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Israël : La chaîne de commandement
by K Wednesday October 23, 2002 at 06:34 PM

Un texte de Uri Avnery (Gush Shalom) sur les responsabilités du gouvernement et des militaires Israéliens dans les assasinats de civils Palestiniens.

Uri Avnery : La chaîne de commandement
19 octobre 2002

Il y a peu de controverse sur les faits: jeudi dernier, au cours d'une action des Forces de défense israéliennes (FDI) à Rafah, au moins huit Palestiniens ont été tués (le chiffre va probablement augmenter, étant donné que certains des blessés l'ont été gravement). Cinq des tués étaient une femme et des enfants. Près de cinquante personnes ont été blessées - la plupart d'entre elles étant des enfants qui venaient juste de sortir de l'école après les cours.

L'événement a eu lieu sur l'axe "Philadelphi", une étroite bande de terre destinée à séparer la zone de Gaza de l'Égypte voisine. Les Palestiniens creusent des tunnels sous cette bande pour la circulation des gens, des armes et des marchandises. Les FDI font tout pour empêcher cela.

Jeudi, les FDI ont envoyé un bulldozer protégé par des chars et des transports de troupes blindés, pour bloquer les tunnels.

Selon la version de l'armée, on a tiré sur le bulldozer et sur les soldats. Le général de brigade a donné à un responsable de char la permission de tirer des obus sur les "sources des tirs". En tout, cinq obus ont été tirés sur le camp de réfugiés fortement peuplé, y compris des obus à "fléchettes", qui répandent des milliers de flèches d'acier mortelles, une arme particulièrement inhumaine dont l'usage est interdit en droit international. Les FDI n'ont eu aucune perte.

L'armée prétend que parmi les Palestiniens tués, il y avait trois "hommes armés" qui avaient tiré sur le bulldozer. Les Palestiniens affirment qu'aucun d'eux n'était un membre connu d'une organisation combattante. (Ceci n'est pas nécessairement contradictoire: de nos jours, tout Palestinien est susceptible d'ouvrir le feu sur les forces d'occupation.)

Les Palestiniens parlent de "massacre". Les porte-parole israéliens disent qu'ils regrettent la mort des enfants. Les Américains ont demandé à Israël de faire preuve de retenue. "Le monde" a gardé un silence réprobateur.

Ceci n'est pas un événement exceptionnel. C'est presque devenu de la routine.

Qui est responsable? Essayons d'en faire une liste.

Premièrement: l'occupation.

L'occupation crée la résistance. Pour vaincre la résistance, l'occupation est obligée d'utiliser des méthodes de plus en plus brutales. Le peuple occupé, également, devient de plus en plus brutal. La vie humaine compte de moins en moins, la frontière entre combattants et non-combattants s'estompe et disparaît.

Deuxièmement: l'axe lui-même.

Quand la Bande de Gaza a été rendue à l'Autorité palestinienne, les généraux israéliens ont demandé qu'il n'y ait pas de frontière commune entre la zone palestinienne et l'Égypte. La frontière de Rafah est donc restée sous contrôle israélien. L'axe "Philadelphi" (je n'ai aucune idée de la raison de cette appellation) était destiné à créer la séparation tout le long de la frontière.

Pour protéger l'axe (une bande longue de six kilomètres et large de 100 mètres) les soldats doivent passer à quelques dizaines de mètres à peine des quartiers palestiniens, qui sont parmi les lieux les plus peuplés du monde.

En temps de paix, cette situation est problématique. En temps de conflit, elle devient une cocotte-minute susceptible d'exploser à tout moment.

Troisièmement: le gouvernement Sharon-Ben Eliezer.

La "direction politique" se compose de deux généraux dont le seul langage est le langage de la force - l'un est le dirigeant du Likoud, l'autre est le dirigeant du parti travailliste.

La politique de ce gouvernement est de briser par la force la résistance du peuple palestinien à l'occupation. Ce gouvernement agit suivant la maxime typiquement israélienne: "Si la force ne marche pas, utilisons davantage de force."

Dès lors, il se peut bien que l'occupation israélienne soit devenue la plus brutale de l'ère moderne. Des millions de personnes sont emprisonnées dans leurs maisons pendant des semaines et des mois d'affilée, deux tiers de la population ont été ramenés sous le seuil de pauvreté internationalement reconnu. Des centaines de milliers de personnes souffrent de malnutrition, à la limite de la famine - tout ceci en plus des presque 2.000 tués, dont quelque 400 enfants.

