujours à redéfinir.

Ayant abandonné tout souci de légitimation par un pacte social fondé sur la redistribution de la richesse et sur des politiques de développement dans le Tiers Monde, il ne peut désormais obtenir l'acquiescence de ses sujets qu'en se plaçant de façon permanente dans une situation de risque existentiel réelle ou entièrement forgée. L'Etat, réduit à la formule minimale dans le néolibéralisme devient l'instance qui protège les individus et les peuples du risque de l'Autre au moyen d'une guerre sans fin. Il doit, dans le cadre d'une exception permanente, toujours se présenter comme s'il était au bord du gouffre. La menace extérieure et l'insécurité intérieure, dont les limites ne sont d'ailleurs plus claires, sont les deux grands piliers de son autorité.

Logique de l'exception

Tout d'abord, nous devons faire face à un problème de logique : si la violation du droit par un Etat est promue au rang d'un droit légitime, nous nous trouvons devant un paradoxe flagrant. En effet, une norme légale reconnaît explicitement à un certain sujet « légitime » le droit de la transgresser. Ceci a pour conséquence que, si ce sujet agit illégalement, il est dans la légalité, puisque la loi le tient pour le seul possible auteur légitime de la transgression et que, pour la même raison, tout en agissant légalement, il pourra transgresser la loi… Ainsi, l'Etat américain, hier en Afghanistan et demain, si rien ne l'en empêche, en Irak, réalisera des actes qu'il définit lui-même comme terroristes. S'il commet des actes de terrorisme quand il juge qu'il est nécessaire de le faire, il ne contrevient pas sa propre légalité, puisqu'il agit de façon légitime, et s'il agit en toute légalité il peut inclure parmi ses actes ceux qu'il qualifie chez d'autres sujets de terroristes. Dans la situation exceptionnelle qui est la sienne, le souverain est toujours à l'intérieur et à l'extérieur de la loi. Selon Carl Schmitt : « Le cas d'exception révèle avec la plus grande clarté l'essence de l'autorité de l'Etat. C'est là que la décision se sépare de la norme juridique et (pour le formuler paradoxalement), là l'autorité démontre que, pour créer le droit, il n'est nul besoin d'être dans son bon droit.»

Le paradoxe de la souveraineté constitue un cas particulier du paradoxe des ensembles : considérons l'ensemble de tous les ensembles ne se contenant pas eux-mêmes. Se contient-il lui-même? Si oui il contredit la définition de l'élément de l'ensemble qu'il est lui-même. Si non, il ne satisfait pas sa propre définition en tant qu'ensemble. La forme la plus populaire de ce paradoxe est le paradoxe du barbier : considérons un barbier qui rase exclusivement tous les hommes ne se rasant pas eux-mêmes. Se rase-t-il lui-même? Si oui, il ne satisfait pas à la propriété qui le définit, si non, il n'est pas barbier. Considérons dans notre cas un Etat qui incriminerait comme terroristes les actes de ceux qui –n'ayant pas de légitimité pour le faire- n'incriminent pas le terrorisme. Quand l'Etat qui incrimine le terrorisme le pratique à la fois, s'incrimine-t-il lui-même ? Oui, parce qu'il ne l'incrimine pas quand il le pratique. Non, parce que ce qu'il pratique n'est pas du terrorisme du moment qu'il l'incrimine.


Cette logique de l'exception est depuis son origine celle de l'Etat souverain moderne dont le souverain est dans le même temps à l'intérieur et à l'extérieur de l'ordre juridique. Il se trouve à l'extérieur de l'ordre juridique quand il décide de l'exception, quand il reconnaît les risques existentiels qu'encourt l'Etat et notamment quand il nomme l'ennemi comme l'origine de ce risque. L'horizon du politique dans une théorie de la souveraineté est toujours celui de la guerre : « Le cas de guerre est resté, jusqu'à présent, l'épreuve décisive par excellence[…]Un monde d'où l'éventualité de cette lutte aurait été entièrement écartée et bannie, une planète définitivement pacifiée serait un monde sans discrimination de l'ami et de l'ennemi et par conséquent un monde sans politique » .

Nous trouvons dans l'actualité immédiate, caractérisée par un processus constituant qui se déroule au niveau mondial, de nombreuses illustrations de cette position. La production systématique d'un casus belli dans le but d'intervenir dans un pays pour défendre certains intérêts était quelque chose de familier bien avant la première guerre du Golfe et la guerre du Kosovo. Cependant, jamais d'une façon aussi claire qu'aujourd'hui, quand les Etats Unis essaient d'imposer une guerre contre l'Irak, cette logique de l'exception souveraine n'a été aussi manifeste. Jamais, non plus, elle n'a montré son aspect constituant de façon si explicite. Nous en prendrons pour illustration la justification de l'attaque « préventive » contre l'Irak de la part de l'administration Bush et de certains de ses « alliés » européens.

