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Faut-il se réjouir du «Oui» irlandais ?
by Patrick Gillard Wednesday October 23, 2002 at 03:28 PM
patrickgillard@skynet.be

«il n'est pas acceptable de continuer à faire voter les peuples européens jusqu'à ce qu'ils disent "oui'", sans même amender le texte qui leur a été proposé, prétextant qu'ils ont mal compris la question»

Dans le but d'approuver le très controversé Traité de Nice (26/2/2001), sensé ouvrir la voie à l'élargissement de l'Union européenne à vingt-cinq états membres, les Irlandais, qui avaient soi-disant mal compris la question posée au premier référendum, ont donc été invités, samedi, à prendre le chemin des bureaux de vote, pour la seconde fois en l'espace de seize mois. Comme l'Irlande est de surcroît le seul pays à avoir organisé un référendum sur le traité discuté, la consultation populaire qui vient d'y être organisée revêt donc une importance considérable, dépassant largement le cadre géographique de l'île : l'examen de la prétendue «borne démocratique de l'avancement européen» (1) devrait, en conséquence, être riche d'enseignements pour tous les citoyens européens.

«Les Irlandais se sont prononcés à plus de 62 pc pour le traité de Nice» (2) pouvait-on lire, lundi matin, dans La Libre Belgique, comme dans d'autres quotidiens européens (1) (3).

Mais avec un taux de participation faible, qui n'atteint même pas la barre des 50%, on peut affirmer avec autant de certitude que moins d'un électeur irlandais sur trois (environ 31% !) a répondu positivement à la question reposée lors de cet exceptionnel deuxième tour de scrutin. Ce qui ne correspond donc plus du tout ni à «un "yes" franc et massif», comme on a pu l'écrire (3), ni davantage à «un oui franc à l'élargissement» (2) que feint de reconnaître, dans les résultats de cette consultation, le Premier ministre irlandais, Bertie Ahern.

Non. Vraiment pas de quoi pavoiser, bien que la quantité de votes positifs, comptabilisés samedi, soit quand même deux fois plus importante que le nombre de "oui" enregistrés, en juin 2001, lors du premier référendum sur ce traité, auquel 35% seulement des Irlandais avaient participé.

Mais au-delà de ces chiffres éloquents, c'est surtout le caractère non démocratique de la double procédure électorale irlandaise qui est en cause ici : «il n'est pas acceptable de continuer à faire voter les peuples européens jusqu'à ce qu'ils disent "oui'", sans même amender le texte qui leur a été proposé, prétextant qu'ils ont mal compris la question» (4).

Car dans cet ordre d'idées, bon nombre d'élections pourraient être revotées, à commencer par celles du premier tour du dernier scrutin présidentiel français.

Ni la faiblesse des résultats enregistrés samedi, ni la manière dont ce "oui" a été arraché au peuple irlandais, n'ont cependant empêché le déclenchement du traditionnel «concert de satisfactions» (3) qui suit automatiquement toute proclamation de résultats électoraux : le président de la Commission européenne, Romano Prodi, s'est déclaré très «enthousiaste parce que c'est la porte de l'unification de l'Europe» (3), tandis que le chancelier allemand G. Schröder a salué, de son côté, «les Irlandais qui ont été conscients de leur grande responsabilité pour l'Europe» (3).

Mais les médias se font également l'écho du sentiment de "soulagement" qui prédominait dans toutes les capitales européennes dimanche, ce qui prouve que l'Europe craignait véritablement une seconde victoire du "non" irlandais.

Cette crainte était-elle justifiée ?

Non. Un vote négatif irlandais aurait simplement un peu retardé le processus d'élargissement à vingt-cinq dont, de toute manière, personne ne veut dans sa version niçoise et parce que - si l'on en croit le professeur de droit européen Franklin Dehousse -, «les pays candidats ne sont pas prêts à appliquer les règles de l'Union», parce que «les Européens ne savent pas dans quelles conditions les politiques communes (...) seront poursuivies après 2006 et [qu'ils] vont s'entredéchirer sur les questions budgétaires» et parce qu'enfin et «surtout, les institutions sont incapables de fonctionner à vingt-cinq» (4).

Le fait que le Traité de Nice soit un mauvais traité n'a d'ailleurs jamais été un secret pour personne : aussi paradoxal que cela puisse paraître de prime abord, «Valéry Giscard d'Estaing, qui préside la Convention sur l'Europe, n'a jamais caché le mal qu'il pensait de ce traité». (4)

Dans cette optique, le "non" irlandais pouvait même apparaître comme une chance pour l'Europe : un délai supplémentaire accordé aux Européens leur permettant de régler les nombreux et importants problèmes encore en suspens.

Or, les yeux inexorablement fixés sur le calendrier de l'élargissement de l'Europe qu'ils pensent devoir suivre à tout prix, les responsables et fonctionnaires européens «[continuent] dans leur logique qui est de trouver des solutions complètement bancales» (4), dont le dernier avatar est justement le procédé qui a conduit à l'obtention du "oui" de samedi.

Et c'est néanmoins ce "oui" irlandais qui ouvrirait la voie de l'Europe élargie !

Pourtant, «on pourrait imaginer mettre les États et leurs citoyens devant un choix historique qui ne souffrirait aucune ambiguïté, celui de répondre à la question claire et nette : voulez-vous faire partie de cette construction politique ou préférez-vous rester en dehors, dans l'Union actuelle ? ». (2)

Dans cette vision des choses, le "oui" irlandais apparaîtrait tout à coup comme une étape positive pour tous les Européens, puisqu'il aurait été en quelque sorte l'élément déclencheur d'une vaste consultation publique que tous les citoyens de l'Union européenne d'aujourd'hui et de demain sont en droit d'espérer.

Patrick Gillard,
historien

NOTES

(1) Thierry MEYER, En plébiscitant l'élargissement de l'Europe, l'Irlande «abat la dernière brique du mur de la honte», dans Le Temps du lundi 21 octobre 2002.

(2) Sabine VERHEST, L'Europe, soulagée fait la fête aux Irlandais, Une page se tourne, une autre s'écrit, Surtout ne pas s'arrêter à Nice, dans La Libre Belgique du lundi 21 octobre 2002, p. 1 et 6.

(3) Benjamin QUENELLE, L'Irlande dit «oui» à la grande Europe, L'Irlande peut être un modèle, Un concert de satisfactions, dans Le Soir du lundi 21 octobre 2002, p. 1 et 8.

(4) Arnaud LEPARMENTIER, Le "non" irlandais, la chance de l'Europe?, dans Le Monde du vendredi 18 octobre 2002.

Très juste.
by red kitten Wednesday October 23, 2002 at 04:09 PM
redkitten@indymedia.be

Merci pour cet article, clair et documenté.
[ et si quelqu'un/e avit envie de le traduire en néerlandais ou en anglais ... ]