Rien n'indique que la résistance palestinienne soit sur le point d'être brisée. Bien au contraire.

Par des ordres explicites ou implicites, la "direction politique" dit à l'armée d'utiliser des méthodes de plus en plus brutales, supprimant peu à peu toute limite. Pour apaiser l'opinion internationale, il y a de toutes petites restrictions à ces méthodes, alors qu'au même moment, d'autres beaucoup plus dures sont mises en place. À ce jeu, Shimon Peres, le lauréat du Prix Nobel de l'hypocrisie, joue un rôle central.

Quatrièmement: le chef d'état-major.

Selon le système hiérarchique militaire, le chef d'état-major est le seul responsable de tous les actes et omissions des forces armées.

Le général Moshe Yaalon a déjà publiquement dévoilé son orientation d'extrême droite. Il a annoncé que toute concession aux Palestiniens constitue une "prime au terrorisme". Il a défini la résistance palestinienne comme un cancer.

Le chef d'état-major contrôle les actions de chaque membre de l'armée. S'il s'oppose résolument à une action, son refus traversera la chaîne de commandement à la vitesse de l'éclair jusqu'au simple soldat, et s'il encourage une action, ou ferme les yeux, ce sera aussi ressenti instantanément. Il n'y a aucun besoin d'ordres écrits. Chaque commandant sait ce que veulent ses supérieurs, et chaque soldat sait ce que son commandant désire. Voilà comment travaille l'armée.


Cinquièmement: le commandant en chef de la zone.

Le commandant de la zone sud et son état-major sont familiers des réalités topographiques. Ils savent que si vous amenez des chars dans l'axe "Philadelphi", il y aura des Palestiniens qui ouvriront le feu. Il existe donc une forte probabilité qu'un échange de tirs se développera près d'une zone fortement peuplée et que des hommes, des femmes et des enfants seront tués. C'est ce qui s'est passé cette fois encore.

(La même chose est arrivée au cours d'autres incidents dans la Bande de Gaza, comme une semaine avant, tout près de là, à Khan Younis, où 17 Palestiniens, dont des femmes et des enfants, ont été tués. Une topographie différente, des circonstances similaires, un même commandement.)

Sixièmement: Le général de brigade.

Après le début de l'échange de tirs, le général de brigade a ordonné le tir des obus. Il savait que, dans ces circonstances, il n'y avait aucune possibilité de séparer les hommes armés de la foule. Il a agi selon un principe qui semble avoir été adopté par les FDI: pour "liquider" un homme armé, il vaut la peine de tuer dix personnes désarmées. Il n'aurait pas dû ordonner le tir d'un seul obus, et encore moins de cinq.

Il a agi avec l'approbation du commandant de division, qui est apparu de nouveau à la télévision et s'est vanté de cette action. Comme le commandant des forces aériennes, il semble dormir très bien la nuit. Il n'a ni scrupule, ni doute, rien.

Septièmement: Le commandant du char.

Un commandant de char est supposé capable d'agir dans l'urgence et de prendre des décisions sous les tirs. Il aurait dû savoir que, dans les circonstances présentes, un obus ferait des ravages, et plusieurs obus encore plus, surtout les obus meurtriers à "fléchettes".

La gâchette facile est un autre symptôme de la détérioration de la situation et fait peser une lourde charge de culpabilité sur toute la chaîne de commandement, du Premier ministre au dernier soldat. Le tir d'obus sur ceux qui transgressent le couvre-feu, et notamment sur des enfants qui lancent des pierres sur de lourds chars, est déjà le fléau de la Cisjordanie.

L'ordre de tirer des obus était peut-être un "ordre manifestement illégal", sur lequel plane le "drapeau noir de l'illégalité", auquel un soldat est obligé de désobéir selon la loi israélienne. Aucun soldat ne peut prétendre qu'il n'a "fait qu'obéir aux ordres".

Je ne peux pas juger si la vie des soldats était en danger. Heureusement, aucun soldat n'a eu même une égratignure. Les soldats des forces israéliennes de défense sont mieux protégés que n'importe quel soldat au monde. Mais s'ils avaient été réellement en danger de mort, la responsabilité en aurait incombé aux commandants qui les ont mis délibérément dans cette situation.

[ Traduit de l'anglais - RM/SW ]
Le texte anglais de cet article, The Chain of Command, peut être consulté sur le site de Gush Shalom :http://www.gush-shalom.org/