La marche vers Baghdad

Pour rappel, cette nouvelle dynamique politico-militaire s'inscrit dans le cadre de la restructuration des rapports d'hégémonie après le 11 septembre 2001. La première réaction du gouvernement américain après les attentats fut de proclamer une guerre « contre X » dont le premier but fut l'Afghanistan, mais qui est vouée à se prolonger dans des attaques contre un nombre indéfini d'Etats voyous. Si l'attaque contre l'Afghanistan fut approuvée par le Conseil de sécurité en violation flagrante de la Charte des Nations Unies , sous prétexte que le gouvernement des talibans hébergeait Ben Laden, aujourd'hui le casus belli contre l'Irak est plus difficile à établir. D'un côté, il est absurde d'affirmer que le régime laïque irakien soit l'allié d'une organisation intégriste comme Al Qaeda qui lui voue une hostilité profonde. L'argument pour attaquer l'Irak doit être cherché ailleurs : dans le fait improbable que ce pays ruiné par les sanctions serait d'après l'administration Bush en mesure de produire des armes de destruction massive qui menaceraient les Etats Unis. L'Irak en réponse aux premières menaces américaines a autorisé le retour sans restriction des inspecteurs d'armement des Nations Unies sur son territoire pour prouver qu'il ne possède pas de telles armes et se conformer aux résolutions des Nations Unies à son égard. Ceci n'a pas été jugé suffisant par le gouvernement américain. Pour lui, la résolution des Nations Unies qui sert de base aux inspections doit être changée et remplacée par un texte plus dur et probablement inacceptable pour l'Irak puisqu'il impliquerait –comme pour la Yougoslavie lors des accords frustrés de Rambouillet- une présence militaire américaine en territoire irakien. Parallèlement, le Président Bush et d'autres membres de son administration ne cachent pas que leur but n'est pas de faire respecter la loi internationale mais de forcer un changement de régime en Irak, voire de faire assassiner Saddam Hussein…
Dans ce contexte Donald Rumsfeld, énonce un principe épistémologique qui illustre parfaitement cette logique d'exception : « the absence of evidence is not the evidence of absence » (l'absence de preuves ne constitue pas la preuve de l'absence…d'armes de destruction massive). Au delà de toute logique juridique, Rumsfeld propose de justifier une guerre d'agression contre l'Irak…parce qu'on ne sait jamais. Si la norme pénale exige que le crime soit prouvé avant de punir le coupable, ici l'absence de preuves du crime ne prouve rien. L'ennemi est, en effet, désigné de façon souveraine et cette désignation n'a donc plus à se faire dans le cadre du droit…L'idée d'une guerre « préventive », qui est à la base de la nouvelle doctrine de sécurité nationale de l'administration Bush est bien une expression de l'émergence d'une nouvelle souveraineté planétaire.

De l'ordre juridique mondial à l'Empire souverain

Dans la marche forcée vers l'attaque contre l'Irak, il faut relever que le processus de justification de l'intervention a lieu sur deux plans contradictoires : d'un côté, il y une volonté de sauvegarder la forme des institutions internationales en faisant avaliser l'ensemble du processus par les Nations Unies, mais d'un autre côté, il est essentiel pour les USA de montrer qu'il existe un pouvoir souverain au niveau mondial qui s'exprime à travers les dirigeants de ce pays. Nous avons ainsi un cadre juridique, mais aussi un sujet soucieux de se situer également en exception par rapport à lui. La souveraineté s'exprime ainsi très classiquement dans une relation paradoxale au droit. La force ne suffit pas à asseoir la souveraineté, puisque celle-ci doit d'exprimer comme exception : elle doit être à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du droit.

