« Si nous faisons trop rapidement fi des droits de l'homme d'un terroriste, ou d'ailleurs de tout malfaiteur, nous nous rendons aussi coupables que les terroristes eux-même de ne pas attacher sa juste valeur à la vie humaine. » (16)
« Les autorités russes avaient-elles le droit d'utiliser des gaz pour mettre un terme à la prise d'otages de Moscou ? ». (1)
Cette question résume à elle seule les nombreux commentaires qui ont critiqué la manière dont s'est déroulé l'assaut mené par les forces des services de sécurité russes (le FSB, ex-KGB), le samedi 26 octobre 2002 à l'aube, dans le but de délivrer et - comme l'avait déclaré le président russe, Vladimir Poutine, en personne - avec comme «principal objectif de préserver la vie» (2) des quelque 800 personnes retenues prisonnières depuis trois jours, dans un théâtre de Moscou, par un commando tchétchène.
Les critiques de l'intervention se sont radicalisées - des partis politiques de l'opposition russe et une ONG internationale ont même exigé l'ouverture d'une enquête parlementaire ou indépendante (3) - à mesure que la liste des victimes, parmi les ex-otages, s'allongeait. Cette offensive à hauts risques a déjà coûté la vie - précisons-le - à plus de 160 personnes, si l'on tient compte, bien entendu, non seulement des otages décédés suite à l'inhalation des gaz utilisés, mais aussi des preneurs d'otages tchétchènes, dont les décès ne figurent même plus dans les décomptes macabres les plus récents du drame moscovite, alors qu'ils ont été presque tous achevés sur place « d'une balle dans la tempe » lorsqu'ils étaient « endormis » par l'effet des gaz. (4)
En revanche, peu d'observateurs ont remis en question le principe de l'attaque elle-même, comme si l'offensive dangereuse lancée par les forces de Poutine s'imposait comme la seule et unique solution à la prise d'otages de Moscou.
Le point de vue défendu, souvent implicitement, par la plupart des commentateurs de presse se résume parfaitement par la formule : « On n'avait pas le choix » (5). Pourtant, le président russe « avait le choix entre l'offensive et des négociations ardues, qui auraient permis d'épargner nombre d'otages, [comme le] constate [courageusement] le chercheur Alexeï Malachenko, du Centre Carnegie de Moscou ». (6) Une alternative - certes exigeante, mais une alternative quand même - s'offrait donc à Poutine et aux autorités russes et ce, d'autant plus qu'« il y avait (...) une réelle chance de dénouer cette crise de manière pacifique, car les conditions posées par les Tchétchènes étaient facilement réalisables », si l'on en croit Anna Politkovskaïa, une journaliste russe qui « venait [justement] d'obtenir aux États-Unis le Prix du courage pour ses reportages en Tchétchénie quand les preneurs d'otages l'ont choisie pour négocier en leur nom » et qui a eu, de ce fait, un entretien de 90 minutes avec l'adjoint du chef du commando tchétchène, la veille du jour de l'attaque. (7)
Mais l'heureuse absence d'une de ses filles parmi les prisonniers et la crainte de voir son image d'homme politique intransigeant se dévaloriser, s'il acceptait le moindre dialogue avec des preneurs d'otages tchétchènes, qu'il transforme habilement, au nom de la «doctrine Bush», en bandits relevant du terrorisme international, ont au contraire poussé le président Poutine à recourir à la force pour mettre fin à cette prise d'otages. Les répétitions de l'attaque du FSB qui ont eu lieu très tôt dans un bâtiment à l'architecture comparable à celle du théâtre en question prouvent même que l'emploi de la force a été envisagé immédiatement et ce, malgré la tenue simultanée de prétendues négociations avec les preneurs d'otages tchétchènes, pendant les trois jours qui ont précédé l'offensive .(8)
La transformation habile des rebelles tchétchènes preneurs d'otages en terroristes islamistes a permis aux forces des services de sécurité russes de lancer « une simple opération de police antiterroriste » (9) qui échappe par conséquent à toutes les règles du droit international. Mais à bien y regarder, nous sommes davantage en présence d'« une opération durant laquelle le souci de tuer les preneurs d'otages même inconscients, a été au moins égal à celui de sauver des centaines de spectateurs » (10), à tel point que troupes spéciales russes n'ont pas hésité à y faire un usage inconsidéré d'armes chimiques létales, comparables à celles au nom desquelles, officiellement, le président étasunien George W. Bush souhaite pouvoir mener une guerre préventive contre l'Irak.
Le « silence absolu, mondial autour de la guerre d'indépendance des Tchétchènes et [autour] de la répression qui mène à l'extinction de ce peuple » (11), que les attentats du 11 septembre 2001 ne sont malheureusement pas venus rompre, a aussi permis à un Poutine, qui ne veut absolument pas lâcher cette petite république du Caucase (12), de feindre de ne pas entendre les exigences des preneurs d'otages tchétchènes « qui demand[ai]ent la fin de la guerre et le retrait des troupes russes » (13), de la même manière que Moscou ne désire pas entendre les revendications indépendantistes, pourtant anciennes et légitimes du peuple tchétchène.
