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Diogène' de Sinope: Dire la vérité au pouvoir
by jpe Tuesday October 22, 2002 at 04:22 PM
mediadoc.diva@skynet.be

A l'occasion d'un démi-année de l'hebdomadaire e-DIOGENE(S), voici quelques textes sur Diogène de Sinope et sur l'e-zine (motivation + FAQ). Premièrement: l'homme-chien Diogène de Sinope.

Diogène de Sinope (ca. -400 -> -327) nous est décrit par la tradition grecque comme quelqu'un qui osait critiquer tout le monde.

Dans son livre "La Critique de la Raison Cynique", le philosophe allemand Peter Sloterdijk consacre un grand chapitre à Diogène. Sloterdijk: "Dans la philosophie européenne, c'est avec Diogène que commence la résistance au coup monté du 'discours', de 'l'exposé'. Diogène lutta contre l'escroquerie des abstractions idéologiques et la niaiserie schizophrène d'une pensée qui se passe exclusivement dans la tête. C'est pour cela qu'il créa - en tant que dernier sophiste et premier représentant d'une renaissance satirique - une rationalité du balourd. (...) Il n'est plus très difficile alors, de démontrer le sens de l'impertinence. Il faut être impertinent pour dire pour quoi on vit. Dans une culture où l'idéalisme figé a érigé le mensonge en style de vie, le processus de vérité est dépendant de la question de savoir si l'on peut trouver des personnes suffisamment agressives et libres (sans gène) pour dire la vérité."

* Le Soi impertinent

L'attitude de Diogène s'inspirait de deux principes importants: 'autarkeia' (s'aider soi-même) et le 'philantropeia' (l'amour de l'être humain).

Il existe beaucoup d'anecdotes au sujet de Diogène. Ainsi, ayant vu un jour un enfant boire dans le creux de sa main, il aurait brisé son écuelle en disant: "Cet enfant m'apprend que je conserve encore du superflu."

Une autre fois un homme riche lui montra une très belle maison, dans laquelle - disait cet homme - il était interdit de cracher par terre. Diogène lui envoya un crachat au milieu du visage, car "C'était l'endroit le plus moche de la maison". Par contre, il aurait dit à quelqu'un qui méprisait son père: "Tu n'as pas honte de dénigrer l'homme grâce à qui tu te prends pour un être à ce point supérieur ?" (2)

* Homme-chien, philosophie, bon-à-rien ...

Un jour il cria très fort: "Hé hommes !" Quand ils venaient vers lui il les frappa avec son bâton. "J'ai appelé des hommes. Pas de la crasse !"

Selon Sloterdijk Diogène n'est pas un doux rêveur dans un tonneau, mais un chien qui mord quand il en a envie. "Je remue la queue pour ceux qui me tendent quelque chose, j'aboie sur ceux qui ne me donnent rien, et je mords les fourbes."

En fin de compte, extérieurement Diogène a dû ressembler beaucoup à un hippie, un indien de la ville. Sloterdijk le décrit comme un gars sauvage, drôle et rusé. Un homme qui ne possédait rien, qui portait tout ce qu'il avait sur lui. Qu'il avait une barbe, cela va de soi; ce n'était pas une barbe de quelques jours, mais de plusieurs décennies.


* Pas pauvre pour la pauvreté, mais pour la liberté

Grâce au fait qu'il était sans prétentions, Diogène peut être considéré comme le père du 'aide toi toi- même' ('autarkeia'): s'aider soi-même par distanciation et en ironisant des besoins que la plupart des gens assouvissent en y laissant leur liberté.

En tant que hippie archaïque Diogène a marqué la tradition européenne d'une existence intelligente. Sa pauvreté spectaculaire est le prix qu'il paye pour sa liberté. Il est pauvre, non pas pour la pauvreté, mais pour la liberté.

* "Otes-toi de mon soleil"

Si l'on essaye d'exprimer ses intentions dans une langue moderne, on s'approche alors de l'existentialisme. Mais Diogène ne parle pas de l'absurde, de l'athéisme et autres devises de l'existenti alisme moderne. Son existentialisme apparaît le mieux à travers des anecdotes. Le danger est néanmoins que l'on sous-estime la valeur philosophique de ce 'kunismos' puisqu'il n'est arrivé jusqu'à nous 'que' par des anecdotes.

L'anecdote la plus connue est celle de sa rencontre avec Alexandre le Grand. Quand le conquérant lui demanda ce qu'il désirait, le philosophe aurait répondu; "Que tu t'ôtes de mon soleil." Sénèque a écrit: "Diogène était plus riche et plus puissant qu'Alexandre qui avait tout. Ce que Diogène refusait d'accepter était plus que ce qu'Alexandre pouvait donner." Selon Sloterdijk cette anecdote fascine car elle montre comment le philosophe se libère de la politique. On voit ici un philosophe qui est libre de dire la vérité au roi. Sa réponse nie non seulement le désir de pouvoir, mais également le pouvoir du désir.

