arch/ive/ief (2000 - 2005)

Explosion à Cockerill-Liège : des ouvriers témoignent
by Alice Bernard Wednesday October 23, 2002 at 03:37 PM
alice.bernard@freebel.net

Après l'explosion qui a fait deux morts et 28 blessés hier à la cokerie d'Ougrée, le Centre de Défense et d'Action pour la Santé des Travailleurs a réuni ce midi une petite dizaine d'ouvriers qui travaillent sur les sites d'Arcelor, la plus grande multinationale de l'acier au monde. Leurs témoignages sont accablants.

« L'explosion était prévisible, cette catastrophe était annoncée. Depuis l'ouverture du C-Dast en mai 2002, nous sommes confrontés presque tous les jours à des accidents de travail sur les site d'Arcelor », explique Cathy Craen, directrice du C-Dast. « Les travailleurs nous disent chaque fois « On vit dans le danger, les mesures de sécurité ne sont pas appliquées ». Un ouvrier nous a raconté qu'il avait pris congé hier car il trouvait que le travail prévu était trop lourd et trop dangereux.»

Censure
Deux médecins du C-Dast, Hans Krammisch et Jilali Laaouej sont allés directement sur le site. Ils ont pu voir et entendre des choses auxquelles les journalistes n'ont pas eu accès, vu la volonté de censure de la part de la direction. Avant que la direction ne reprenne tout en mains, les ouvriers sur place, malgré leur état de choc, avaient beaucoup à dire sur les conditions de travail et la direction.
Hier, les travailleurs n'ont pas pu parler à la presse. Alors que le roi, Verhofstadt, Mathot et Onkelinx ont pu se montrer devant les caméras. Joseph Lofurno, délégué sécurité pour la CSC à Ferblatil : « Avant que le roi arrive, on a encore fait une inspection pour voir qu'une brique ne lui tombe pas dessus. Mais pour les travailleurs, on ne prend pas tellement d'égards. On a déblayé le terrain. On a fait évacuer tout le monde, de peur que les travailleurs prennent la parole. Mais les travaileurs disent que l'accident d'hier était prévisible. Pour mettre la batterie en sécurité, il fallait au moins dix jours, quinze pour bien faire. Ce n'était pas le cas. Les gens des firmes extérieures ont commencé le travail dans des mauvaises conditions. Car puisqu'on les paie dès qu'ils sont sur le site, ils ne peuvent pas rester sans rien faire. »

« Ils ont tué mon mari deux fois »
Les ouvriers présents ce midi au C-Dast, qu'ils soient « cockerilliens », sous-traitants ou intérimaires, sont tous d'accord : depuis deux ans, depuis la reprise par Arcelor, on n'investit plus dans les outils, on fait de plus en plus appel à la sous-traitance, à des travailleurs qui ne connaissent pas le travail à faire. Le C-Dast a fait plusieurs enquêtes sur des accidents qui se sont produits à Cockerill, notamment sur le décès par électrocution de Jean-Marie Philips, un électricien chevronné. Sa femme est présente.
Marie-Claire Philips. Mon mari avait annoncé qu'il y aurait des accidents mortels. Un mois ou deux avant sa mort, il a dit que dans ces conditions de travail, c'était inévitable. J'avais espéré qu'après un accident mortel on allait prendre des mesures efficaces, mais je vois que ça ne sert à rien. Hier il y a encore eu deux morts, au nom de la rentabilité qui passe avant la sécurité des ouvriers.
Mon mari est mort le 9 mars 2001, électrocuté à la sous-station de Jemeppe. Le directeur Bouchard a dit hier à la télé qu'il était personnellement touché, qu'il ferait tout pour les familles des victimes, etc… Mais quand mon mari est mort, cette même direction m'a avertie après que la presse avait déjà annoncé un décès à l'usine. Mon mari avait 33 ans d'expérience. Ils devaient normalement toujours travailler à deux, mais n'étaient que trois dans l'équipe. Donc, il y en avait forcément toujours un qui travaillait seul. Sans témoin, sans secours possible en cas de problème.
Hubert Hedebouw, ouvrier à Ferblatil, collaborateur du C-Dast. Le dossier pénal de l'accident de J-M Philips reprend le témoignage d'un collègue selon lequel il arrive couramment de rentrer seul dans les logettes de haute-tension, car il y a toujours la pression pour ne pas hypothéquer la production.
Le Plan Delta que l'entreprise veut réaliser va organiser la sous-traitance à grande échelle. Il y a un grand problème de consignation (description du travail à faire et des mesures à prendre). On peut se demander comment des gens, comme J-M Philips, qui ont trente ans d'expérience, en arrivent à des situations où ils sont obligés de ne pas respecter les règles de sécurité. C'est un climat qui se développe, et tout le monde sait que les accidents sont prévisibles. L'ouvrier qui avait pris congé hier travaille aujourd'hui à la cokerie. Avec la moitié du personnel en moins. Certains fours tournent toujours, et c'est encore plus dangereux.
« On a essayé de faire comprendre que mon mari est mort de sa propre faute », ajoute encore Marie-Claire Philips. « L'analyse de l'accident l'a tué une seconde fois. »