Ce ne sont pas « les appels à la retenue et les offres de médiation venant d'organisations humanitaires ou de l'ancien président Gorbatchev » (14) qui pourront - on l'a vu - modifier la position intransigeante de Vladimir Poutine. Ni les propos un peu tardifs de la secrétaire générale d'Amnesty International, Irène Kahn, qui, débarquant à Moscou le jour même de l'intervention du FSB, déclare que si « les personnes à l'origine du terrible drame qui s'est produit au théâtre de Moscou doivent assumer la responsabilité des violations du droit humanitaire international commises, elles doivent également être traitées en totale conformité avec la loi » (15), alors que tout le monde savait pertinemment bien à ce moment-là que presque tous les preneurs d'otages tchétchènes avaient déjà été abattus d'une balle dans la tête. Seuls deux preneurs d'otages auraient été faits prisonniers. De plus, au lieu de féliciter le président russe pour sa mise en garde verbale « contre toute montée d'un sentiment d'hostilité envers les Tchétchènes » (15), au moment où la chasse aux représentants de cette communauté martyre avait déjà commencé dans la capitale russe, Irène Kahn aurait pu par exemple rappeler au président Poutine que : « si nous faisons trop rapidement fi des droits de l'homme d'un terroriste, ou d'ailleurs de tout malfaiteur, nous nous rendons aussi coupables que les terroristes eux-même de ne pas attacher sa juste valeur à la vie humaine. ». (16)
Mais de là à qualifier Vladimir Poutine de terroriste, il y a quand même un pas... que Bernard-Henri Lévy, lui, n'a pourtant pas hésité à franchir. (17)
NOTES
(1) Bernard Bridel, Le drame tchétchène, casse-tête pour le droit international, dans Le Temps, mardi 29/10/2002.
(2) Tragique bras de fer à Moscou, dans La libre Belgique, samedi 26 et dimanche 27/10/2002, p. 1.
(3) Le pouvoir de Poutine mis à l'épreuve (cf. http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3210--296156-,00.html) ; Raid à Moscou : Human Rights Watch exige une enquête indépendante (cf. radio-canada.ca/nouvelles/International/nouvelles/200210/31/001-tchetch-HRW.shtml).
(4) Laurent Nicolet, Comment Poutine a sacrifié les otages, dans Le Soir, lundi 28/10/2002, p. 7.
(5) Bruno Fanucchi, "On n'avait pas le choix", dans Le Parisien, dimanche 27/10/2002.
(6) Sylvaine Pasquier, Prise d'otages. Poutine : le prix de l'intransigeance, dans L'Express, jeudi 31/10/2002.
(7) Bruno Fanucchi, Toutes les victimes ont été délibérément gazées, dans Le Parisien, lundi 28/10/2002.
(8) Boris Toumanov, Un assaut annoncé et répété, dans La Libre Belgique, lundi 28 octobre 2002, p. 2 ; Pascal De Gendt, "Il est primordial de maintenir le contact", dans La Libre Belgique, samedi 26 et dimanche 27/10/2002, p. 8.
(9) Bernard Bridel, loc. cit. .
(10) Jacques Almaric, Décote de l'humain, dans Libération, lundi 28 octobre 2002.
(11) André Glucksmann au soir "Le pardon ne s'impose pas", dans Le Soir d'Algérie, mercredi 30 octobre 2002.
(12) Philippe Paquet, Pourquoi Moscou ne veut pas lâcher la Tchétchénie, dans La Libre Belgique, samedi 26 et dimanche 27/10/2002, p. 9.
(13) Philippe Paquet, Le prix du silence sur la Tchétchénie, dans La Libre Belgique, vendredi 25/10/2002, p. 14.
(14) L'impasse tchétchène, dans La Libre Belgique, vendredi 25/10/2002, p. 1.
(15) Amnesty International exprime ses condoléances (cf. http://www.amnestyinternational.be/doc/article.php3?id_article=1372).
(16) Francis Murphy, Le juste équilibre entre nécessité et droits de l'homme pour répondre au terrorisme (cf. http://www.coe.int/T/F/Communication_et_Recherche/Presse/Ev%E9nements/5.-Conf%E9rences_minist%E9rielles/2002-05_Conf%E9rence_judiciaire_internationale_-_Strasbourg/Panel3_FrancisMurphy.asp).
(17) Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy, dans Le Point, n° 1572, vendredi 1/11/2002, p. 130.
125000 personnes (dont beaucoup d'enfants) meurrent de faim chaque jour sur cette planète.
À voir la manière dont autant les médias que les politiciens traitent cette question qui devraient être leur première préoccupation, ils sont tous terroristes. S'il y en avait un seul pour racheter les autres, le monde serait différent. Par exemple, au dernier sommet mondial sur la faim, il n'y avait pas un seul décideur occidental. Pas un mot pour les 125000 morts de hier ni pour ceux d'aujourd'hui. Comme disaient l'autre, ils peuvent crever la bouche ouverte, ce n'est pas cela qui va faire vendre.
Moi, cynique. Je ne crois pas, juste réaliste! Que les politiciens et les décideurs de ce monde me prouve par l'acte que j'ai tort et je les respecterai.