A un autre moment Diogène alluma une lanterne en plein jour. En traversant la ville avec sa lanterne les gens lui demandèrent ce qu'il faisait. Sa réponse fut: "Je cherche un homme". Sloterdijk appelle cette épisode le chef-d'oeuvre de la philosophie pantomimique de Diogène. Le chercheur d'hommes avec sa lanterne ne cache pas sa doctrine dans des discours académiques. Avec sa lanterne il désigne ses co-citoyens comme des êtres dépendants, qui ne sont plus, d'aucune façon, des individus 'autarkeias', se dominant et libres.

* Sans gène & de bonne humeur

Le côté politique de la conduite de Diogène se révèle à travers son absence de gêne; ce malaise qui nous lie intimement à toutes les règles de conscience et de normes générales. Le philosophe existentialiste ne se résigne pas à accepter le dressage culpabilisateur social. Il chie littéralement sur la société qui, par ses normes stupides, culpabilise l'homme pour son côté animal, mais reste indifférente à l'appât de gain, l'injustice, la cruauté,... En se masturbant en public il se révoltait contre le dressage normatif de la vertu dans tous les systèmes. Ce masturbateur enjoué ("ce serait bien si, en se frottant le ventre, la faim disparaîtrait également"), rompit l'économie sexuelle classique sans subir une régression au niveau vital. Selon Sloterdijk l'indépendance sexuelle reste une des conditions les plus importantes pour l'émancipation.

Diogène 'habitait' dans un tonneau, pour montrer qu'il renonçait à tout ce qui est superflu. Pour cela les habitants d'Athènes (ou les corinthiens) lui donnèrent le surnom 'chien'. Diogène, en reprenant l'insulte, appela son courant philosophique le 'kunismos', qu'on doit distinguer du cynisme - qui en est issu - mais qui lui est opposé à 180 .

L'essence que Diogène tirait de sa pensée, c'était le fait qu'il avait appris à être préparé à tout. C'est pour cela qu'il vivait dans un tonneau: il savait vivre partout, parce qu'il était partout en harmonie avec lui-même et les lois de la nature. Ce qui est une belle attaque à l'idéologie du 'Bel Habitat' et de l'aliénation du confortable. Diogène refusait tout ce que la civilisation offre comme tentations confortables pour séduire les gens à donner leurs services aux objectifs de celle-ci. Ce qu'il ne se laissait pas enlever, c'était la liberté, la conscience et la joie de vivre. Par ailleurs, il était le premier à se considérer comme citoyen du monde.

Il était également écologiste. C'est ce que nous a appris le chancelier allemand Helmut Schmidt en 1976, quand celui-ci nous mettait en garde contre le 'kunismus': "Personne ne devrait se laisser influencer par le Club de Rome qui nous raconte que nous devrions tous retourner vers une existence simple. Ce n'est pas pour cela que nous sommes venus. Ce n'est pas pour cela que nous travaillons. Diogène pouvait vivre dans son tonneau et être content. Mais il était philosophe, ce n'est pas le cas pour la plupart d'entre nous la plupart du temps."

Pourtant nous sommes fascinés par la façon de vivre et par l'incroyable entrain que le kunismos engendre. Celui qui s'est soumis à un 'principe de réalité' (dans la société) regarde stupéfié, irrité, mais également fasciné, ceux qui ont choisi 'le chemin le plus court vers la vraie vie'. Diogène affirme qu'il est divin de n'avoir besoin que de peu de choses.


* La philosophie de vie de la crise

Après Diogène, d'autres philosophes reprendront des parties de sa doctrine, mais - comme le démontre Sloterdijk avec l'exemple de Lucien de Samosate - ils ne conserveront pas l'abstention du 'kunismos'. Ils recherchent richesse et reconnaissance. La critique change de camp. Le cynisme est né.

C'est justement en ces temps de cynisme, que nous avons le plus besoin du kunismos. "Le 'kunismos'", écrit Sloterdijk, "c'est la philosophie de vie dans des périodes difficilie. C'est seulement avec cette arme à la main que le bonheur est possible dans l'incertitude. Le kunismos nous apprend à tempérer nos exigences, nous apprend à nous adapter, à pouvoir prendre des décisions, à écouter ce que l'instant peut nous offrir. Il contient la conscience que toute attente d'une carrière fixe et toute défense des rapports sociaux de propriété seront pris au piège dans une existence comme 'inquiétude'." Et c'est exactement ce que l'intellectuel indépendant veut éviter. Le kunismos et une vie intellectuelle indépendante vont main dans la main.

Jan-Pieter Everaerts

(1) Sloterdijk, P., 'Kritiek van de Cynische Rede', 1ière partie, traduit par Tinke Davids, Traduction en Néerlandais et édition: Uitgave Arbeiderspers, Amsterdam, 1984, ISBN 90 295 4604 2.

(2) Texte basé e.a. sur la liste de noms alphabétique du livre 'Petrarca, leven in eenzaamheid en brieven aan zijn broer' ('Pétrarque, vie en solitude et lettres à son frère'), traduction, introductions et notes de Chris Tazelaar, ed. Westland, Schoten, 1993