«On met des machines en route alors que nous sommes encore à l'intérieur »
Youssef a travaillé comme intérimaire sur les sites de Chertal et d'Ivoz-Ramet. « Un de mes collègues, un ami, a été blessé hier. Il a 24 ans et se trouve à l'hôpital, dans une bulle, une sorte d'aquarium avec de l'eau. » Il a lui-même été victime d'un accident l'été dernier.
Youssef Ouerdi. Je travaillais sur une ligne qui était sensée être fermée. J'étais en hauteur, je devais sectionner des gros câbles. Il y avait des collègues en-dessous, sans protection. A un moment donné, j'ai coupé dans un câble qui était encore sous tension. J'ai reçu une décharge et je me suis retrouvé à terre, je ne sais pas trop comment. On m'a emmené à l'hôpital, mais personne de l'usine n'est venu me demander mon témoignage. Avant, j'ai travaillé à la coulée continue de Chertal. On ne nous a donné aucune formation, aucune consigne pour le travail à effectuer. Plusieurs sociétés d'électricité se mélangent dans l'usine, on ne sait pas qui fait quoi. Des machines sont mises en route pour des test sans qu'on nous prévienne, alors que nous sommes encore à l'intérieur. Après mon accident, l'assurance m'a payé pendant deux mois, puis on m'a déclaré à nouveau apte au travail. Mais la firme d'intérim (Adecco) ne me donne plus rien.
L'arbre des causes de l'accident de Youssef (l'analyse de l'accident par la direction) donne deux conclusions : la ligne n'avait pas été mise en sécurité, et l'ouvrier n'avait pas de gants. Cette conclusion fait bondir Youssef : «Les gants qu'on nous donne à l'intérim ne servent à rien pour l'électricité. Ce sont des gants normaux, en tissu ! Et normalement, c'est l'entreprise pour laquelle on travaille qui doit fournir les gants, pas la boîte d'intérim. »

Travailler sous pression
Léonard, ancien de Cockerill, travaille aujoud'hui pour la sous-traitance. « Certaines firmes d'intérim, quand vous demandez des soudeurs, vous envoient des pâtissiers ou des carrossiers. C'est rare qu'elles vous demandent votre diplôme. Je me suis disputé avec ces sociétés, j'ai réclamé des protections. On me reproche de coûter cher en assurances, mais eux ils gagnent de l'or en barre sur mon travail. »
Patrick Charot travaillait aux laminoirs avant d'être muté à l'aciérie. « Je suis retourné 40 ans en arrière. Aucune sécurité. La presse parle parfois des faits graves, mais les ‘petits' accidents de tous les jours, on n'en parle pas (parce que le 100 n'est pas prévenu) . Une porte de plusieurs tonnes qui explose, une poche d'acier trouée, on cache tout. Nous allons travailler avec la peur au ventre. J'ai bientôt fini carrière, mais je pense aux autres, aux jeunes qui suivent.
Un litre d'eau sur le sol, si une poche d'acier tombe dessus, elle explose en remontant de plusieurs mètres. Les outils sont vétustes, les sous-traitants essaient de réparer comme ils peuvent, mais dans des conditions abominables.
Combien d'accidents ? Difficile à dire. Mais la direction essaie chaque fois de les faire passer pour des tentatives de suicide, à cause de problèmes privés. Je refuse de travailler sans protection, on me traite de révolutionnaire. Les jeunes sont en situation précaire, ils ont peur pour leur place ou sont nouveaux et n'ont pas conscience du danger. On leur demande, après quelques heures de présence dans l'usine, de monter sur un pont et de transporter une poche de 200 tonnes de fonte en fusion pour la vider dans les cornues. Vous vous rendez compte ! Au service entretien, nos accidents sont bénins, mais les firmes extérieures ne peuvent pas refuser les travaux qu'on leur demande. On leur donne un temps limite pour finir le travail, car la production attend.
Les gens travaillent de plus en plus à des postes où ils sont tout seuls. Pour gagner quelques heures, on supprime des portes, on ne coupe plus l'alimentation. Et la direction s'étonne que de plus en plus de gens sont dans un était suicidaire. »
« Il y a un vrai mécanisme de mise sous pression des travailleurs », ajoute Daniel. « Dépanner pour sauver la production. Si vous refusez à cause du danger, on met la pression, on vous traite de couillon, on vous oblige à prendre des risques, sinon vous êtes rejeté à la fois par la hiérarchie et par l'équipe. Et vous finissez par céder, car vous risquez de perdre votre place. »

« La sécurité, c'est seulement quand on a le temps »
Joseph Lofurno. Les firmes extérieures sont confrontées aussi à des consignations différentes selon les sites. On ne fait pas les bons de la même façon, on ne les donne pas toujours aux mêmes chefs d'équipes,…