Le système des Nations Unies vise à une régulation juridique des rapports internationaux. Le grand théoricien du droit qui fut à son origine, Hans Kelsen, cherchait à remplacer la logique de la souveraineté et de la guerre par des normes juridiques de portée universelle qui engagent les membres de Nations Unies et qui excluent la guerre comme instrument des relations internationales. "L'idée de souveraineté doit être radicalement éliminée... la conception de la souveraineté de l'Etat lui-même est aujourd'hui un obstacle à tout ceux qui envisagent l'élaboration d'un ordre juridique international, inséré dans une organisation prévoyant la division planétaire du travail; cette idée de souveraineté empêche les organes spéciaux de fonctionner pour que nous débouchions sur le perfectionnement, l'application et l'actualisation du droit international, bloque l'évolution de la communauté internationale en direction d'une... civitas maxima (y compris dans le sens politique et matériel du mot) . C'est là une tâche infinie que la constitution de cet Etat mondial dans lequel nous devons, par tous nos efforts, placer l'organisation mondiale" Ceci implique une éclipse de la souveraineté classique et entraîne une primauté de l'ordre juridique mondial sur le droit à la guerre et le droit de la guerre. L'idée d'une épreuve de force décisive entre Etats est remplacée par celle d'un ordre légal maintenu par une force commune. Ce système, malgré les constantes violations de ses règles de base, a pu maintenir une existence apparente dans le cadre de la guerre froide qui rendait impossible l'émergence d'une authentique souveraineté mondiale. Après l'effondrement du bloc soviétique, ce semblant ne peut plus être maintenu et le retour de la souveraineté est désormais à l'ordre du jour. Sauf que la nouvelle souveraineté ne reconnaît plus qu'un seul sujet.

Ceci est bien illustré par les avatars de la Cour pénale internationale. Cette cour a pour but de juger le génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre dans le sillage du tribunal de Nuremberg. Elle s'inscrit de plein droit dans le système des Nations Unies et avait reçu en juillet 2002 un nombre suffisant d'adhésions d'Etats du monde entier pour entrer en fonctionnement. Les Etats Unis ne la reconnaissent pas et font de leur mieux pour en empêcher le fonctionnement. Entre autres mesures, ils ont approuvé un acte sur la responsabilité de leurs agents (ASPA) qui cherche à les soustraire à l'action de la cour et proposent aux différents Etats qui ont adhéré aux Statuts de la cour des accords bilatéraux d'immunité pour les ressortissants des Etats Unis. Conformément à ces accords, il serait de la compétence des tribunaux américains de juger les citoyens américains accusés de crimes des actes poursuivis par la Cour pénale internationale. On peut se demander quel sera le résultat de ces jugements, du moment que les Etats Unis se réservent explicitement le droit de pratiquer ces actes qui chez d'autres relèveraient du terrorisme ou des plus graves crimes internationaux. Il serait de toute évidence impossible qu'une cour américaine condamne les pilotes américains qui ont détruit des installations civiles en Irak ou en Yougoslavie en suivant des ordres.

L'UE, qui soutient unanimement la cour s'est trouvée divisée du fait que certains de ses Etats membres ont souscrit ou s'apprêtent à souscrire de tels accords avec les Etats Unis (Grande Bretagne, Espagne, Italie…). Pour retrouver une position unitaire, le Conseil de l'UE a autorisé ses Etats membres à souscrire de tels accords dans le cadre de certaines limitations plutôt rhétoriques que réelles qui veulent établir une subtile distinction entre l'impunité et l'immunité : « toute solution doit inclure des dispositions opérationnelles adéquates pour garantir que les personnes qui auraient commis des crimes qui tombent sous la juridiction de la Cour ne jouissent pas d'impunité. Ces dispositions devraient garantir une investigation adéquate et lorsqu'il y aurait des preuves suffisantes, l'inculpation par des tribunaux nationaux des personnes réclamées par la Cour pénale internationale » . Ceci revient à autoriser les Etats Unis à réaliser ces actes mêmes que la Cour doit poursuivre et que la première puissance mondiale considère légaux (lawful) quand c'est elle qui les commet. Nous nous trouvons ainsi devant un cas typique de reconnaissance de souveraineté, dans la mesure où les Etats Unis revendiquent et se voient reconnaître une position d'exception par rapport au droit international.


Conclusion

Les Etats Unis sont aujourd'hui à la tête d'une nouvelle souveraineté mondiale, un Empire reconnu comme tel par les autres puissances, notamment par l'Europe. Ceci est rendu manifeste par deux faits : sa capacité à désigner l'ennemi dans les rares Etats qui ne reconnaissent pas la souveraineté impériale et donc de décider de l'état de guerre (permanente) au nom de la communauté internationale et le fait que sa position d'exception (impunité, droit au terrorisme légitime) par rapport au droit international soit désormais largement reconnue. Reste évidemment un autre niveau de légitimité qui reste problématique : la légitimité populaire au niveau mondial –même dans les pays du centre du système impérialiste classique- qui pour l'instant fait entièrement défaut. L'édification d'un ordre impérial souverain trouve là un sérieux obstacle.