Emmanuel Lant a été blessé le 28 juillet à Chertal. « Je suis tombé dans le répartiteur de fonte en fusion. Le répartiteur était presque vide, ma bottine a protégé mon pied, mais j'ai été brûlé aux jambes par rayonnement. Plus de pantalon. Avant, on travaillait à quatre à ce poste-là, maintenant ils veulent nous laisser tous seuls. Si mon collègue n'avait pas été là, je ne serais pas ici en train de vous parler. On travaille sans protection, pour aller plus vite. Je cherche des anciens qui peuvent confirmer qu'avant on avait des protections autour des jambes pour faire ces travaux. »
Pascal. J'ai eu moi-même plusieurs accidents, en partie à cause de fautes d'inattention de ma part, mais j'ai été témoin de beaucoup de choses inadmissibles. 10 ans que je suis intérimaire, dix ans que je suis dans le montage et j'en ai marre d'entendre que le problème c'est la sous-traitance. Au-dessus de nous, il y a un responsable de Cockerill qui donne les ordres et les consignes. Mon brigadier ne me dira jamais de monter quelque part si Cockerill ne le lui demande pas. Quand on a le temps, on parle de sécurité. Quand on n'a pas le temps, la sécurité on l'oublie. J'ai du rouspéter pendant un mois pour avoir des gants de cuir pour travailler.

La technologie progresse, mais la sécurité régresse. Il faut chercher les coupables.
Johan Vandepaer, est médecin depuis vingt ans à Médecine pour le Peuple –Herstal. Il s'est toujours battu pour les conditions de travail et la sécurité dans les entreprises et collabore aux travaux du C-Dast. Il est aussi conseiller communal pour le PTB à Herstal. L'accident d'hier l'a visiblement fort remué.
Johan Vandepaer. La catastrophe d'hier m'a fait penser à celle de la mine du Bois du Cazier. L'importance est la même. Ce n'est pas pour rien que le roi et Verhofstadt se sont déplacés. Ils ont compris que c'est très grave.
La technologie progresse, mais la sécurité régresse. Il faut chercher les coupables. Depuis 98, il y a eu plusieurs accidents mortels. Depuis que Cockerill fait partie de la plus grande multinationale de l'acier au monde. La cause se trouve là. C'est donc la direction qui est responsable en premier lieu. Le directeur Bouchard ment : la sécurité n'est pas sa première préoccupation. Ce qu'il fait d'abord, c'est appliquer le plan Delta, garantir 15% de rendement aux actionnaires en supprimant 40% des coûts.
Il y a un autre responsable : la Région wallonne et le PS. Ils ont privatisé Cockerill, l'ont vendu pour presque rien à Usinor puis Arcelor. Pour être compétitif, il faut appliquer les plans de restructuration. Et Di Rupo a fait la même chose avec Sabena.
Quelle est mon alternative ? Il faut restaurer l'emploi, réembaucher, transformer chaque contrat sous-traitant en contrat Cockerill. Pour garantir la formation et un statut qui permettent de refuser les travaux dangereux. Il faut interdire le travail intérimaire et sous-traitant. Dans toute l'Europe, car le problème est le même partout. Je ne veux pas continuer à pleurer les morts, il faut que ça change. Il faut des mesures et des lois pour éviter ça à tout jamais.

Briser la loi du silence
Le docteur Hans Krammisch, fondateur du C-Dast, clôture la rencontre : « Après son accident, Youssef a rempli le questionnaire d'enquête du C-Dast. Dans les solutions possibles aux problèmes, il demande une meilleure coordination entre les sous-traitants et Cockerill, mais il demande aussi la suppression de l'intérim et de la sous-traitance. Et de toute façon, le respect absolu de toutes les procédures de consignation.
La mission du C-Dast est de mettre toutes ces questions sur la place publique. Hier, les journalistes ont dû subir un black-out comparable à celui de la guerre du Golfe. La direction veut faire régner la loi du silence. Le C-Dast fera tout pour la briser. Il continuera son travail d'enquête et fera connaître les résultats le plus largement possible.

Pour en savoir plus : C-Dast, Centre de Défense et d'Action pour la Santé des Travailleurs, rue de Plainevaux 5, 4100 Seraing. Ligne d'alarme (24h/24h) : 04/337.40.40. E-mail : cdast@skynet.be

MALADIES ET ACCIDENTS PROFESSIONNELS EN HAUSSE
by arty Wednesday October 23, 2002 at 03:55 PM
arty@ARTivisme.net

http://www.monde-diplomatique.fr/2001/12/BULARD/15945

patrons
by Yvos Wednesday October 23, 2002 at 04:33 PM

Quand les patrons ne licencient pas, ils assassinent !

Venez en discuter
by Bert De Belder Wednesday October 23, 2002 at 05:22 PM
bert.debelder@wanadoo.be

Les médecins du centre C-DAST, Hubert Hedebouw, un ancien travailleur et syndicaliste de Cockerill-Sambre, et le spécialiste cubain en santé de travail Dr. Doris Bordado vont discuter de ce thème lors du rencontre de Médecine pour le Peuple/pour le Tiers Monde, le dimanche 8 décembre à Dworp. Programme complet: http://www.m3m.be.